– On dîne ensemble ?
– Non, excusez-moi ! Je compte me faire servir là-haut. Ensuite je me coucherai : la route m’a fatigué…
Il descendit de son tabouret pour se diriger vers la sortie, mais on ne se débarrassait pas aussi facilement d’Aloysius C. Butterfield qui d’ailleurs barrait plus ou moins le chemin :
– OK, on se verra demain ! Vous êtes là pour quelque temps ?
– Je ne sais pas encore. Cela dépendra de mes affaires et de mes rendez-vous. Je vous souhaite le bonsoir, Mr. Butterfield !
Le ton était sans réplique. Il fallut bien se résoudre à livrer passage, Morosini gagna sa chambre au second étage avec la sensation d’être un navigateur secoué par la tempête qui atteint enfin un havre de paix. Ce Yankee bruyant, envahissant, était le dernier spécimen humain qu’il souhaitait rencontrer à Prague. Il détonnait par trop dans cette cité d’art, de rêves et de mystère où l’on se sentait à la croisée de mondes multiples. C’était un hiatus, une fausse note dans une sublime symphonie et Aldo détestait les fausses notes. Il allait falloir s’arranger pour le rencontrer le moins possible.
La vaste et luxueuse chambre lambrissée que l’on avait attribuée au voyageur ouvrait sur les tilleuls de l’immense place Venceslas, un long quadrilatère sur lequel régnait la statue équestre du grand roi de Bohême, flanquée des statues pédestres de ses quatre saints protecteurs. Morosini ouvrit sa fenêtre et s’avança sur le balcon pour respirer l’odeur exquise que les arbres en fleur exhalaient à la fin d’une journée estivale. Le paysage d’épaisses forêts et de campagne doucement vallonnée qui enveloppait la Ville dorée était à la fois magnifique et apaisant. À l’extrême droite, le Hradschin, la colline supportant le château royal, ses églises et ses palais surgissait de la profonde verdure de ses jardins à l’italienne et Morosini pensa qu’il allait aimer cette capitale, peut-être parce que, comme à Venise, le dépaysement y était total et le sortilège garanti. À condition, toutefois, d’oublier le brinquebalement métallique des tramways…
Après un moment, Aldo se souvint qu’en lui remettant sa clé le portier lui avait aussi donné une lettre qu’il avait fourrée dans sa poche sans même la regarder, tant il avait hâte de se désaltérer. La rencontre avec l’Américain la lui avait fait oublier. Pensant qu’elle émanait d’Adalbert, il se hâta de l’ouvrir et découvrit avec surprise la signature de Louis de Rothschild.
« J’ai regretté, écrivait le baron Louis, de ne pas vous en avoir dit davantage sur le personnage que je vous envoie rencontrer, mais c’était impossible à la terrasse d’un café. Il m’a été donné une fois, une seule fois, de l’approcher et je me suis trouvé écrasé sous le respect. Cet homme, on dit de lui qu’il est le Roi caché, le Flambeau et l’Unique parce qu’il n’appartient pas à cette terre. Il serait – et je vous livre là l’une des légendes secrètes d’Israël – la réincarnation de ce grand rabbin Loew que Rodolphe II reçut dans son château de Prague et qui une nuit façonna d’argile et de terre un être gigantesque auquel il donnait la vie en introduisant dans sa bouche un morceau de parchemin portant le nom secret de Dieu. Le Golem – c’est ainsi qu’on l’appelait – se déchaîna un soir, veille de sabbat, où son maître oublia de retirer le « chem », le fragment magique, et il détruisit tout sur son passage. Loew réussit à maîtriser sa créature qui, privée de son pouvoir, s’écroula en un tas d’argile et de terre. Mais, pour les gens de Prague, le Golem est toujours prêt à renaître et reparaît avec les temps de grandes catastrophes. Ses restes reposeraient dans le grenier de la synagogue Vieille-Nouvelle qui était celle de Loew… qui est celle de Liwa, le grand rabbin actuel dont le nom, d’ailleurs, est le même que celui de ce maître entre les maîtres d’autrefois.
« Peut-être me prendrez-vous pour un fou. Je ne le crois pas parce que, étant devenu l’ami de Simon, vous savez sur notre peuple beaucoup plus de choses que la majorité des hommes, mais il fallait que je vous apprenne tout cela afin que, découvrant à qui vous aurez à faire, vous sachiez aussi quels mots prononcer. Je souhaite que le Très Haut soit avec vous pour vous aider à mener à bien votre périlleuse mission… »
Songeur, Aldo relut la lettre puis passa dans sa salle de bains, où, après l’avoir réduite en cendres, il la fit disparaître dans le lavabo. Venant d’un homme aussi moderne que le baron Louis, c’était une missive étrange mais pas surprenante. Lui, Morosini, savait depuis longtemps la culture universelle et l’attachement profond des Rothschild à leurs traditions, à l’histoire et aux racines de leur peuple. Quant à lui-même, il avait trop lu sur Rodolphe II pour ignorer Loew, le plus grand de tous les rabbins, et sa créature fantastique le Golem, mais de là à croire que l’un ou l’autre pussent encore se manifester en plein XXe siècle, il y avait une grande marge.
Ayant ainsi réglé la question pour le moment, Aldo s’empara du téléphone pour demander d’abord qu’on lui monte la carte du restaurant et ensuite qu’on appelle, à Paris, le numéro de Vidal-Pellicorne. Comme l’attente risquait d’être longue – plusieurs heures certainement ! – cela lui laissait tout le temps de se laver et même de dîner.
Ce fut seulement à dix heures du soir qu’il obtint la communication avec Paris. Théobald lui répondit. Oui, le télégramme de monsieur le prince était bien arrivé, malheureusement Monsieur était déjà parti pour Zurich où Romuald semblait avoir des problèmes.
– Savez-vous au moins s’il est à l’hôtel où était descendue Mlle du Plan-Crépin ? À propos, est-elle revenue ?
– Oui, monsieur le prince… et en parfait état à ce que j’ai entendu dire. Quant à l’hôtel de Monsieur, je ne saurais rien affirmer, mais j’espère avoir prochainement un appel de Monsieur.
– Bien. Alors, quand vous l’aurez, dites-lui qu’il est de toute première importance qu’il me rejoigne ici au plus vite.
– Très bien, monsieur le prince. Je souhaite une bonne nuit à monsieur le prince !
– Je ferai de mon mieux, Théobald. Merci. Et j’espère que votre frère aura pu sortir de ses problèmes qui sont d’ailleurs les nôtres…
Tout en gagnant enfin un lit dont il avait le plus grand besoin, Aldo, certain désormais de voir arriver son ami dans un avenir proche, n’en éprouvait pas moins une vague inquiétude : pour qu’Adalbert ait été contraint de rejoindre Romuald à Zurich, il fallait qu’il se fût passé quelque chose, mais quoi ? Il se hâta de la chasser, sachant que les cogitations et hypothèses constituaient le meilleur barrage au sommeil. Et il avait vraiment besoin de dormir…
Il s’éveilla au chant des oiseaux qui entrait par ses fenêtres ouvertes. N’ayant jamais aimé paresser au lit, il se leva, prit une douche, se rasa, s’habilla de flanelle anglaise, d’une chemise de tussor léger, et alluma la première cigarette de la journée. En attendant d’autres nouvelles d’Adalbert, il avait décidé de consacrer ce premier jour à la visite d’une ville qu’il ne connaissait pas et qui cependant, par ce qu’il en avait vu à son arrivée, l’enchantait déjà. Il voulait aussi repérer l’adresse confiée par Louis de Rothschild…
Tenté par le beau temps, il hésita à commander une calèche, comme il l’avait fait à Varsovie, parce qu’il en gardait un très agréable souvenir mais il pensa soudain qu’il avait peu de chance de tomber à Prague sur un cocher parlant français, anglais ou italien. Et puis le domicile de l’homme qu’il devait rencontrer, Jehuda Liwa, se situait dans le vieux quartier juif et s’il souhaitait être discret, il serait plus facile de s’y rendre à pied. Il serait bien temps de prendre l’un de ces attelages quand il voudrait se faire hisser jusqu’au château royal pour y chercher l’ombre de Rodolphe II, l’empereur captif de ses rêves… Quant à sa propre voiture, elle ne bougerait pas du garage de l’hôtel.
Tranquillement, il descendit le grand escalier en bois de teck, gloire de l’hôtel où l’on avait accumulé les bois précieux, les ornements dorés, les vitraux, les balcons ouvragés et les peintures évanescentes de Mucha. S’approchant du portier, il lui demanda s’il pouvait lui procurer un plan de la vieille ville.
– Bien entendu, Excellence ! Je ne saurais trop vous recommander, si vous en avez le loisir, de la découvrir à pied…
– C’est une excellente idée, claironna dans le dos de Morosini une voix déjà trop familière. On pourrait faire ça ensemble ?
Accablé par ce coup du sort, Aldo se retourna, considérant avec une sorte d’horreur la flanelle « tennis » et la cravate bariolée d’Aloysius C. Butterfield, complétées ce matin par un chapeau de paille ceint d’un ruban rouge vif : une véritable enseigne ! D’où cet olibrius sortait-il à une heure si matinale ? Avait-il passé la nuit au bar ? S’était-il seulement couché ? L’aspect légèrement fripé de son costume pouvait laisser supposer qu’il ne s’était pas changé depuis la veille ou même qu’il avait dormi avec.
Morosini parvint cependant à armer son visage d’un sourire que ses amis auraient jugé aussi peu naturel que possible :
– Veuillez me pardonner, Mr. Butterfield, fit-il avec autant d’aménité qu’il en fut capable, mais je m’en voudrais de vous détourner de vos projets pour aujourd’hui…
– Oh, je n’ai pas de projets précis, fit Aloysius. Je suis arrivé avant-hier et j’ai tout mon temps. Vous comprenez, je suis venu ici à la demande de ma femme pour y retrouver les membres de sa famille qui existeraient encore. Ses parents qui étaient d’un village des environs ont émigré à Cleveland pour travailler dans les usines comme pas mal d’autres. C’était juste avant sa naissance. Alors, puisque je devais venir en Europe pour traiter quelques affaires, elle m’a demandé de faire des recherches…
– Et elle ne vous a pas accompagné ? C’est étonnant. Elle devrait avoir envie de connaître ce magnifique pays ?
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