Indifférent à la colère de la jeune femme et même aux épaules rétrécies de Zian qui conduisait et qui, de toute évidence, aurait souhaité disparaître, Aldo riait encore lorsque l’on aborda les marches du palazzo Morosini, mais ce n’était plus le rire spontané, amusé, du début. Il y entrait de la colère et du désespoir. En pénétrant dans la maison, il tourna le dos à Anielka et se dirigea vers son bureau pour annoncer à Guy Buteau qu’il partait le lendemain matin et qu’une fois de plus, le fidèle ami aurait à veiller sur les affaires et les intérêts de la firme Morosini.
Tout en enfermant le nœud de corsage de la tsarine dans son énorme coffre médiéval qu’il avait fait perfectionner pour qu’il devienne le plus moderne et le plus inviolable des coffres-forts, Aldo donna ses dernières directives à son ami, mais sans éprouver l’excitation, la joie qui préludaient toujours à l’un de ses départs en expédition. Ce voyage-là serait plus dangereux que les autres. Cela tenait peut-être à l’aura sanglante, barbare et même hors nature qui émanait de ce rubis. Il ne s’en effrayait pas : la mort ne lui avait jamais fait peur, par inconscience d’abord lorsqu’il était très jeune, et maintenant parce que, depuis l’intrusion des Solmanski dans sa vie intime, il trouvait à celle-ci beaucoup moins de charme que par le passé. La sourde inquiétude qui le rongeait s’adressait aux rares êtres qu’il aimait : Guy, Cecina, Zaccaria et ses autres serviteurs. S’il ne revenait pas, il fallait qu’il les mette à l’abri des entreprises d’Anielka et des siens.
Buteau connaissait trop bien son ancien élève pour ne pas ressentir son état d’esprit :
– Inutile de demander si vous partez à la recherche de la dernière pierre, Aldo, mais j’ai l’impression que, cette fois, vous le faites sans joie. Je me trompe ?
– Non, pourtant le goût de la chasse est toujours aussi ardent en moi, la curiosité toujours aussi aiguë, mais ce que je laisse ici commence à me faire horreur. Une maladie mortelle, un ver ignoble ronge l’arbre fier et vivant qu’était cette demeure. Si je ne revenais pas…
– Ne dites pas une chose pareille ! protesta Guy d’une voix soudain altérée. Je vous l’interdis comme tous ici vous l’interdiraient. Vous « devez » revenir, sinon rien n’aurait plus de sens !
– Je ferai de mon mieux mais je vais, ce soir, rédiger un nouveau testament que je vous demanderai de porter dès l’aube chez maître Massaria après l’avoir signé avec Zaccaria. Si cette femme est enceinte…
– La princesse ?
– Ne l’appelez pas ainsi ! Pas devant moi… Si donc elle s’apprête à procréer, je ne veux pas qu’un être qui ne me sera rien devienne mon héritier… Si je disparaissais, ma demande en annulation ne servirait plus à rien.
– Vous ne disparaîtrez pas ! affirma Guy Buteau avec, au fond des yeux, une petite flamme qui réchauffa Morosini.
– Dieu vous entende !
Enfermé chez lui, Aldo passa une grande partie de la nuit à rédiger le document. Il y renouvelait les legs précédents et refusait tout droit à l’enfant que la « comtesse Solmanska » pourrait mettre au monde, détaillant par le menu ce qu’avaient été leurs relations dans les derniers temps, révélant ce qu’il avait surpris rue Alfred-de-Vigny – et qui pouvait être confirmé par Mme de Sommières et Adalbert Vidal-Pellicorne, ajoutant même qu’il soupçonnait les Solmanski d’avoir fait évader leur père au moyen d’un faux décès. Ensuite seulement il se sentit mieux, alla enfermer le testament dans son coffre et s’octroya les quelques heures de sommeil dont il aurait besoin dans la journée. Afin d’éviter d’être suivi, il avait décidé de partir non par un train dont la destination pouvait être révélatrice mais au moyen de la voiture achetée l’année précédente à Salzbourg et qui l’attendait dans un garage de Mestre 1. Cela lui permettait en outre de choisir l’heure de son départ.
Au matin, il fit signer le testament par Guy et Zaccaria, le fourra dans la serviette qu’il emportait toujours en voyage, procéda à de rapides adieux comme s’il s’agissait d’un des nombreux petits voyages qu’il accomplissait chaque année à travers l’Italie, et embarqua dans le motoscaffo conduit par Zian. On fit une première halte chez maître Massaria que l’on trouva en robe de chambre puis, revenu dans le bassin San Marco, le canot automobile mit les gaz et fonça vers la mer, laissant derrière lui un sillage de plumes blanches…
Il était parti depuis une heure environ quand Cecina noua un fichu sur sa tête où ne paraissaient plus les joyeux rubans colorés d’autrefois, prit un panier et se dirigea vers le marché du Rialto en passant par les rues. Arrivée au Campo San Polo, elle entra un moment dans l’église, alla faire une prière à la Madone, alluma un gros cierge, puis sortit par une porte latérale et s’enfonça dans une ruelle étroite sur laquelle donnaient les arrières de deux demeures patriciennes. Là, elle tira une clé de sa poche, ouvrit une porte basse, referma derrière elle, traversa d’un pas rapide un charmant jardin intérieur où chantait une fontaine et, après avoir frappé quelques petits coups rapides à une haute fenêtre aux verres sertis de plombs anciens, pénétra dans une grande pièce fraîche en disant :
– Il fallait que je vienne. Il y a du nouveau…
Pendant ce temps, au volant de sa petite Fiat, Morosini roulait vers les Alpes qu’il comptait passer au col du Brenner. Mais ce fut seulement quand, la frontière franchie, il atteignit Innsbruck, qu’il adressa à son ami Adalbert un bref télégramme :
« Serai à Prague, hôtel Europa. Confirme arrivée. Aldo. »
À moins qu’il ne se fût brisé un membre ou qu’il eût contracté une dangereuse maladie, il savait qu’Adalbert sauterait dans le premier train…
CHAPITRE 6 UN AMÉRICAIN ENCOMBRANT
Morosini était tombé dessus le soir même de son arrivée à Prague. Assis sur un haut tabouret dans le bar élégant, orné de fresque superbes, de l’Europa, ses grands pieds chaussés de « tennis » blanches bien calés sur les barreaux d’acajou, il mangeait des saucisses au raifort – on peut en déguster à toute heure du jour et de la nuit à Prague mais au bar de l’Europa ce n’était pas recommandé ! – arrosées d’une grande chope de Pilsen-Urquell, la bière nationale.
U était impossible de ne pas le remarquer : sa carrure de lutteur enveloppée de flanelle blanche et ornée d’une cravate voyante, sa tignasse rousse et sa figure rouge d’être restée trop longtemps au soleil juraient avec les raffinements de ce palace récent, élevé à la gloire de l’Art nouveau local, et surtout avec la musique nostalgique déversée par un violon et un piano abrités sous des plantes vertes. En outre, il était seul en compagnie d’un barman tiré à quatre épingles dont la longue moustache noire à la hongroise dissimulait tant bien que mal le pli réprobateur d’une bouche dédaigneuse… Fatigué par la longue et surtout difficile route qui d’Innsbruck l’avait amené à pied d’œuvre par Salzbourg et Passau, Morosini souhaitait seulement boire quelque chose de frais et de réconfortant avant de gagner sa chambre. Il commanda un gin fizz et, bien qu’il fût encore en tenue de voyage, le barman le servit avec une extrême déférence. Son œil exercé ne se trompait pas sur la qualité de ce nouveau client. Il poussa la délicatesse jusqu’à mettre une large distance entre lui et le barbare.
Ce qui, d’ailleurs, ne découragea pas celui-ci, ravi d’avoir de la compagnie : il se contenta de véhiculer son assiette et sa chope dans le voisinage d’Aldo et déclara :
– Content de voir arriver quelqu’un qui n’a pas l’air d’un naturel du pays ! fit-il dans sa langue natale. Vous êtes quoi ? Anglais, Français, Autrichien…
– Italien ! grogna Morosini qui détestait qu’on lui saute dessus avec ce sans-gêne, surtout quand il était de mauvaise humeur.
– Tiens ? J’aurais pas cru… Moi, je suis américain…
Puis, sans transition, tendant une main large comme un battoir à linge que sa victime fut bien obligée de prendre :
– Je me présente : Aloysius C. Butterfield de Cleveland, Ohio !
– Aldo Morosini, Venise, fit l’autre machinalement en extrayant ses phalanges d’une poigne redoutable.
Mais s’il pensait en avoir fini avec cette modeste carte de visite, il se trompait lourdement. L’homme de Cleveland poussa une sorte de barrissement qui fit sursauter le barman et, frappant de son poing droit dans la paume de sa main gauche :
– Non ! Vous êtes « le » Morosini qui vend des bijoux anciens ?
– En effet, reconnut Aldo qui ne se croyait pas aussi célèbre, surtout dans le Middle West.
– Ça alors, c’est un morceau de chance comme disent les British ! C’est surtout une chance que je ne sois pas allé chez vous, puisque vous êtes ici !
– Vous vouliez venir chez moi ?
– J’y ai pensé sérieusement. Faut dire que je suis riche… très riche même, et que j’ai une femme qui raffole de ces petites choses qui coûtent si cher. Et, naturellement, je veux lui rapporter un souvenir.
– Dans ce cas, il serait plus simple de passer par Paris et d’aller visiter Cartier, Boucheron ou…
– Non. Ça, c’est des trucs tout neufs ! Ce que Coralie veut, c’est quelque chose avec une histoire.
– Mais je n’ai pas le monopole des joyaux historiques ! Ces grands joailliers en achètent et en vendent eux aussi…
L’Américain fit la grimace :
– De toute façon, c’est moins historique qu’en venant de chez vous. On m’a dit que vous êtes noble, duc ou…
– Prince mais le titre ne fait rien à la chose et, actuellement je n’ai rien d’extraordinaire à vendre…
– Ça, c’est vous qui le dites ! fit l’autre, têtu. Il faudrait voir… Un autre gin fizz ? proposa-t-il comme Aldo achevait de vider son verre.
– Non merci. Je vais même vous demander la permission de vous quitter. Je voudrais prendre possession de ma chambre, me doucher…
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