D’un porte-cartes en galuchat à coins d’or, il tira un bristol à son nom, écrivit quelques mots et enferma le tout dans une enveloppe qu’il colla avec soin. Ensuite, il arracha d’un calepin un feuillet sur lequel il inscrivit un nom, une adresse. C’est ce papier qu’il remit en premier à son compagnon.
– Pouvez-vous retenir ce nom et cette adresse ?
– J’ai une excellente mémoire, dit Aldo qui photographiait le bref texte, devinant qu’on ne le lui donnerait pas. J’ai vu et je n’oublierai pas !
Le baron alors craqua une allumette, fit brûler le mince papier dans une soucoupe et, quand il fut consumé, écrasa les cendres avec une petite cuillère afin qu’elles devinssent fines et impalpables. Après quoi, il souffla dessus et les regarda s’envoler comme de petites mouches noires. Alors seulement, il tendit l’enveloppe à Aldo :
– Vous lui remettrez ceci et j’ose espérer qu’il vous recevra.
– Ce n’est pas certain ?
– Rien n’est jamais certain avec lui. Même ma recommandation peut rester lettre morte. C’est un personnage étonnant… difficile, que le présent n’intéresse pas. Il jouit d’un profond respect. On dit qu’il possède d’étranges pouvoirs et même le secret de l’immortalité.
– Simon le connaît ?
– De réputation j’en suis certain, mais je ne crois pas qu’ils se soient rencontrés. Peut-être parce que Simon ne l’a pas voulu. Il sait trop les dangers et la violence qu’il traîne après lui pour oser risquer d’y mêler un être de cette hauteur…
– Et moi je vais oser ce… sacrilège ?
– Il n’y a plus d’autre moyen, soupira le baron Louis. Au point où nous en sommes, vous avez besoin de son aide… Un conseil, cependant : ne vous embarquez pas seul dans cette aventure ! Dans une ville comme Prague le danger peut venir de n’importe où, il faut pouvoir garder ses arrières.
– Entendu. Et pour Simon, que faisons-nous ?
– Je n’en ai aucune idée. En ce qui vous concerne, vous pouvez aller à Krumau, mais soyez prudent ! Il se peut que Simon ait choisi de s’enterrer volontairement et qu’une recherche l’indispose. De mon côté, je compte faire appel aux autres branches de la famille. Certains le connaissent, l’estiment et, sachez-le, notre service d’informations familial fonctionne aussi bien qu’au temps où notre ancêtre Mayer Amschel tirait, depuis sa boutique de changeur à Francfort, les cinq flèches dont nous avons fait nos armoiries… ses cinq fils lancés à tous les horizons de l’Europe…
– Nous reverrons-nous ?
Le baron ne répondit pas. L’homme qui était le plus proche d’eux venait de replier son journal et demandait son addition au garçon. Rothschild attendit que le serveur se fût éloigné pour répondre :
– Peut-être. Pas dans l’immédiat cependant. Je quitte Venise demain matin pour rejoindre Ancône où, je l’espère, on en aura fini avec mon avarie. Je vous donnerai des nouvelles. Si j’en ai…
À ce moment, l’expression toujours si paisible de son visage se teinta d’une sorte d’effroi :
– Oh, mon Dieu ! Je crois que vous allez avoir une visite. Voulez-vous me permettre de m’éclipser un peu vite ?
En effet, voguant sur la vaste terrasse encombrée comme un navire de haut bord au milieu des petits bateaux rassemblés dans un port, sa tête arrogante empanachée d’une précieuse forêt de plumes de paradis et traînant après elle des mousselines écarlates, la marquise Casati, intriguée sans doute par la longue conversation des deux hommes, se dirigeait avec décision vers leur table. Le baron Louis se leva, serra la main de Morosini, s’inclina devant la dame avec la grâce d’un maître de ballet du XVIIIe siècle et, se faufilant entre les tables, disparut bientôt dans les lointains déjà bleutés du crépuscule. Aldo, cependant, se levait aussi, mais ce fut pour se courber sur la longue main constellée de rubis et de perles qui s’offrait à ses lèvres :
– Je ne me trompe pas, fit la marquise, c’est un Rothschild, ce gentilhomme ?
– Oui, le baron Louis. La branche viennoise…
– Je me disais aussi… Et c’est moi qui le fais fuir ?
– Il ne fuit pas, il repart. Son yacht est en panne à Ancône et il est juste venu faire un tour ici pour passer le temps. Je l’ai connu à Vienne et nous nous sommes rencontrés par hasard dans le hall du Danieli… Satisfaite ?
Les grands yeux noirs abondamment charbonnés de Luisa Casati considérèrent Morosini d’un air un peu contrit :
– Vous trouvez que je suis trop curieuse, n’est-ce pas ? Mais, cher Aldo, je suis surtout votre amie et je viens vous donner un bon avis : vous ne devriez pas laisser votre femme s’afficher ainsi…
S’il était une chose dont Morosini avait horreur, c’était que l’on s’occupe de sa vie privée quand lui-même n’en parlait pas. Il releva un sourcil insolent :
– Prendre un verre chez Florian au coucher du soleil, et avec une cousine, n’a rien de bien choquant, il me semble ?
– Ne montez pas sur vos grands chevaux ! D’abord, tout Venise sait que vous êtes brouillé à mort avec Adriana Orseolo, ce qui n’a rien d’étonnant après son escapade romaine…
– Chère Luisa, coupa Aldo, ne me dites pas que vous avez rejoint l’escadron revêche des douairières qui, oubliant les galipettes de leur jeunesse, fusillent de leurs face-à-main d’or celles qui s’offrent quelques intermèdes galants ?
– Bien sûr que non. J’aurais mauvaise grâce à lui reprocher son valet grec alors que moi-même je… oui, enfin, laissons cela ! Ce qui est plus gênant, pour nous autres vieux Vénitiens, ce sont ses relations actuelles, relations qu’elle semble partager avec votre épouse. Regardez !
Du pas pompeux d’un coq à la parade, bombant le torse sous le drap d’uniforme, les bottes noires étincelantes et le calot penché de façon à dissimuler une calvitie bien décidée à gagner la partie, le commendatore Ettore Fabiani, tentacule arrogant du Fascio étendu sur Venise, venait de rejoindre la table des deux femmes et, la lippe gourmande, l’œil allumé, s’inclinait sur la main d’Anielka avant de prendre place auprès d’Adriana avec laquelle il semblait entretenir les meilleures relations.
– On chuchote, souffla la Casati sur le mode orageux, qu’il ne manque pas une occasion de se trouver en compagnie de votre femme. Il en serait même… très amoureux !
– Qu’est-ce qui lui prend ? Il n’a plus peur de déplaire à son maître en courtisant la fille d’un homme traduit en justice pour ses crimes ? fit Morosini sarcastique.
– Le temps a coulé. Et puis Solmanski s’est suicidé, donc l’honneur est sauf, selon lui. Reste une fort jolie femme devant laquelle ce gros matou vicieux se pourlèche. Ce qui ne l’empêche pas d’entretenir d’excellentes relations avec la comtesse Orseolo. Je trouve d’ailleurs à cette chère Adriana une mine plus prospère depuis quelques jours…
En dépit de leur apparence venimeuse, les paroles de la Casati, Aldo en était persuadé, n’étaient inspirées que par un réel désir de l’aider.
– Si je vous connais bien, Luisa, vous devez garder dans votre manche un bon conseil à mon intention ?
Elle lui offrit un sourire qui, en dépit de son maquillage outrancier et de ses voiles tragiques, gardait l’espièglerie de l’enfance :
– Pourquoi pas ? … Sauvez les apparences, Aldo ! Pour le reste j’ai toujours une ou deux panthères à votre disposition. Si on les laisse à jeun, il ne fait pas bon s’en approcher… et un accident est si vite arrivé !
C’était tellement énorme qu’Aldo ne put s’empêcher de rire bien qu’il sût la Casati, grande éleveuse de fauves et même de serpents, toujours prête à obliger un ami dans l’embarras. Aldo se leva, prit sa main et la baisa :
– J’espère y arriver par des moyens moins drastiques… mais merci tout de même ! À présent, pardonnez-moi de vous raccompagner à votre table, je vais faire le ménage du jour-Ayant remis la marquise aux mains de son peintre préféré, Morosini opéra un demi-tour et piqua droit sur la table des deux femmes. Là, sans se donner seulement la peine de saluer, il saisit le poignet d’Anielka entre des doigts devenus soudain aussi durs que le fer :
– Saluez vos amis, ma chère, et venez ! Vous oubliez que nous donnons à dîner ce soir…
Le ton n’avait rien d’affectueux et la jeune femme réprima un gémissement. Cependant, elle se levait.
– Vous me faites mal, murmura-t-elle.
– Désolé, mais je suis pressé. Ne vous dérangez pas, commendatore, ajouta-t-il avec un sourire dédaigneux. Je m’en voudrais de troubler vos plaisirs…
Et avant que l’autre ait seulement eu le temps de soulever sa masse, il entraînait Anielka pour rejoindre la gondole qui l’attendait au quai des Esclavons. La jeune femme tenta de se dégager mais il la tenait et, sous peine de causer un esclandre, elle fut bien obligée de suivre :
– Vous êtes devenu fou ? lança-t-elle furieuse tandis qu’il la faisait embarquer.
– C’est une question que je pourrais vous poser : vous n’êtes pas un peu folle de vous afficher ainsi avec Fabiani, sans compter cette femme dont vous savez parfaitement que je l’ai chassée ? Vous tenez à ce que Venise tout entière vous méprise ?
Elle se pelotonna dans l’un des sièges recouverts velours et se mit à pleurer :
– Qu’est-ce que ça peut vous faire ? J’ai bien le droit de vivre à ma guise ?
– Non. Pas tant que vous porterez mon nom. Après…
Le geste qu’Aldo ébauchait traduisait bien son désintérêt total de cet « après », et cela ralluma la colère d’Anielka :
– Il n’y aura pas d’après ! Que cela vous plaise ou non, il vous faudra bien accepter mon enfant pour votre héritier et moi je resterai !
– Votre enfant ? … Brusquement, Aldo éclata de rire.
– J’espère pour vous qu’il ne ressemblera pas à Fabiani… Vous auriez bonne mine !
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