– Il n’est pas venu ?

– Non. Et rien, pas un mot pour expliquer cette absence. J’ai attendu autant que je l’ai pu mais un important rendez-vous était arrêté… au large de Jaffa et j’ai dû prendre la mer. C’est au retour que j’ai pensé à venir vers vous pour essayer d’en savoir un peu plus. Malheureusement, vous n’avez pas l’air plus informé que moi.

– À quoi pensez-vous, en ce moment ? Croyez-vous qu’il soit… mort ?

L’étroit et sensible visage du baron Louis que le souci plissait s’éclaira d’une sorte de lumière intérieure :

– C’est l’hypothèse la plus plausible… et cependant je ne peux y croire. Je le connais bien, vous savez, et il m’est très cher. Il me semble que s’il avait cessé d’exister… je le sentirais.

– Dieu vous entende !

– D’ailleurs, n’est-il pas, depuis peu il est vrai, débarrassé de son pire ennemi ? Le comte Solmanski est mort pour ne pas affronter un procès criminel… C’est un soulagement, croyez-moi !

Morosini garda un instant le silence tandis que son regard effleurait tous ces gens rassemblés là, discutant avec animation autour des guéridons de marbre, flirtant, rêvant ou se laissant porter par la musique de l’orchestre. Tous goûtaient au soleil déclinant un moment de paix et d’insouciance tandis qu’entre son compagnon et lui-même s’amassaient des ombres inquiétantes. Il s’interrogeait sur ce qu’il convenait de faire. Devait-il révéler qu’il soupçonnait Solmanski d’être beaucoup plus vivant qu’on ne l’imaginait ?

Soudain, ses yeux se fixèrent : deux femmes étaient en train de s’installer à quelques tables de la leur que les longues feuilles vertes d’un palmier en pot leur dissimulaient en partie. L’une était vêtue de noir avec une toque de crêpe prolongée d’une écharpe glissant autour du cou, l’autre de gris et de rouge foncé. Elles semblaient s’entendre à merveille. Il perçut même un éclat de rire de l’une d’elles et une vague de dégoût lui emplit la bouche d’amertume parce que ces deux femmes, c’étaient Anielka et Adriana Orseolo. Il claqua des doigts pour appeler le garçon et commanda une fine à l’eau, après avoir demandé au baron s’il en désirait une. Celui-ci l’observait avec inquiétude :

– Non merci. Mais… vous ne vous sentez pas bien ?

Tirant son mouchoir, Aldo s’épongea le front d’une main qui tremblait un peu. Il avait l’impression de se trouver au centre d’une conspiration aux invisibles tentacules, mais un sursaut l’en tira et du même coup dicta sa décision :

– Ce n’est rien, soyez tranquille. Je crains, cependant, de devoir vous apprendre une nouvelle désagréable : je soupçonne Solmanski d’être encore de ce monde. Bien sûr je n’ai aucune certitude, mais…

– Vivant ? C’est impossible.

– À lui rien n’est impossible. N’oubliez pas qu’il dispose de la fortune de Ferrals, qu’il a aussi des hommes de main dont j’ignore le nombre mais surtout une famille : un fils que les scrupules n’ont jamais étouffé, une fille… peut-être la créature la plus dangereuse que j’aie jamais rencontrée.

– Vous la connaissez ?

– Je l’ai même épousée. Elle est à quelques pas de nous : cette jeune femme qui porte une toque de crêpe noir et qui bavarde avec une personne en gris. Celle-là est à la fois ma cousine… et la meurtrière de ma mère par amour pour Solmanski dont elle était la maîtresse.

Le sang-froid de Louis de Rothschild était quasi légendaire mais, en écoutant Morosini, ses yeux s’agrandirent comme s’il se trouvait en face de toute l’horreur du monde. Pensant qu’il le prenait peut-être pour un fou, Aldo eut un petit rire :

– J’ai toute ma raison, baron, soyez-en certain. C’est vrai que ce qui me tient lieu de famille semble une assez bonne copie de celle des Atrides…

– Comment pouvez-vous supporter pareille situation ?

– Mais je ne la supporte pas. Aussi ai-je déjà entrepris d’essayer d’en sortir… d’une façon ou d’une autre…

– Qu’envisagez-vous ? émit le baron Louis avec une note d’inquiétude.

– Rien qui soit contraire à la loi de Dieu ou même des hommes ! À moins que l’on ne m’y oblige, auquel cas je paierai le prix. Aujourd’hui, c’est le sort de Simon qui est important. Je comptais sur lui pour m’aider à retrouver la piste du rubis, la dernière pierre manquante. J’ai saisi un fil, en Espagne, mais ce fil s’est cassé…

– À quel endroit ? Où en êtes-vous ?

– À l’empereur Rodolphe II. Je sais que la pierre a été achetée pour lui. En sauriez-vous davantage ?

– Savez-vous qui l’a achetée pour l’Empereur ?

– Oui : le prince Khevenhüller, alors son ambassadeur à Madrid.

– Dans ce cas, il n’y a aucun doute : la pierre a bien été remise au souverain et il ne servirait à rien de compulser les archives d’Hochosterwitz, la forteresse que Georges Khevenhuller a bâtie en Carinthie à la fin du XVIe siècle.

– Je ne pensais pas que le nom de l’acheteur pût avoir de l’importance ?

– Oh si ! La passion collectionneuse de l’Empereur était bien connue. Il était facile de se servir de ses deniers… et de garder pour soi, mais pas un Khevenhuller. C’est donc dans le trésor qu’il faut chercher et ce n’est pas le plus simple. Tout n’est pas resté à Prague, tant s’en faut.

– Ça, je le sais. En outre, un spécialiste des objets ayant appartenu à Jeanne la Folle – dont le rubis ! – jure que l’Empereur ne le possédait plus à sa mort…

– La pierre a appartenu à la mère de Charles Quint ?

– C’est certain. Elle la porte même sur l’un de ses portraits.

– Comme c’est étrange ! En tout cas, je ne vois pas comment votre informateur peut être certain qu’il n’était pas dans le trésor. J’imagine mal un collectionneur aussi passionné que Rodolphe se défaisant d’une pièce d’une telle importance, surtout venant de sa propre famille ? En outre, c’était l’homme le plus secret, le plus imprévisible qui soit. Ce rubis a dû être l’un de ses plus chers trésors. Je le verrais assez bien le cachant quelque part. Avec d’autres pierres, peut-être ? Je crois savoir qu’il y en a d’autres qui n’ont jamais été retrouvées.

– Il aurait pu l’offrir à quelqu’un de cher ? Une femme ?

– La seule qu’il ait vraiment aimée ne se serait jamais parée d’un tel joyau !

– Que reste-il comme solution ? Démolir le château du Hradschin pierre par pierre pour découvrir une cachette… qui n’existe peut-être pas ?

– Tout de même pas, sourit le baron. Je crois, moi, qu’il faut étudier d’aussi près que possible la vie de Rodolphe…. Encore que nous ne puissions être certains que les Suédois, lorsqu’ils ont pris Prague en 1648, n’aient pas déniché cette hypothétique cachette.

– En ce cas, le rubis aurait été placé dans le trésor suédois, or la reine Christine, lorsqu’elle a abandonné le trône, a emporté les plus beaux bijoux et quelques autres babioles. Elle n’aurait eu garde d’oublier une telle merveille. Je connais le cheminement de son héritage, légué au cardinal Odescalchi, à Rome, et vendu ensuite, en 1721, au régent de France, Philippe d’Orléans. Mon ami Vidal-Pellicorne a déjà inventorié la succession du Régent. Une partie de ses joyaux a rejoint ceux de la Couronne. Je possède le catalogue complet de ceux-ci : le rubis n’y est pas. Quant à la famille d’Orléans actuelle, si elle le détenait, les collectionneurs le sauraient. Évidemment, il y a aussi l’hypothèse du vol, mais je n’y crois guère. On faisait bonne garde chez l’Empereur et un vol de cette importance aurait été durement puni. Non, cette sacrée pierre paraît s’être volatilisée entre les mains de Rodolphe II… et moi, il ne me reste plus qu’à me taper la tête contre les murs !

– Ce serait dommage, fit le baron avec un sourire indulgent. Mais pour en revenir à un vol éventuel, vous pensez bien que, depuis le temps, la pierre aurait fait surface à un moment ou à un autre, et je peux vous assurer que dans ma famille on l’aurait appris. Vous savez avec quelle passion nous traquons objets rares et pierres anciennes. Or jamais aucun de nous ne l’a vu s’inscrire à son horizon. Aussi, j’en viens à une idée toute simple : pourquoi le rubis ne serait-il pas toujours à Prague ?

– Simon l’aurait su. Or, j’ai entendu dire à Vienne qu’il possédait une propriété en Bohême…

– C’est vrai, mais c’est assez loin de Prague. Près de Krumau, si je me souviens bien. Elle a été léguée au « baron Palmer » par une femme dont je tairai le nom. La seule, me semble-t-il, qu’il ait jamais aimée. C’est pourquoi il aime à y résider parfois. Non, oublions Simon pour l’instant et tâchons de retrouver une piste ! Je peux me tromper mais je… oui, je pense que le rubis doit être encore quelque part en Bohême.

– Seriez-vous voyant ? sourit à son tour Morosini.

– Dieu m’en garde, mais pour qui connaît notre histoire et nos traditions, Prague est d’une grande importance. Vous savez sans doute qu’elle forme la plus haute pointe du triangle hermétique dont Lyon et Turin sont les autres angles. Toutes trois se ressemblent. Elles sont bourrées de passages secrets, de ruelles tortueuses, mais c’est Prague la ville magique.

– À cause de Rodolphe et de sa cour de mages, de sorciers, d’alchimistes et de faiseurs d’or ?

– Ça c’est la légende, elle l’était bien avant lui. Notre tradition dit qu’après le sac de Jérusalem, certains Juifs emportant avec eux quelques pierres du Temple incendié par Titus y ont arrêté leur errance. De ces moellons apportés de si loin ils ont construit une synagogue, la plus ancienne de toutes, celle qui s’appelle aujourd’hui Vieille Nouvelle. Vous la verrez si vous allez là-bas… et je crois que vous irez.

Le regard de Rothschild s’évadait. Sa voix se faisait lointaine, comme s’il contemplait une image vénérée.

– J’y songeais… fit doucement Morosini.

– Quelque chose me dit que vous ne le regretterez pas. Il m’arrive d’avoir des intuitions. Celle que j’éprouve est très forte, au point que j’aimerais pouvoir aller à Prague avec vous. Cela m’est malheureusement impossible pour le moment, mais je vais essayer de vous aider.