– Vous auriez pu trouver autre chose ! murmura Morosini en s’arrêtant auprès de lui.
– Pourquoi donc ? Pour tous mes semblables cette peinture est un réconfort, mais c’est d’un autre tableau que je veux vous parler.
– Celui qui a été volé à la Casa de Pilatos. Je suis au courant. On m’a même accusé du vol.
– C’était une grave erreur. Je sais qui l’a pris. Aldo considéra son voisin avec une surprise qui touchait à l’admiration.
– Comment pouvez-vous savoir cela ?
– Nous autres les mendiants sommes partout, autour des églises, de la plaza de Toros les jours de corrida, près des maisons riches quand on y donne une fête. Il m’a suffi de chercher, d’interroger…
– Et alors ?
– C’était vers deux heures du matin. La fête n’était pas finie, mais la Reine se retirait : les invités et la maisonnée se pressaient autour d’elle mais les mendiants, eux, se tenaient plutôt dans la rue derrière le mur du Petit Jardin où deux ou trois domestiques leur faisaient passer de la nourriture : il y en a toujours à foison quand on reçoit à la Casa de Pilatos et ils espèrent obtenir d’autres services en échange. Or, cette nuit-là, d’après Gomez, le mendiant de San Esteban qui est l’église voisine, il y a eu un paquet pas comme les autres : pas très grand mais rectangulaire et plutôt plat. Intrigué, Gomez a suivi l’homme qui le recevait. Celui-là n’a pas attendu le partage : il s’est sauvé comme si le diable était à ses trousses.
– Et où est-il allé ?
– Dans une vieille maison noble près de la plaza de la Encarnacion. Elle appartient à un vieux hibou un peu gâteux dont le frère a été chambellan chez la Reine mère…
– Il ne s’appellerait pas Fuente Salida, le chambellan ?
– Je crois que c’est ça…
– Il avait donc la meilleure des raisons de diriger les recherches de la police de mon côté : c’est lui qui a fait voler le tableau et je suppose qu’à l’heure actuelle le portrait roule avec lui dans le train royal et direction de Madrid. Vous venez de me rendre un service inappréciable…
– Oh, il y a toujours un prix à quelque chose ! fit le mendiant avec modestie…
Morosini saisit l’allusion, tira quelques billets de son portefeuille et les fourra dans une main qui n’était pas bien loin.
– Encore un mot : pourquoi avez-vous entrepris ces recherches ? A cause de moi ?
Diego Ramirez devint tout à coup extrêmement grave :
– Un peu sans doute mais surtout parce que, dans la nuit qui a suivi notre rendez-vous, j’ai entendu pleurer Catalina.
– Dites-lui d’être patiente ! Je retrouverai le rubis et il retournera aux enfants d’Israël. Ce jour-là je reviendrai. Dieu vous garde, Diego Ramirez !
– Dieu vous garde, señor principe !
Ce fut une fois dehors que Morosini se demanda comment le mendiant pouvait connaître son titre, mais il ne s’y attarda pas : comme Simon Aronov lui-même, ce diable d’homme semblait posséder un service de renseignements fonctionnant à merveille…
CHAPITRE 3 LA NUIT DE TORDESILLAS
À Madrid, comme à Paris ou à Londres, Aldo Morosini ne connaissait qu’un hôtel : le Ritz. Il avait adopté ces palaces fondés par un Suisse génial dont il appréciait le style, l’élégance, la cuisine, la cave et un certain art de vivre qui, teinté différemment selon la ville, n’en établissait pas moins un lien certain entre les trois établissements et permettait au voyageur, même très difficile, de s’y sentir toujours chez lui.
Cette fois, cependant, il n’y resta que vingt-quatre heures : juste le temps d’obtenir du portier l’adresse du palais de la reine Marie-Christine, ex-archiduchesse d’Autriche, de s’y rendre pour s’enquérir du marquis de Fuente Salida et d’apprendre que celui-ci n’avait fait que toucher terre dans la résidence royale où l’attendait un télégramme l’appelant à Tordesillas. Son épouse était souffrante.
Ce fut une surprise pour Aldo qui n’imaginait pas que ce vieux forban amoureux d’une reine morte depuis bientôt cinq siècles fût pourvu d’une femme, mais la dame d’honneur asthmatique et boiteuse qui avait reçu le Vénitien assura, les yeux au ciel, qu’il s’agissait là d’un des meilleurs ménages bénis par le Seigneur Dieu. Elle n’en oublia pas pour autant de demander la raison pour laquelle un seigneur étranger souhaitait rencontrer le personnage le plus xénophobe du royaume. Mais la réponse était toute prête : on souhaitait l’entretenir d’un fait nouveau, un détail découvert par un historien français touchant le séjour effectué par la reine Jeanne et son époux, chez le roi Louis XII à Amboise en l’an de grâce 1501.
L’effet fut miraculeux. Un instant plus tard Aldo se retrouvait dehors avec l’adresse et des souhaits de bon voyage. Il n’eut plus qu’à s’en aller consulter l’annuaire des chemins de fer et retenir une place sur le train de Medina del Campo, où par la ligne de Salamanque à Valladolid, il finirait par débarquer à Tordesillas. Ce qui, avec des horaires fantaisistes, représentait un voyage au long cours pour même pas deux cents kilomètres.
Le trajet à travers les déserts de sable et de granit de la Vieille Castille fut monotone. Il faisait déjà très chaud et le ciel d’un bleu chauffé à blanc s’étendait, écrasant les villages soumis et les petits chemins qui semblaient errer à la recherche des quelques maisons dispersées dans les vallées et les hauteurs d’une sierra déprimante. En arrivant à Tordesillas après avoir essuyé le plus lourd de la température, Morosini, couvert de poussière et d’escarbilles, se sentait sale et de mauvaise humeur. Il fallait qu’il eût vraiment besoin des connaissances de ce vieux fou pour le suivre jusqu’à cette petite ville morose étalée sur sa colline dominant le Douro. Il n’y restait rien du sombre château où, durant quarante-six ans, une reine d’Espagne, séquestrée par la volonté d’un père impitoyable puis d’un fils qui l’était encore plus, avait vécu le long cauchemar alterné du désespoir et de la folie… Les descendants avaient préféré abattre ce témoin de pierre.
C’était regrettable pour le tourisme. La présence du château aurait attiré les foules et justifié l’existence d’un hôtel convenable dans cette petite ville de quatre ou cinq mille habitants. Celui qui reçut Aldo n’était même pas digne d’un chef-lieu de canton français : l’arrivant y trouva une sorte de cellule monacale blanchie à la chaux et des relents d’huile rance qui ne plaidaient guère en faveur de la cuisine-maison. Pas question de s’attarder dans ces conditions ! Il fallait voir Fuente Salida et le voir vite !
Aussi, profitant de la fraîcheur qu’apportait le déclin du soleil, Morosini prit-il juste le temps d’une toilette rapide, se renseigna sur l’église auprès de laquelle habitait son gibier et partit d’un pas allègre par les ruelles que l’approche du crépuscule ranimait.
Il n’eut pas de peine à trouver ce qu’il cherchait : c’était une grosse maison carrée, mi-forteresse mi-couvent, dont les rares fenêtres s’armaient de fortes grilles en saillie propres à décourager tout visiteur intempestif. Au-dessus de la porte cintrée, plusieurs blasons plus ou moins usés semblaient se bousculer. Cette citadelle-là ne serait pas facile à investir… et pourtant il fallait entrer ! Car si Fuente Salida s’était emparé du portrait, celui-ci ne pouvait se trouver que dans cette maison. Le difficile était de s’en assurer…
Le bel enthousiasme de tout à l’heure ayant laissé place à quelque réflexion, Aldo décida d’user d’un stratagème pour se faire ouvrir cette porte trop bien fermée. Assurant son chapeau sur sa tête, il s’en alla soulever le lourd heurtoir de bronze qui, en retombant, rendit un son tellement caverneux que le visiteur se demanda un instant si cette bicoque n’était pas vide. Mais non, au bout d’un instant il entendit un pas feutré glisser sur ce qui devait être un sol dallé.
Les gonds devaient être bien graissés car la porte s’entrouvrit sans faire le bruit d’apocalypse auquel Morosini s’attendait. Étroit, ridé, un visage de femme qui aurait pu être peint par le Greco apparut entre une coiffe noire et un tablier blanc annonçant une servante. Elle considéra un instant l’étranger avant de demander ce qu’il voulait. Rassemblant son meilleur espagnol, Aldo annonça qu’il désirait voir « el señor marquès »… de la part de la Reine. Du coup, la porte s’ouvrit toute grande et la femme plongea dans une espèce de révérence tandis que Morosini avait l’impression de changer de siècle. Cette maison devait dater au moins des Rois Catholiques et le décor intérieur n’avait pas dû beaucoup changer depuis. On le laissa dans une salle basse – il avait dû descendre deux marches pour y pénétrer – dont la voûte était soutenue par de lourds piliers. Hormis deux bancs à dossier en chêne noir qui se faisaient face d’un mur à l’autre, il n’y avait aucun meuble. Et Morosini tout à coup eut froid, comme il arrive en pénétrant dans certains parloirs de couvent particulièrement austères.
La femme revint un instant plus tard. « Don Basile » l’accompagnait, mais son sourire empressé se changea en une horrible grimace quand il reconnut l’arrivant :
– Vous ? De la part de la Reine ? … C’est une trahison : sortez 1
– Pas question ! Je n’ai pas fait tout ce chemin par une chaleur de four pour le simple plaisir de vous saluer. J’ai à vous parler… et de choses importantes. Quant à la Reine, vous savez très bien que nous sommes dans les meilleurs termes : la marquise de Las Marismas qui m’a donné votre adresse pourrait vous l’assurer.
– On ne vous a pas mis en prison ?
– Ce n’est pourtant pas faute d’avoir fait ce qu’il fallait pour m’y envoyer… Mais ne pourrions nous parler dans un endroit plus aimable ? Et surtout seul à seul ?
– Venez ! fit l’autre de mauvaise grâce après avoir renvoyé la servante d’un signe.
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