Pourtant, à ce moment, Agnès ne s’inquiéta pas outre mesure. Elle connaissait la passion de Guillaume pour les longues chevauchées – il détestait voyager en voiture ! – et elle pensait qu’après deux ou trois jours passés chez son ami il reviendrait. Or, il s’en écoula quinze avant que son pas autoritaire ne fît résonner les dalles du vestibule. Après une si longue absence, l’épouse avait eu le temps de réchauffer sa colère :
— Je commençais à désespérer de vous revoir ! lança-t-elle dès qu’il eut franchi le seuil du petit salon où elle travaillait à une tapisserie.
Pas gêné le moins du monde, il se pencha pour poser un baiser rapide sur son front et eut ce sourire de faune qui provoquait chez sa femme l’envie contradictoire de le gifler et de se jeter dans ses bras :
— J’ai eu tant d’occupations que je n’ai pas vu les jours filer, répondit-il avec une désinvolture qui déplut. Serez-vous assez bonne pour me le pardonner ?
— Le moyen de faire autrement ? À condition, bien sûr, que vous me racontiez par le détail cette passionnante aventure.
Guillaume eut un geste vague, plia un instant son grand corps aux dimensions d’un fragile fauteuil crapaud, étendit ses longues jambes et exhala un soupir :
— Beaucoup de tours dans la région de Granville – je suis même allé aux îles Chausey pour voir ce qu’il était possible de tirer de ces tas de rochers pelés… Et puis il y a eu l’arrivée d’un de nos corsaires avec de belles prises. Vaumartin et moi-même avons donné une fête en l’honneur de nos marins…
— Ne me dites pas que vous avez dansé ? Et que vous avez enfin consenti à ôter vos bottes ?
La façon dont Guillaume se chaussait entretenait une petite guerre sourde entre sa femme et lui. Tremaine avait toujours détesté l’ensemble culotte courte, bas de soie et chaussures à boucles. Il se faisait tailler, dans des cuirs ou des daims souples comme de la peau de gant et assortis à ses costumes, de hautes bottes montant au-dessus du genou, formule selon lui plus élégante et plus confortable. La mode anglaise qui faisait fureur en France depuis quelque temps lui donnait raison jusqu’à un certain point et, bien qu’il vouât toujours la même haine recuite au royaume d’Albion, il en adoptait volontiers les habits plus conformes à ses goûts de sobriété et d’aisance. Il se mit à rire avec une gaieté qui étonna sa femme : qu’avait-il donc à être si joyeux ?
— J’ai gardé mes bottes et j’ai dansé ! répondit-il. Il fallait bien ouvrir le bal avec Mme de Vaumartin. Rassurez-vous, ni elle ni ses orteils n’ont eu à se plaindre. Je dois être en progrès…
— À propos ! vous ne m’avez jamais décrit cette Mme de Vaumartin ? Comment est-elle ?
— Assez belle pour plaire à son époux mais pas assez pour me séduire. Vous voilà rassurée ? À présent, veuillez m’excuser ! Je voudrais bien aller me débarrasser de cette poussière, embrasser ma fille et prendre un peu de repos avant le souper…
Il se leva d’un bond ne trahissant en rien l’épuisement, se pencha de nouveau pour déposer un baiser sur le nez de sa femme et disparut derrière les portes du salon. Ce soir-là, mue par un obscur pressentiment, Agnès fit une très jolie toilette pour le souper après avoir demandé à Clémence d’ajouter au menu l’une de ces omelettes aux truffes dont son époux raffolait.
La soirée fut charmante. Dans une robe de soie pékinée d’un jaune lumineux dont le décolleté audacieux se voilait à peine – et avec quelle savante hypocrisie ! – d’une légère guirlande de feuillage vert et doré semblable à celle qui se glissait dans la masse des cheveux sombres, Agnès était séduisante à souhait et Guillaume lui en fit le sincère compliment. Pourtant, lorsque, au seuil de sa chambre, la jeune femme offrit ses lèvres à son mari, il les effleura.
— Est-ce ainsi que l’on m’embrasse après une aussi longue absence ? reprocha-t-elle doucement en posant ses mains sur la poitrine de Guillaume qui les prit pour en baiser les paumes.
— C’est ainsi qu’embrasse un homme éreinté qui a grand besoin d’une nuit de sommeil. Pardonnez-moi !… En outre, je vous rappelle que vous devez vous ménager. Ne me disiez-vous pas, il y a quinze jours, qu’il vous fallait encore quelques mois de sagesse ?
— Et vous essayez de m’en punir ? Oubliez cette prudence peut-être excessive, mon chéri !…
— En aucun cas ! C’est moi qui me suis montré… trop pressé. Sachant ce que vous avez souffert, j’ai compris qu’il me fallait être plus raisonnable…
— Et si je n’avais plus envie d’être raisonnable ?
— Ce serait cruel de m’obliger à l’être pour deux… Dormez bien, mon ange !
Elle ne dormit pas du tout. Que l’infatigable, l’indestructible Tremaine éprouvât soudain le besoin « d’une nuit de sommeil » après une chevauchée de vingt-cinq malheureuses lieues, voilà qui était nouveau ! Et un peu inquiétant. Néanmoins, la jeune femme se consola en pensant que, sans vouloir l’admettre, il lui gardait rancune de la rebuffade essuyée avant qu’il ne prît la fuite vers Granville. Le plus simple était sans doute de poursuivre son entreprise de séduction pour voir combien de temps il tiendrait…
Il tint jusqu’à Noël. Malheureusement Agnès n’eut aucune raison de chanter victoire. Ce ne fut pas – et de loin ! – une reddition. Ce jour-là, Tremaine avait coutume de réunir autour de la table tous ses amis de Saint-Vaast-la-Hougue et de Rideauville. C’était une fête joyeuse, sans protocole, beaucoup plus proche des réjouissances paysannes que des festivités mondaines à la mode de Versailles telles qu’on les concevait à Valognes où la plupart des châtelains des environs se regroupaient frileusement dans leurs hôtels particuliers pour la mauvaise saison. Néanmoins Clémence Bellec, la cuisinière, était incitée à y déployer son talent tout autant que s’il s’agissait de recevoir le gouverneur de Normandie. Les boissons allaient avec le reste et l’on ne se contentait pas de boire du cidre. Les bouchons de champagne sautaient aussi allègrement que ceux du « mait’cidre » ficelés de laiton et finissaient par donner lieu à une joyeuse frairie, fort convenable d’ailleurs mais que la maîtresse de maison n’appréciait guère.
Elle l’apprécia d’autant moins qu’une fois ses invités partis, Guillaume, qui avait un peu trop forcé sur l’eau-de-vie de pomme tout en considérant sa femme d’un œil de plus en plus lubrique, l’entraîna dans sa chambre et, sans rien vouloir entendre de ses protestations, déchira sa robe, la jeta sur son lit et lui fit l’amour avec une énergie, qu’elle jugea révoltante, avant de sombrer dans un sommeil qui n’avait pas grand-chose de réparateur : il en sortit doté d’une effroyable migraine et d’une solide gueule de bois, qui ne contribua pas à le mettre de bonne humeur.
Assez penaud, au fond, il n’en réagit pas moins avec la hargne d’une mauvaise conscience quand Agnès, figée dans sa colère, la lèvre dédaigneuse mais les yeux pleins de larmes, lui reprocha durement sa conduite en l’accusant de s’être comporté « comme un soudard avec une fille publique ».
— Une fille publique se serait montrée plus coopérante ! grogna-t-il, le nez dans sa tasse de café. Votre exemple est mal choisi : vous auriez dû dire un soudard avec une jeune vierge ou encore une nonne au cours du sac d’une ville prise d’assaut…
— C’est moi que vous avez prise d’assaut, moi, votre femme !…
— Vous devriez ajouter « la mère de votre enfant ». L’effet dramatique serait plus intense. En outre, je croyais me souvenir qu’une certaine… ardeur pour ne pas dire violence ne vous déplaisait pas…
— Peut-être, mais il y a la manière !
— Vous me pardonnerez mais j’ai trop mal au crâne pour essayer de trouver laquelle eût été la bonne. Cela dit, je vous demande excuses : soyez certaine que cela ne se renouvellera pas et que je saurai juguler à l’avenir mes instincts bestiaux.
— N’exagérez pas ! Est-il devenu impossible, Guillaume, que vous vous conduisiez simplement comme un mari aimant ?
— C’est quoi un mari aimant ?
— Mais… ce que vous étiez avant la naissance d'Élisabeth.
— Sûrement pas ! J’étais votre amant, ma belle, beaucoup plus que ce que vous souhaitez de moi à présent : un homme rangé, convenable, qui vous fera l’amour à date fixe et en tenant le plus grand compte de vos humeurs et de vos états d’âme.
Elle eut alors un cri :
— Guillaume ! Vous ne m’aimez plus !
Il la regarda avec une stupeur absolue :
— Moi, je ne vous aime plus ? Où prenez-vous ça ?
Elle détourna les yeux pour cacher ses larmes.
— Vous ne me parleriez pas de cette façon si vous m’aimiez comme avant.
— Comme avant quoi ?
— Je… je ne sais pas ! J’ai l’impression qu’il s’est passé quelque chose. Peut-être cette scène stupide que nous avons eue avant que vous ne partiez pour Granville ? Vous a-t-elle à ce point blessé ?… Êtes-vous si rancunier ?
Sincèrement désolé de la voir malheureuse et saisi peut-être de quelque remords, Guillaume se leva pour rejoindre sa femme de l’autre côté de la table et se penchant sur elle voulut l’envelopper de ses bras mais elle le repoussa :
— Je ne vous demande pas de consolation… ni de pitié !
— Que puis-je faire, alors ?
— Rien pour le moment. J’ai besoin… de calme. Et aussi d’oublier ce qui s’est passé cette nuit.
Du coup Tremaine réintégra sa colère non sans un certain soulagement :
— Dirait-on pas que j’ai commis un crime ? Ramenons les choses à leurs justes proportions, si vous le voulez bien : cette nuit, je vous désirais trop pour accepter le refus que vous prétendiez m’imposer. Je vous ai prise, un point c’est tout !
— Vous étiez ivre donc odieux !
Cette fois Guillaume se mit à rire :
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