JULIETTE BENZONI

Le réfugié

Première partie

NUAGES D’ORAGE

1790

I

LA DERNIÈRE FÊTE

La grosse cloche de la Pernelle sonnait avec une dignité admirable, en ce 19 mai 1790, pour annoncer au monde que l’Église s’apprêtait à recevoir un nouveau chrétien.

Du haut de son acropole normande la vieille tour carrée à double pignon semblait s’adresser aux confins même de l’immense paysage marin dont les flots bleutés et les brumes matinales s’étendaient du clocher trapu de Barfleur jusqu’à la pointe du Hoc sans que rien ne vînt arrêter le regard, à l’exception des îles Saint-Marcouf, grains de beauté posés sur la joue lisse de la Manche. Un archer divin tirant depuis le portail, et visant l’ouest, fermerait d’une corde parfaite la baie du Cotentin et l’estuaire de la Seine en atteignant le pays de Caux juste un peu au-dessus du Havre. Un autre, tourné vers le nord, planterait sa flèche sur l’île de Wight en terre anglaise, la vieille sœur ennemie.

En vérité, l’antique carillon n’en espérait pas tant bien que, de l’avis général, il tintât plus vigoureusement que de coutume comme s’il pressentait le jour prochain où il lui faudrait renoncer à ses appels joyeux lorsque louer Dieu à la face du ciel deviendrait criminel.

Pour le moment, il s’agissait surtout de faire entendre à la famille Tremaine qu’il était temps de se hâter, qu’elle avait déjà dix minutes de retard et que l’abbé de La Chesnier détestait attendre. C’est d’ailleurs pourquoi il avait ordonné au sonneur d’animer ses cloches alors même que le futur catéchumène n’était pas encore apparu sous le porche. Ce qui était tout à fait contraire aux usages.

Aux Treize Vents, la propriété voisine, un quatorzième commençait à souffler : celui de la panique. Tandis que les préparatifs du baptême requéraient l’attention et les soins de la domesticité, que le héros du jour, couvert de dentelles et de rubans, était déjà sous les armes dans les bras de sa nourrice, la gouvernante d’Élisabeth sanglotait et sa mère frôlait la crise de nerfs : la petite fille restait introuvable. Naturellement son complice habituel, son quasi-frère, son « jumeau » avait lui aussi disparu, ce qui n’arrangeait pas les choses.

Nés tous deux le même jour et à la même heure, l’un au château de Varanville, l’autre aux Treize Vents, Alexandre et Élisabeth, bien que leurs demeures fussent distantes d’une petite lieue, grandissaient ensemble ou peu s’en faut, leurs parents étant unis par les liens d’amitié les plus étroits. Guillaume Tremaine et Félix de Varanville se connaissaient depuis qu’aux Indes ils avaient combattu sous le bailli de Suffren. Quant à leurs épouses, Agnès de Nerville et Rose de Montendre, leur entente remontait à l’adolescence, la seconde s’étant toujours efforcée d’adoucir l’existence parfois cruelle que la première endurait du fait de son père – ou de celui que l’on croyait tel ! – le comte Raoul de Nerville conduit par ses crimes à une mort tragique.

Depuis qu’ils étaient en mesure de distinguer les gens de leur entourage les deux enfants éprouvaient une grande attirance l’un envers l’autre. Elle se traduisait par un curieux comportement : lorsqu’on les réunissait, ils s’embrassaient avec une sorte de ravissement puis entamaient une dispute sous le prétexte le plus futile mais, dès qu’il s’agissait de faire une sottise, ils se réconciliaient. Aussi, bien que le spectacle de ces deux bambins de trois ans déambulant gravement en se tenant par la main fût délicieux, était-il normal de se faire du souci dès qu’ils disparaissaient.

C’était ce qui venait de se produire et l’inquiétude de Béline, la gouvernante, s’expliquait… Tandis qu’elle courait partout comme une poule affolée, la société était rassemblée dans le grand salon paré d’énormes bouquets de lilas blanc. Autour des deux mères et du bébé Adam, il y avait la marraine, Flore de Bougainville, cousine de Rose ; son époux le célèbre navigateur, le parrain Joseph Ingoult, avocat à Cherbourg ; Mlle Lehoussois, vieille amie de la famille qui avait mis au monde Élisabeth et Adam, le marquis de Légalle, seigneur du pays et son épouse. Enfin quelques amis de Valognes appartenant à l’aristocratie du Versailles normand : le chevalier de Mesnildot, son frère Louis-Gabriel et sa belle-sœur Jeanne-Félicité, la vieille comtesse de Chanteloup tante de Mme de Varanville et l’indispensable dame de compagnie chargée du flacon de sels dont l’aimable douairière faisait un continuel usage à la moindre contrariété.

Très mécontente, Agnès Tremaine faisait appel à toute sa bonne éducation pour ne pas se laisser aller à la colère mais ce n’était pas facile :

— Cette malheureuse Béline se révèle chaque jour un peu plus incapable, murmura-t-elle à son amie.

— Je crois surtout que j’ai eu tort d’emmener Alexandre, répondit Rose. Nous aurions été plus tranquilles si je l’avais laissé à la maison avec ses petites sœurs.

— Plus tranquilles ? Élisabeth nous aurait assourdis de ses hurlements… Et maintenant Guillaume a disparu lui aussi. Nous devrions déjà être à l’église. M. de La Chesnier va être furieux…

— Ce n’est pas grave. Quant à ton mari, tu penses bien qu’il est à la recherche de nos deux sacripants.

Après un répit d’un instant, la cloche sonnait à présent avec une note d’indignation certaine quand un groupe pittoresque fit son entrée au milieu d’exclamations plus amusées que scandalisées : Guillaume retenant mal une envie de rire ramenait les jeunes aventuriers qui, auprès de sa haute silhouette maigre mais vigoureuse, semblaient plus petits encore. Mais dans quel état ! Sales, boueux et dépeignés !… La fillette, porteuse de taches de rousseur et d’une flamboyante chevelure cuivrée, traînait après elle, avec l’assurance d’une altesse, la dentelle déchirée d’une robe naguère encore parfaitement blanche. Le petit garçon, brun comme une châtaigne mûre, serrait précieusement sur son cœur un gros nénuphar jaune dont la longue tige ondulait mollement entre ses petites jambes entortillées de soie bleue trempée. Béline suivait, accablée sous le poids de sa malédiction…

— Voilà ! conclut Tremaine en souriant, je vous ramène vos jeunes pirates, Mesdames ! Ils sont allés jusqu’à la ferme voir les canetons. Élisabeth voulait à tout prix en rapporter un mais elle a dû renoncer à son projet par suite d’une avarie à sa robe. Alexandre a mieux réussi : il tenait à offrir cette fleur à sa mère…

Lâchant la main de son hôte, le bambin courut vers Rose et lui tendit son trophée dégoulinant qu’elle prit sans sourciller avant d’embrasser son fils avec un plaisir qui scandalisa son amie :

— Tu ne crois pas que ces deux chenapans méritent une bonne fessée plutôt que des caresses ?

— C’est l’intention qui compte et ce nymphéa est superbe. D’ailleurs la punition va venir : tu seras obligée de prêter à mon fils une robe de ta fille en attendant que ses vêtements soient secs !

— Heureusement que Félix n’est pas là : c’est lui qui serait puni…

En effet, Félix de Varanville, officier de marine servant à ce même moment sur un vaisseau de haut bord, le Majestueux, détestait cette mode enfantine qui vouait les petits garçons à la robe jusqu’à l’âge de cinq ou six ans. Son fils porta culotte dès qu’il n’eut plus besoin de langes.

— Cela crée chez les enfants une sorte d’équivoque dont un garçon peut avoir à souffrir par la suite, affirmait-il, en ajoutant pour renforcer son propos : « Si la reine Anne d’Autriche n’avait pris tant de plaisir à affubler trop longtemps en fille le jeune duc d’Orléans, celui-ci serait peut-être devenu un homme plus affirmé ! »

Mais Félix voguait quelque part sur l’Atlantique, ce qui lui évitait un spectacle qu’il eût sans doute considéré comme affligeant.

La petite Élisabeth, elle, attendait son châtiment avec la sérénité fataliste de ceux qui savent répondre de leurs actes. Toujours pendue à la main d’un père qu’elle adorait, elle se contenta de lever sur sa mère le regard à peine contrit de ses grands yeux gris – sa seule ressemblance avec Agnès ! – et déclara :

— Je voulais un canard pour le mettre dans le bassin du jardin.

— Il n’y aurait pas été heureux, dit Mme Tremaine après avoir consulté le regard souriant de son époux. Il est beaucoup mieux avec sa famille… Béline, cessez de pleurer, mouchez-vous et emmenez ces enfants changer de vêtements ! Nous n’avons que trop perdu de temps !

C’était apparemment l’avis du clergé car, au moment même où elle prononçait ces paroles, un enfant de chœur essoufflé atterrit au milieu de la société :

— Monsieur l’abbé demande… si on baptise ou si on ne baptise pas ?

— On baptise ! dit Tremaine en tapotant la calotte écarlate du gamin. Nous avons eu un… contretemps ! Tu peux annoncer notre arrivée. Je présenterai moi-même les excuses !

Le cortège se forma enfin et l’on quitta les Treize Vents avec cérémonie. En tête marchait la nourrice portant le bébé. Grande et vigoureuse, éclatante de roseur blonde, elle arborait presque autant de dentelles que son fils de lait et ressemblait, sous la haute crosse de sa coiffe brodée et amidonnée, à une majestueuse frégate entrant au port toutes voiles dehors. Femme d’un petit cultivateur de Rideauville ayant déjà trois enfants, elle vivait là son heure de gloire et savourait la fortune inattendue qui avait empêché Agnès Tremaine de nourrir son fils plus de deux semaines. Depuis quelques années, en effet, depuis surtout que la Reine en avait tenté l’expérience sous l’influence de philosophes prêchant le retour à la pureté originelle, il était de mode, dans la haute société, que les nobles dames allaitent leurs enfants. Ce qui permit aux connaisseurs d’admirer, plus complètement que dans le cadre des décolletés, quelques seins ducaux ou même princiers de la meilleure venue.