La mère ayant déclaré forfait, on fit donc appel à Jeanne Coulomb qui, laissant son dernier-né à sa mère assistée d’une chèvre, vint avec un vif plaisir s’installer aux Treize Vents dans la jolie chambre tendue de toile de Jouy à personnages où des meubles laqués de gris clair, simples mais charmants, gravitaient autour d’un vaste berceau. Et prendre possession de l’agréable trousseau qu’on lui constitua.

Dans son sillage marchaient le parrain et la marraine. Lui, Joseph Ingoult, avocat de son état et, depuis peu, membre de la nouvelle Assemblée municipale de Cherbourg, s’avançait en tendant le jarret, fier comme un coq décidé à conquérir tout un poulailler et superbement accommodé d’un frac d’un joli bleu tendre, de culottes en soie grège et d’un gilet court artistement brodé d’où pendaient deux chaînes de montre en or. En dépit de la mode nouvelle qui se contentait de poudrer de gris les cheveux naturels, ce grand bourgeois qui se voulait l’arbitre des élégances dans la région demeurait fidèle à la perruque blanche. Elle lui permettait de se raser le crâne faisant ainsi disparaître une nature de cheveux aussi indisciplinés que peu seyante et ressortir l’éclat de ses yeux noirs, seule véritable beauté de ce jeune vieillard dont un tic déformait périodiquement le visage trop mobile. Ce qui ne l’empêchait pas de remporter de fréquents succès auprès des femmes.

À ce propos d’ailleurs, Joseph Ingoult vivait, tout comme la nourrice mais pour d’autres raisons, une heure exaltante : depuis environ quatre ans, il était follement amoureux de la belle dame à laquelle il venait d’avoir l’honneur d’offrir la main et qu’il couvait d’un regard extasié : la ravissante Flore de Bougainville, née de Montendre, dont l’ample robe de soie lilas clair soutenue par une mousse de jupons – les encombrants « paniers » étaient bannis depuis près d’un an – venait caresser par instants son flanc gauche. Il pouvait respirer son parfum délicat, admirer de près son exquise fraîcheur et la mousse dorée qui soutenait un immense et absurde chapeau « à la couronne d’amour » d’où jaillissait un feu d’artifice de plumes d’autruche et de hampes de lilas.

En lui demandant de porter son fils sur les fonts baptismaux en compagnie de la dame de ses pensées, Guillaume Tremaine avait touché droit au cœur cet ami fidèle qui était aussi son conseiller juridique. Et mécontenté sa femme ! Agnès n’aimait guère, décidément, les amis de son époux qu’elle jugeait, la plupart du temps, communs et peu intéressants. Si elle préférait tout de même l’avocat cherbourgeois à l’armateur granvillais Bretel de Vaumartin – cependant pourvu d’une particule honorable – elle eût choisi plus volontiers, pour ce fils tant désiré, un aristocrate de vieille souche ou encore un dignitaire de l’Église. D’autant qu’Ingoult représentait un peu trop, selon son goût, les idées nouvelles. Mais Guillaume s’était montré intraitable :

— L’homme dont il va porter le prénom était un simple fermier acadien mais un homme de grand cœur et le meilleur ami de mon père. Ils sont morts ensemble et c’est moi qui les ai ensevelis… à ma manière. Je préfère pour Adam le patronage d’un homme intelligent et solide qui pourra lui être utile dans la vie.

— Je ne vois pas comment ? Un évêque ou un grand seigneur seraient sûrement plus utiles.

— Auprès de qui ? D’une Cour qui n’existe plus ? D’un roi à demi prisonnier dans son palais des Tuileries ? Les temps changent, Agnès. Il faudrait que vous vous en rendiez compte…

— Pourquoi ce ton grave, alors ? Vous en êtes enchanté, vous, de ces changements ?

Je ne dis pas non. Voir un grand peuple s’éveiller à la liberté est une belle chose, il me semble ? Et je ne suis pas seul à penser ainsi…

En effet, depuis bientôt un an, depuis que le Roi avait convoqué les États Généraux, transformés peu après en Assemblée Constituante, la France souriait à cette liberté toute neuve qu’elle espérait semblable à celle récemment acquise par les jeunes États-Unis. Le peuple de Paris décida soudain de s’emparer de la Bastille – tout juste avant que Louis XVI, qui voulait édifier une fontaine à la place, n’y mît les démolisseurs ! – puis l’on proclama la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, un brin calquée il est vrai sur celle d’indépendance américaine arrivée en France dans la poche du sublime marquis de La Fayette. Finis les privilèges, les droits seigneuriaux ! Chacun se voulait l’égal de son voisin et allait d’embrassades en embrassades arrosées de « torrents de larmes » dans le meilleur style de Jean-Jacques Rousseau, l’illustre philosophe genevois pourvu d’un cœur assez vaste pour y faire entrer le monde entier à la seule exception de ses cinq rejetons abandonnés l’un après l’autre aux Enfants Trouvés.

Il y eut bien, ici ou là en France et après la prise de la vieille prison, quelques regrettables accès de fureur paysanne qui mirent à mal plus d’un château – ces bastilles à l’échelle locale ! – molestant les habitants, les tuant même parfois, brûlant chartriers et colombiers quand ce n’était pas le manoir lui-même avec tout ce qu’il contenait mais, en Normandie, seul le quadrilatère Vire-Falaise-Alençon-Domfront fut atteint par l’épidémie.

Dans le Cotentin tout se passa au mieux hormis à Cherbourg où les habitants commencèrent par se couvrir de rubans tricolores avant de s’aviser de la rareté et de la cherté du pain. Résultat : au soir du 21 juillet 1789, il y eut émeute. On pilla joyeusement les maisons de quelques riches commerçants après avoir mis à mal celle du maire, M. de Garantot, dont l’hôtel de la rue de la Trinité 1 vit ses meubles et ses objets pulvérisés ou volés y compris la centaine de pots de gelée de groseilles à laquelle Betsey, la gouvernante anglaise du vieux célibataire, mettait la dernière main. Heureusement, il n’y eut pas effusion de sang grâce au commandant militaire de la place, le général Dumouriez, qui préféra laisser l’accès de fièvre se calmer et refusa de faire donner la troupe. Il était d’ailleurs occupé à organiser la Garde Nationale dont il serait naturellement le chef. La noblesse et la haute-bourgeoisie ne devaient jamais lui pardonner les dégâts causés à leurs demeures.

Pourtant, dès le lendemain, Dumouriez faisait arrêter les meneurs – presque tous venus de l’extérieur comme par hasard ! – et la punition fut sévère : deux condamnations à mort et plusieurs autres au fouet, à la marque, aux galères et à la prison. Le seul Cherbourgeois arrêté fut banni. Le tout dans les formes légales et le peuple qui n’eut pas à en souffrir applaudit. Cherbourg rentra dans l’ordre et s’occupa de ses premières élections municipales. Perspective des plus exaltantes mais M. de Garantot ne brigua pas le renouvellement de son mandat : pour ce vieux célibataire épris de tranquillité, des gens capables de s’en prendre à ses pots de confitures n’étaient plus fréquentables : il préféra quitter Cherbourg avec sa gouvernante anglaise…

Ces événements avaient glacé d’horreur la jeune Mme Tremaine. Guillaume, pour sa part et après en avoir déploré les délires, estimait avec une sagesse bien normande que l’on ne fait pas d’omelette – son plat préféré – sans casser quelques œufs. La France était en train d’accoucher d’une monarchie constitutionnelle qui ne permettrait plus le retour aux excès de l’Ancien Régime et serait sans doute pour elle la meilleure forme de gouvernement. Quant au choix du parrain d’Adam, le maître des Treize Vents l’avait tranché à sa façon péremptoire :

— Ingoult sera d’autant plus heureux d’accepter qu’il aura pour commère Mme de Bougainville. Je pense qu’avec elle, l’aristocratie sera parfaitement représentée : un couple symbole du monde nouveau en quelque sorte !

Un couple étrange, en tout cas, pensait Agnès en le suivant sur le chemin de l’église. Aussi mal assorti soit-il, il trouvait le moyen d’être assez harmonieux. Question d’élégance naturelle, sans doute !…

Sa propre main reposait sur celle de Bougainville qui, lorsqu’il ne parlait pas de lui-même, s’ingéniait à trousser de fort jolis compliments. Sans doute sincères car Agnès, ce jour-là, se sentait en beauté. Sa robe d’épais satin gris pâle assortie à la nuance un peu mystérieuse de ses yeux lui seyait à merveille. Le ruban qui la ceinturait enserrait une taille qui aurait pu être celle d’une toute jeune fille et non d’une mère de deux enfants. Un grand fichu de mousseline blanche volantée enveloppait ses épaules et rejoignait la ceinture sous un bouquet de roses pâles piqué au creux d’un charmant décolleté. Les mêmes ornaient le grand chapeau de paille posé sur une abondante chevelure noire et lustrée, haut relevée au-dessus d’un grand front où les fins sourcils semblaient dessinés à l’encre de Chine sur une peau possédant la blancheur mate d’un pétale de camélia. Dans cette belle jeune femme discrètement épanouie par la maternité, il ne restait pas grand-chose du « chat sauvage » remarqué un soir à Valognes par Guillaume Tremaine sinon la minceur nerveuse et l’expression inquiète qui habitait trop souvent son regard.

Tout à l’heure, lorsqu’elle était apparue au salon, Tremaine avait complimenté sa femme sur son élégance et sa beauté. Pourtant Agnès n’en fut qu’à demi satisfaite : aux paroles elle eût préféré l’un de ces regards ardents qui faisaient flamber les prunelles fauves de son époux et que, depuis près de trois ans, elle n’avait retrouvés qu’une seule fois : ce soir du mois d’août précédent où Adam avait été conçu. Il y avait alors bien longtemps que Guillaume ne l’avait pas touchée…

Agnès admettait volontiers qu’à l’origine la faute était sienne. L’avait-elle assez regrettée cette soirée de septembre, pourtant si douce et si propice à l’amour, où, par crainte de se retrouver enceinte, elle avait repoussé Guillaume ? Il s’était enfui si vite ensuite ! Le temps d’aller à l’écurie, de seller son cheval et de prendre au grand galop le chemin menant à Granville. Sans doute pour s’y épancher dans le sein de son ami Vaumartin, cet armateur que Mme Tremaine n’aimait pas ! Seul, le martèlement furieux des sabots d’Ali traduisit la colère qu’il emportait tandis qu’il se fondait dans la nuit.