Juliette Benzoni
Le diamant de Bourgogne
PREMIÈRE PARTIE
OÙ CHERCHER ?
1
Retour à la case départ…
En découvrant son portefeuille délesté du rubis, Aldo reçut un tel choc qu’il le laissa retomber sur la table du petit déjeuner et dut s’asseoir sous l’œil inquiet de Cyprien, mais le vieux maître d’hôtel de Mme de Sommières en avait déjà vu d’autres : il alla chercher une bouteille de vieil armagnac, un verre d’une contenance respectable qu’il emplit à moitié avant de l’offrir à la victime du larcin, qui non seulement le vida d’un trait mais le tendit en vue d’une autre ration dont il but plus calmement environ un tiers. Ce faisant, son regard fixa le plafond :
— Elle sait ?
— Monsieur le prince veut rire ?
— À vrai dire, pas tellement ! J’ai rencontré des circonstances plus festives…
— Madame la marquise prend toujours son petit déjeuner en compagnie de Mademoiselle Marie-Angéline, quand celle-ci rentre de la messe. En général vers huit heures, huit heures et demie !
— Autrement dit cela ne va pas tarder ! Allez à la loge, Cyprien, et appelez M. Vidal-Pellicorne ! Qu’il rapplique illico ! Même s’il est en pyjama ! Je ne me sens pas le courage de lui annoncer ça tout seul !
En dépit de son âge, Cyprien fila comme un lapin tandis qu’Aldo achevait son verre les yeux toujours rivés aux « pâtisseries » Second Empire d’où semblait couler le grand lustre à cristaux, comme s’il attendait du Ciel une réponse à son problème. Les pires situations, il les avait affrontées avec Adalbert – enfin, presque toutes ! – sauf quand c’était Adalbert lui-même le problème. Il priait seulement pour que Tante Amélie n’appelle pas avant qu’il soit là !
Et il fut exaucé en un temps record : dix minutes ne s’étaient pas écoulées que le vacarme bien connu d’une certaine petite Amilcar rouge vint fracasser les échos du quartier Monceau. Aldo se précipita au-devant de son ami et faillit sourire en constatant que s’il n’était pas en tenue de nuit, il n’en était pas loin puisque, chaussé de charentaises à carreaux, il les surmontait d’un vieux pantalon de velours côtelé et de sa veste d’intérieur à brandebourgs. Quant aux épais cheveux blonds qui s’argentaient par-ci par-là, ils n’avaient subi ni peigne ni brosse : rien que les doigts écartés de leur propriétaire.
Sautant à bas de son véhicule, celui-ci s’engouffra dans la maison dont Aldo lui tenait la porte :
— C’est pas vrai ? fit-il. Elle n’a pas fait ça ?
— Oh, que si !
— Et avec ton rubis ?
— Ce n’est pas le plus important mais c’est la triste réalité !
Comme son ami un instant plus tôt, Adalbert leva les yeux vers les hauteurs de l’escalier :
— Et tu préfères qu’on soit deux pour lui annoncer la nouvelle.
— Oui. Est-ce bête, hein ? J’ai un peu honte de moi !
— Il n’y a pas de quoi. J’en ferais tout autant à ta place. Alors maintenant, on y va ?
Le coup de tonnerre redouté se fit entendre au même moment. D’un pas accordé, ils s’élancèrent dans l’escalier et arrivèrent à la minute où Louise, la femme de chambre de la marquise, sortait le plateau du monte-plats. Déjà âgée, elle parut très soulagée de les voir :
— Ces messieurs veulent-ils passer en premier ? Je devrais peut-être faire tenir ceci au chaud ?
— Ne vous tourmentez pas, Louise, je m’en charge ! rassura Aldo en s’emparant du lourd plateau d’où surgissait le numéro du matin du Figaro.
Puis il frappa légèrement et entra sans attendre d’y être invité, Adalbert sur les talons.
Mme de Sommières était assise bien droite dans une liseuse de linon bleu pâle ornée de dentelles de Valenciennes et de minces rubans blancs assortis à la « charlotte » dont s’enveloppait son abondante chevelure blanche où se montraient encore quelques mèches rousses. Malgré ses quatre-vingts ans sonnés, elle demeurait belle et surtout imposante. La vue d’Aldo armé du plateau et d’Adalbert en charentaises et veste d’intérieur lui fit hausser un sourcil surpris au-dessus d’un étonnant regard vert clair, avant de prendre son petit face-à-main serti d’émeraudes pour mieux apprécier le spectacle, puis, tapotant le lit :
— Pose ça là, Aldo ! invita-t-elle avec un demi-sourire qui n’atteignit pas les yeux. Ensuite appelle pour que l’on apporte du café ou Dieu sait ce qui vous fera plaisir pour faire avaler la couleuvre !
— La couleuvre ? émirent-ils d’une même voix. Vous… vous savez donc ?
— Que Plan-Crépin est partie rejoindre celui en qui elle croit voir l’homme de sa vie ? Primo, si elle avait été à la messe elle devrait être rentrée depuis longtemps, secundo, j’ai saisi, cette nuit, quelques bruits bizarres comme la chute d’un objet lourd suivie d’un juron étouffé. Au cas où me resterait un doute, l’arrivée tonitruante de l’Amilcar d’Adalbert dans ses atours du matin l’aurait levé. Je ne me trompe pas, elle est partie, n’est-ce pas ?
— Vous le saviez et vous n’avez rien fait pour l’en empêcher ? s’exclama Aldo au bord de l’indignation.
— Et que voulais-tu que je fasse ? Que je la supplie de ne pas se lancer dans cette folie ? Que je me traîne à ses genoux ou que je l’enferme à la cave ? Vous savez bien que les obstacles décuplent ses facultés de résistance !
— … mais pas son intelligence ! observa Adalbert, qui, assis sur un coin du lit, se beurrait tranquillement une brioche encore tiède. Je suppose qu’elle a reçu un message quelconque ?
— Oh, sans aucun doute ! Son courrier n’a jamais été surveillé dans cette maison. Pas plus que ne le serait celui de ma fille ou de ma nièce.
— C’est peut-être faire preuve d’une trop grande largeur d’esprit ?
— Non, trancha la vieille dame. Si elle avait quinze ou seize ans, je ne dis pas ! Ce serait même un devoir, mais à son âge ?
Aldo avait son idée là-dessus mais choisit de la garder pour lui jusqu’à preuve du contraire. D’autant que certaine vibration dans la voix de Tante Amélie et l’éclat de son regard la révélaient plus touchée qu’elle ne voulait l’admettre. Adalbert en pensait autant mais voulut pousser plus loin l’étude de ses réactions :
— Ce qui est plus inquiétant c’est que, avant de quitter la maison – cette nuit sans doute –, elle ait exploré les poches d’Aldo pour en extraire le rubis.
D’abord médusée, la marquise ne trouva rien à répondre. Enfin, levant vers son neveu un regard suppliant, elle murmura :
— Ce n’est pas possible ? Pas elle ?… Quelqu’un d’autre peut-être ?
Il n’ajouta pas qu’il avait dormi comme un ange mais qu’à la réflexion il avait trouvé à son café du soir un petit goût bizarre. Touchée de plein fouet, Mme de Sommières répétait cependant :
— Ce n’est pas possible ! Pas elle ! Cela ne lui ressemble en aucune façon !
Il s’assit près d’elle sur le lit afin de pouvoir passer son bras autour des épaules soudain voûtées :
— Tante Amélie ! Vous devez savoir qu’on est capable de n’importe quoi quand on aime… ou seulement quand le besoin s’en fait sentir. Adal et moi avons à notre palmarès quelques… exploits du même acabit ! Évidemment, on ne s’en vante pas, mais c’est tout de même un fait !
— Je le sais bien, et envers certaines gens je n’y vois aucun inconvénient, mais te voler, toi ? Autant dire son frère !
— À plus forte raison ! fit Adalbert qui ne put s’empêcher de rire. C’est dans les histoires de famille qu’on rencontre le plus de coups tordus ! Et maintenant, on fait quoi ?
— On étudie d’abord le problème ! répondit Aldo en dépliant la lettre où Plan-Crépin avouait son larcin, la lissant avant de l’étendre sur la courtepointe. Il y a là-dedans quelque chose qui ne colle pas ! Elle écrit qu’il l’appelle, ce qui se traduit par celui qu’elle aime : Hugo de Hagenthal !… Alors qu’il a fait le maximum pour la convaincre de rentrer chez elle et de ne plus se mêler de ses affaires ! Et tout d’un coup il la supplie d’accourir à son aide, mais, en plus, avec le faux-vrai rubis qui est authentique mais n’a jamais fait partie des « Trois Frères » du Téméraire1. Vous en concluez quoi, vous autres ?
— Que ce n’est pas Hugo qui lui a écrit mais son cher papa qui doit savoir comment l’imiter. Autrement dit : elle fonce droit dans un piège !
— Mais enfin, bon sang, elle n’est pas idiote, s’il lui a demandé d’apporter le rubis cela aurait dû lui ouvrir les yeux ?
— Sauf, murmura Mme de Sommières, si elle connaît l’écriture de cet Hugo et que l’on ait réussi à en faire une copie parfaite ! Moi qui ai vu cet homme en face, quand nous l’avons rencontré sur la route en train de bavarder avec l’abbé Turpin, je le vois mal implorant une pauvre fille de venir à son secours nantie de ses faibles forces et surtout sans avertir quiconque et surtout pas la police ! Il est séduisant dans le style sévère et surtout hors du siècle. Son visage, on l’imagine davantage sous la visière d’un heaume d’acier que sous un chapeau de feutre ! En outre, il ressemble de façon frappante au Téméraire ! Quelle auréole, messeigneurs ! Celle de la légende doublant celle d’un sort tragique ! Dès lors, elle était au-delà de tout raisonnement sain et ne voyait plus qu’une chose : le rejoindre ! Fût-ce pour mourir avec lui !
Après un instant de silence, Aldo demanda :
— Si vous l’aviez su, Tante Amélie, vous l’auriez quand même laissée partir ?
— Oui ! affirma-t-elle en le regardant au fond des yeux. Parce qu’elle-même n’appartient pas à ce siècle sans panache !
— Vous trouvez ? gronda Aldo. Sans panache ? Un million de morts quasi volontaires à cette guerre que nous avons vécue ? Il est vrai qu’on y voyait plus de boue que de panache, mais je vous rappelle que Charles de Bourgogne est mort lui aussi dans la neige grise d’un étang gelé !
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