— Tu sais bien que non ! C’est sans doute de l’égoïsme pur… ou ce doit être l’âge !

Le ton était dramatique. Le rire d’Adalbert fusa, essentiellement réconfortant :

— J’en ai autant à ton service. Alors un bon conseil : va te coucher en embarquant ce qu’il faut pour prendre une bonne cuite. Quand tu en émergeras, je serai là !

— Sûrement pas ! J’ai besoin de garder la tête claire. Embrasse Tante Amélie pour moi et fais bon voyage !

À la réflexion, Adalbert décida de rejoindre la frontière dans sa voiture. C’était peut-être plus long et plus fatigant mais cela lui assurait, outre la satisfaction d’être un peu chez lui, la tranquillité d’esprit que l’on ne trouve jamais dans une voiture de location, inconnue. Il partit donc à l’aube d’une belle journée ensoleillée, regrettant seulement d’avoir dû laisser au garage, une fois de plus, la chère petite Amilcar rouge et noir vraiment trop bruyante pour qui entend se livrer à des activités plus ou moins policières. Le parcours fut paisible et rapide, et quand, après un passage de douane sans histoire, il stoppa son engin devant l’hôtel de France, il respira avec délices l’air vivifiant du fabuleux paysage étalé devant lui et se sentit presque en vacances. Impression hautement fugitive ainsi qu’il s’en convainquit lorsque s’approcha de lui un homme solidement bâti et sympathique qui lui demanda s’il était bien M. Vidal-Pellicorne – encore que celui-ci eût besoin de consulter une carte de visite pour venir à bout de son nom – et, ayant reçu toutes assurances à ce sujet, lui apprit, un peu gêné, que « M. le prince avait été arrêté aux aurores par la police d’Yverdon… ».

Il crut avoir mal compris  :

— Morosini ? Arrêté ? Qu’est-ce que c’est que cette blague ? Arrêté pour quoi ?

— Pour avoir assassiné hier, vers dix-sept heures, les serviteurs de M. de Hagenthal à la Seigneurie de Grandson.

Adalbert encaissait bien d’habitude, mais là il se crut en face d’un malade :

— Voulez-vous répéter ? Il a quoi ?

— Tué à coups de couteau Georg et Martha Olger, les serviteurs de…

— Vous l’avez déjà dit ! Et ça n’a pas de sens ! Trucidé… et à l’arme blanche ensuite, de braves gens qui l’accueillaient avec chaleur ? J’y suis allé une fois avec lui. Mais qui donc a pu sortir une telle ânerie ?

— Leur fils, Mathias, qui sert aussi Monsieur Hugo mais dans sa propriété au-delà de la frontière. Il est arrivé chez ses parents hier vers huit heures du soir et les a trouvés ainsi que je viens de vous le dire.

— Et il a tout de suite su qui était le meurtrier ? Une illumination céleste en quelque sorte ?

— Non. En arrivant il l’a vu partir dans une voiture immatriculée en Suisse et donc de location…

— Et il ne lui a pas couru après, soulevé d’une sainte indignation ?

— Il n’en savait rien ! Comme l’assassin…

— Doucement s’il vous plaît, gronda l’égyptologue. Tant qu’il n’est pas condamné c’est M. le prince Morosini ou, mieux, Son Excellence !

— Naturellement ! Où avais-je la tête ? Veuillez m’excuser !

— Qui êtes-vous d’abord ?

— Le propriétaire de cette maison. Comme tous les miens, j’ai eu peine à réaliser l’accusation des policiers qui sont venus l’interpeller ce matin. Il était évident que c’était un homme du monde. Parfaitement éduqué… Nous avons bavardé un peu hier soir pendant qu’il buvait son café après m’avoir complimenté sur notre cuisine qu’il a beaucoup appréciée…

— Allons, tant mieux ! Et où est-il à présent ?

— Sans doute à l’hôtel de police d’Yverdon avant d’être transféré à Lausanne où il sera incarcéré avant d’être jugé !

— Pas si vite, s’il vous plaît ! On n’en est pas là ! Pour ce qui est de moi, je vais vous demander, dans l’ordre : où est votre téléphone, ensuite une chambre et un couvert dans un coin tranquille parce que j’ai l’intention de passer la nuit ici !

— Ce sera avec plaisir ! Je vais envoyer un garçon prendre vos bagages. Quant au téléphone, je vais vous appeler votre numéro. Je vous préviens, cela risque d’être assez long.

— Vous êtes bien bon ! émit Adalbert, un rien moqueur, en sortant son calepin et son stylo pour inscrire les coordonnées de Langlois, et qui se fit une joie amère de remarquer, en tendant le petit feuillet à l’hôtelier : Comme il s’agit du grand patron de la police judiciaire française, l’attente ne devrait pas être si longue…

Ce fut rapide en effet : vingt minutes après, et alors qu’il se réconfortait avec une fine à l’eau au bar de l’hôtel, Adalbert eut le Quai des Orfèvres. On lui apprit que Langlois n’était pas dans son bureau mais qu’il ne manquerait pas de le rappeler dès son retour. Ce qui clouait Vidal-Pellicorne sur place alors qu’il brûlait de filer à Yverdon réconforter son ami, mais il se faisait déjà tard et il avait environ cinq cents bornes dans les bras. En outre, Morosini ne mourrait pas de passer une nuit en prison. Ce ne serait pas une première, et de loin ! Pour lui-même non plus d’ailleurs, et parfois dans des conditions quasi médiévales !!! Revenant à son hôtelier qui le considérait d’un œil dubitatif, il demanda :

— Elles sont comment les prisons chez vous ?

— Ne les ayant encore jamais essayées, vous me voyez fort embarrassé pour vous répondre, mais je ne crois pas me tromper en vous affirmant qu’elles sont très propres ! Un mien cousin a eu l’occasion de séjourner deux ou trois jours au poste de police d’Yverdon et n’en a pas gardé un mauvais souvenir.

— Allons, tant mieux ! Je n’en attendais pas moins d’un pays modèle comme le vôtre…

Quant à Tante Amélie, il se contenta de lui faire savoir, via Cyprien, qu’il était bien arrivé mais mort de fatigue, qu’il allait se coucher et la rappellerait le lendemain, partant de ce principe qu’à chaque jour suffit sa peine !

Pendant ce temps, Aldo reprenait, bien contre son gré, l’état comparatif qu’il songeait à écrire touchant les différentes prisons qu’il avait eu l’occasion d’essayer et aussi de l’accueil qu’il y recevait… En général, sa mauvaise chance voulait que ceux qui l’y jetaient lui vouassent, dès l’abord, une antipathie parfaitement inexplicable. Seuls trois d’entre eux avaient échappé à cette malédiction : le commissaire Pierre Langlois, alors divisionnaire, le chief superintendant Gordon Warren, de Scotland Yard, et Patterson, le chef de la police métropolitaine de New York. Encore les deux premiers s’étaient-ils mués avec le temps en amis fidèles.

Mais ses expériences aux mains des policiers madrilènes, turcs ou versaillais par exemple n’étaient pas près de se laisser oublier. On l’avait traité comme un gibier de potence et, dans ces circonstances, son titre princier ne lui avait été d’aucune aide, bien au contraire. On aurait dit que faire passer de mauvais quarts d’heure au détenteur d’un si beau nom leur causait une joie comme on en rencontre rarement dans la vie. S’ils avaient pu, tels les Indiens d’Amérique, l’attacher au poteau de torture et improviser autour de lui une danse du scalp endiablée en poussant des cris gutturaux, leur félicité eût été complète !

Heureusement, le « commissaire » Bauer – ou quelle que soit sa qualification suisse ! – devant lequel il comparut à l’hôtel de police d’Yverdon semblait de mœurs bénignes. D’une froideur polaire, il se contenta d’informer ce « client » hors du commun du crime dont il était accusé et, sans écouter ses énergiques dénégations, lui demanda s’il avait fait le choix d’un avocat.

— Un : je n’en connais aucun ici, et deux : n’ayant jamais été effleuré par l’intention de tuer qui que ce soit, je ne vois pas pourquoi j’aurais dû m’offrir ses services. Surtout en Suisse alors que je suis vénitien !

— Peut-être, mais leur présence est obligatoire. Vous n’avez qu’à choisir parmi cette liste ! ajouta-t-il en lui tendant une feuille de papier.

— Pour être défendu par un jeunot sans expérience ? Merci beaucoup ! S’il le faut absolument, veuillez téléphoner aux bureaux de mon beau-père à Zurich pour m’en procurer un !

— Vous avez un beau-père à Zurich ?

— Apparemment !

— Et il s’appelle ?

— Moritz Kledermann, banquier. S’il est absent, son secrétaire saura où le trouver !

Le nom du milliardaire zurichois entama la cuirasse de certitude du policier :

— M. Kledermann est votre beau-père ? releva-t-il sans cacher sa surprise.

— Oh, c’est simple : j’ai épousé voici quelques années sa fille Lisa qui m’a donné trois enfants.

— Dans ce cas nous pouvons contacter votre femme à Venise ?

— Non. Elle est en ce moment chez sa grand-mère… en Autriche !

— Ah !

Le policier se demandait visiblement si l’on n’allait pas en arriver bientôt à faire appel à la Société des Nations4 ! Ce que devinant, Aldo lui demanda, en attendant, d’avoir l’amabilité de lui apprendre en détail de quoi on l’accusait au juste.

— Hier, aux environs immédiats de dix-sept heures, vous avez assassiné Georg et Martha Olger au domaine de la Seigneurie dont ils étaient à la fois les gardiens et les serviteurs.

— Assassinés ? Et comment  ? Je suis censé leur avoir tiré dessus ?

— Non. Vous les avez poignardés. L’arme a été retrouvée près des corps.

— Au couteau ? C’est bien mon genre ! fit Aldo qui remerciait mentalement le Ciel de l’avoir empêché de s’armer comme d’habitude en cas d’action violente en perspective, c’est-à-dire se munir de la lame fine et effilée liée, dans son étui, à son bras droit, ce qui permettait de la faire glisser d’une secousse dans sa main… (Il se contenta d’ajouter :) Et, naturellement, on y a trouvé mes empreintes digitales ?

— On n’en a relevé aucune mais je suppose que vous avez l’habitude de porter des gants ?