Ou alors le message n’était pas d’Hugo… et le pire était à craindre !…

La cigarette, qu’il avait allumée pour mieux réfléchir arrivant sur sa fin, il l’écrasa dans le cendrier, remit son moteur en marche, recula pour reprendre le droit-fil de la route, s’arrêta finalement devant la grille, descendit, alla sonner et attendit. Pas longtemps. Le vieux Georg ne devait pas être loin car il apparut presque aussitôt. Son visage toujours un peu sévère s’éclaira en reconnaissant le visiteur :

— Oh, Monsieur le prince ! Quel plaisir inattendu !… Je vois que vous demeurez fidèle à notre pauvre baron ! dit-il avec un bref coup d’œil à la banquette arrière où étaient les roses.

— Difficile d’oublier, vous savez ! Et comme j’avais un rendez-vous en Suisse j’ai pensé venir jusqu’ici !

— Alors veuillez aller à la terrasse ! Je referme et je vous rejoins !

Un peu étonné de ce qui ressemblait à une précaution – la dernière fois la grille était restée ouverte le temps de sa visite –, Aldo reprit sa voiture et se gara près de la porte. En outre, il put constater que le vieux serviteur éprouvait quelque peine à marcher et qu’il s’aidait d’une canne.

— Vous avez eu un accident ? demanda-t-il quand il le retrouva.

— Rien de grave ! Une simple entorse ! Et elle est presque guérie !

— Presque n’est pas suffisant ! Vous ne devriez peut-être pas appuyer si tôt sur votre pied !

— C’est ce que dit ma femme, mais une canne est d’une grande utilité et je ne sens plus la douleur. Et puis, c’est d’un tel ennui de rester cloué dans un fauteuil tandis que l’on s’agite autour de vous. Mais donnez-vous la peine d’entrer avant de vous rendre sur la tombe. Puis-je vous offrir une tasse de café ?

— Certainement, sourit Aldo, mais auparavant il faut vous avouer qu’il y a une autre raison à ma visite : je voudrais rencontrer M. Hugo de Hagenthal, le nouveau maître de cette belle maison.

— Il est absent, mais veuillez tout de même prendre place, Excellence, et m’attendre un instant, je reviens avec le café…, dit-il en introduisant le visiteur dans la salle dont celui-ci conservait le souvenir.

Aldo revit avec plaisir la vaste cheminée dont le manteau s’ornait d’un massacre de dix-cors et d’armes anciennes, mais naturellement dépourvue de feu en cette saison, les bancs de pierre soulignant la profondeur des embrasures des fenêtres médiévales, les tapisseries « verdures » réchauffant les murs blancs, mais il n’y avait plus cette fois de lit à colonnes installé pour abriter les derniers souffles du vieux baron incapable de se déplacer. La pièce avait retrouvé son office de salle d’accueil, le mot salon ne convenant guère à un endroit évoquant plus le temps des chevaliers que celui des papotages autour d’une tasse de thé accompagnée de petits gâteaux. Mais l’agrément se teinta d’émotion en évoquant la longue silhouette du vieux gentilhomme qu’il y avait vu lutter contre la mort et la maintenir à distance jusqu’à ce qu’il eût payé à sa façon la dette de sang contractée par un autre…

Georg revenait, accompagné cette fois de Martha, sa femme, et c’était elle qui, sur un plateau, portait la tasse de café accompagnée de biscuits légers. Elle esquissa une révérence et posa son chargement auprès d’Aldo. Et sourit :

— Georg n’est pas encore aussi assuré sur ses jambes qu’il le prétend et j’ai craint qu’il n’apporte un bain de pieds à Monsieur le prince !

— C’est gentil à vous, mais je n’aurais pas voulu vous déranger.

— Ne vous inquiétez pas ! Et puis les fleurs du souvenir méritent beaucoup plus que cela ! Elles sont si belles ! Monsieur le baron adorait les roses !

— Nous irons les porter ensemble ? proposa Aldo. Mais je ne suis pas venu uniquement pour ce devoir de mémoire : je voudrais rencontrer M. Hugo de Hagenthal, ainsi que j’en ai fait part à votre mari. Il faut à tout prix que je lui parle !

Les deux époux se regardèrent, visiblement gênés :

— C’est qu’il n’est pas là ! émit Martha, à son tour.

— Et nous ignorons quand il reviendra ! surenchérit Georg en écho.

— S’il est à la Ferme, de l’autre côté de la frontière, c’est sans importance puisque je compte m’y rendre.

Martha eut vraiment l’air malheureux :

— Nous n’en savons rien ! Je vais essayer de vous expliquer. Jusqu’à ce qu’il habite cette maison, Monsieur Hugo résidait à Berne et ne se rendait que de temps en temps à sa maison du Jura qu’il tenait de sa mère. Quand il y allait, il ne manquait jamais de s’arrêter ici pour passer un moment avec Monsieur le baron – qui ne voulait plus qu’on l’appelle ainsi, mais pour nous l’habitude était prise depuis trop longtemps.

— Sa mère était comtoise  ?

— Et même bourguignonne. Elle avait un petit château dans l’arrière-côte dont aurait dû hériter son fils, mais Monsieur Hugo était encore un enfant et le père s’est dépêché de le vendre sous le prétexte qu’on ne pouvait pas l’entretenir…

— Martha ! reprocha son mari. Tu parles trop ! Cela n’intéresse pas Monsieur le prince !

— Au contraire  ! se hâta de dire Aldo. J’ai beaucoup de sympathie pour lui. C’est d’ailleurs lui que je venais voir !

— Et puis, reprit Martha, péremptoire, quelqu’un que notre bon maître voulait rencontrer avant de mourir et qui honore sa mémoire ne peut être qu’un ami ! Et non celui de son père !

— Certainement pas ! appuya Aldo. En outre, autant vous l’apprendre tout de suite, si je cherche votre maître c’est parce que je le crois en danger.

— En danger ? Qu’est-ce qui le menace ?

Georg avait posé la question avec une inquiétude qu’il ne songeait plus à dissimuler. Aldo soupira :

— Vous allez peut-être me prendre pour un fou mais je redoute que ce ne soit son père. Celui-ci s’acharne à récupérer le rubis que votre défunt maître m’a donné et que je cherche maintenant, parce qu’il vient de m’être volé ! Et, malheureusement, c’est une cousine qui l’a pris, une cousine que j’aime beaucoup et en qui j’ai confiance  !

— Elle vous l’a volé et vous lui gardez votre confiance  ? s’étonna Martha.

— Oui. Elle l’a fait par amour…

— Pour le baron ?

— Non, pour son fils ! Elle a laissé une lettre disant qu’il est en danger et qu’il l’a appelée…

— C’est impossible ! répondit Georg, catégorique. Qu’il soit menacé, c’est possible parce qu’il l’est souvent, mais qu’il ait appelé une jeune fille à son aide…

— Elle n’est pas de première jeunesse…

— Cela ne fait rien à la chose ! Qu’il ait demandé assistance à une femme, quel que soit son âge, est absolument impossible. Comme notre cher baron – qui ne voulait plus l’être, je sais ! –, il est un homme d’un autre temps ! Un… un chevalier en quelque sorte !

— … avec un visage de légende : celui du duc de Bourgogne, que l’Histoire a baptisé le Téméraire !

— Vous savez cela aussi ? s’étonna Georg. Une ressemblance dont il est fier en la déplorant parfois. Le duc était un homme redoutable, capable d’ordonner la mort d’une centaine d’hommes comme il le fit de la garnison du château. À certains anniversaires, Monsieur Hugo s’enferme pour prier, ou alors il galope à travers la campagne pendant des heures, et seule la crainte d’épuiser son cheval le retient. Ses chevaux sont son unique passion. Du moins, c’est mon sentiment. Il les aime comme s’ils étaient ses enfants…

— Il en a combien  ?

— Deux : Pirate et Belle Dame… qui attend un heureux événement. C’est Mathias, notre fils, qui s’en occupe à la Ferme dont les grands espaces leur conviennent. N’importe comment, nous avons à la Seigneurie une écurie aussi bien équipée que là-haut…

Georg, toute méfiance abolie, répondait à présent sans contrainte : lui et sa femme aimaient Hugo, et ils auraient pu parler tous deux pendant des heures d’un maître qu’ils semblaient vénérer autant que l’ancien.

— Décidément, soupira Aldo, il est évident que vous l’aimez. Mais il est étonnant que vous ne sachiez pas où il se trouve.

— On n’a pas dit cela ! rectifia Martha. Quand il n’est pas au domaine, en général, il est là-bas, mais il arrive qu’il s’absente sans dire où il se rend. Dans ces moments-là – et c’est le cas aujourd’hui – il se contente d’annoncer qu’il va s’absenter. Mais sans en préciser la durée. À la Ferme, ils n’en savent pas davantage. Nous nous contentons d’attendre son retour en préparant la maison pour le recevoir.

— Depuis combien de temps est-il parti ?

— Trois jours !

— Mais il se déplace comment  ? À cheval ? Je sais qu’à la Ferme il y a une camionnette…

— Il y a aussi une voiture, et nous savons qu’il sort à la nuit close et revient de même.

Aldo ne savait plus que penser. Cette histoire devenait de plus en plus opaque et cela l’eût amusé d’en déchiffrer l’énigme si la vie de Plan-Crépin n’avait été en jeu. Qu’elle soit tombée dans un piège ne laissait aucun doute. Elle avait cru voler au secours de celui qu’elle aimait en apportant le rubis, ce qui signait le forfait. Karl-August avait dû imiter la signature de son fils que la pauvre fille devait connaître, et elle s’était laissée prendre en oubliant la plus élémentaire méfiance, elle toujours si astucieuse et si prudente ! Fallait-il qu’elle soit amoureuse ! Et maintenant, où chercher ?

Aldo ne se rendait pas compte que, dans son désarroi, il avait pensé tout haut. Et pas davantage quand Georg lui répondit :

— Pourquoi ne pas aller voir Mathias ? Si je vous donne un mot pour lui, il vous répondra ! Or c’est de la Ferme que Monsieur Hugo est parti cette fois…

— Je veux bien et je vous remercie ! Pendant ce temps, je vais déposer mes fleurs avec Martha puisqu’elle me l’a proposé…