Cependant, le client coiffait déjà son chapeau à fond pointu, et descendait de l'estrade. Angélique le suivit. Elle avait envie de l'aborder, mais se demandait s'il la reconnaîtrait. Il suivait maintenant le quai des Morfondus, sous le Palais de Justice. À quelques pas devant elle, Angélique voyait flotter, dans le brouillard venu de la Seine, sa silhouette bizarre et maigre. De nouveau, il semblait n'être pas réel. Il allait très lentement, s'arrêtait, puis repartait.

Tout à coup, il disparut. Angélique poussa un léger cri. Mais elle comprit que l'homme était simplement descendu, par trois ou quatre marches, du quai jusqu'à la berge. À son tour, sans réfléchir, elle s'engagea dans l'escalier et se heurta presque à l'inconnu, appuyé à la muraille. Plié en deux, il gémissait sourdement.

– Qu'y a-t-il ? Qu'avez-vous, demanda Angélique. Vous êtes malade ?

– Oh ! je me meurs, répondit-il d'une voix faible. Cette brute a failli m'arracher la tête. Et j'ai certainement la mâchoire décollée.

Il cracha un filet de sang.

– Mais vous disiez que vous ne souffriez pas ?

– Je ne disais rien, j'en aurais été bien incapable. Heureusement que le Grand Matthieu m'a payé bon prix pour jouer cette petite comédie !

Il gémit, cracha encore. Elle crut qu'il allait s'évanouir.

– C'est stupide ! Il ne fallait pas accepter cela, dit-elle.

– Je n'ai rien mangé depuis trois jours.

Angélique entoura de son bras le buste maigre de l'inconnu. Il était plus grand qu'elle, mais si léger qu'elle se sentait presque la force de porter cette pauvre carcasse.

– Venez, vous mangerez bien ce soir, promit-elle. Et cela ne vous coûtera rien. Pas un sol... ni une dent.

*****

Revenue à l'auberge, elle courut à la cuisine, chercha ce qui pourrait convenir à une victime de la faim et d'un arracheur de dents. Il y avait du bouillon avec une belle langue de bœuf piquée de concombres et de cornichons. Elle lui porta le tout, ainsi qu'un pichet de vin rouge et un grand pot de moutarde.

– Commencez toujours par ceci. Ensuite, nous verrons.

Le long nez du pauvre hère palpita.

– Ô subtil parfum des soupes, murmura l'inconnu en se redressant comme s'il ressuscitait. Essence bénie des divinités potagères !

Elle le laissa, pour qu'il pût se rassasier à l'aise. Après avoir donné ses ordres, vérifié si tout était prêt pour l'arrivée des clients, elle gagna l'office afin de préparer une sauce. C'était une petite pièce où elle s'enfermait lorsqu'elle avait à composer un plat particulièrement délicat.

Au bout de quelques instants, la porte s'ouvrit et son invité passa la tête dans l'entrebâillement.

– Dis-moi, ma belle, c'est bien toi la petite gueuse qui connaît le latin ?

– C'est moi... et ce n'est pas moi, dit Angélique, qui ne savait si elle était contrariée ou contente qu'il l'eût reconnue. Je suis désormais la nièce de maître Bourjus, patron de cette taverne.

– Autrement dit, tu n'es plus sous la juridiction ombrageuse du sieur Calembredaine ?

– Dieu m'en garde !

Il se glissa dans la pièce, s'approcha d'elle de son pas léger et, lui prenant la taille, il l'embrassa sur les lèvres.

– Eh bien ! messire, je crois que vous voilà parfaitement réconforté ! dit Angélique lorsqu'elle eut repris son souffle.

– On le serait à moins. Voici longtemps que je te cherche dans Paris, marquise des Anges !

– Chut ! fit-elle en regardant autour d'elle avec effroi.

– Ne crains rien. Il n'y a pas de grimauts dans la salle. Je n'en ai point vu et je les connais tous, tu peux m'en croire. Alors, petite gueuse, tu connais les bons endroits à ce que je vois. Tu en as eu assez des bateaux à foin ? On quitte une petite fleur pâle, anémique, boueuse, qui pleure en dormant, on retrouve une commère dodue, bien en place... Et pourtant c'est bien toi. Tes lèvres sont toujours aussi bonnes, mais elles ont maintenant un goût de cerise, et non plus de larmes amères. Viens encore...

– Je suis pressée, dit Angélique en repoussant les mains qui voulaient emprisonner ses joues.

– Deux secondes de bonheur gagnent deux ans de vie. Et puis, j'ai faim encore, tu sais !

– Voulez-vous des crêpes et des confitures ?

– Non, je te veux, toi. Ta vue et ton contact suffisent à me rassasier. Je veux tes lèvres en cerise, tes joues de pêche. Tout en toi est devenu comestible. On ne peut rien rêver de mieux pour un poète affamé... Ta chair est tendre. J'ai envie de te mordre. Et tu as chaud !... C'est merveilleux ! L'odeur de tes aisselles me fait mourir de fringale...

– Oh ! vous êtes impossible ! protesta-t-elle en se dégageant. Avec vos déclarations tour à tour lyriques et triviales, vous me rendez folle.

– C'est ce que je souhaite. Allons, ne fais pas la coquette.

D'un geste péremptoire qui prouvait le retour de ses forces, il la reprit contre lui et, lui renversant la tête au creux de son bras, il se remit à l'embrasser.

Le choc d'une louche de bois frappée contre la table les sépara brutalement.

– Par saint Jacques ! hurlait maître Bourjus. Ce gazetier maudit, ce suppôt de Satan, ce calomniateur, dans ma maison, dans mon office, en train de lutiner ma fille ! Hors d'ici, maraud, où je te mets à la rue à coups de pied dans le cul.

– Pitié, messire, pitié pour mes chausses ! Elles sont tellement usées que votre auguste pied risquerait de donner un spectacle indécent aux dames.

– Hors d'ici, faquin, plumitif, rongeur d'ongles ! Tu déshonores ma boutique avec tes hardes percées et ton chapeau de bateleur de foire.

Mais l'autre, grimaçant, riant et tenant à deux mains son arrière-train menacé, avait couru jusqu'à la porte de la rue. Il fit un pied de nez et disparut. Angélique dit, un peu lâchement :

– Cet individu est entré dans l'office et je ne pouvais m'en débarrasser.

– Hum ! grommela le rôtisseur, pour une fois tu n'avais pas l'air si mécontente. Tout doux, ma belle, ne proteste pas ! Ce n'est pas contre cela que je m'élève : un peu de cajolerie de temps en temps, ça vous ragaillardit une belle fille. Mais franchement, Angélique, tu me déçois. Ne vient-il pas des honnêtes gens dans notre demeure ? Pourquoi aller choisir un journaliste ?

*****

La favorite du roi, Mlle de La Vallière, avait la bouche trop grande. Elle boitait un peu. On disait que cela lui donnait une grâce particulière et ne l'empêchait pas de danser à ravir, mais le fait était là : elle boitait.

Elle n'avait pas de poitrine. On la comparait à Diane, on parlait du charme des êtres androgynes, mais le fait était là : elle avait les seins plats. Sa peau était sèche. Les larmes causées par les infidélités royales, les humiliations de la cour, les remords, lui avaient creusé les yeux. Elle devenait maigre et sèche. Enfin, à la suite de sa deuxième grossesse, elle souffrait d'une incommodité d'alcôve dont seul Louis XIV eût pu révéler les détails. Mais le Poète-Crotté les connaissait, lui.

Et, de toutes ces misères cachées ou reconnues, de ces disgrâces physiques, il fit un pamphlet étonnant, plein d'esprit, mais d'une méchanceté et d'une crudité telles que les bourgeois les moins pudibonds évitèrent de le montrer à leurs femmes, lesquelles le réclamèrent à leurs servantes.

Soyez boiteuse, ayez quinze ans,


Pas de gorge, fort peu de sens.


Des parents ? Dieu le sait.


Faites en fille neuve


Dans l'antichambre vos enfants,


Sur ma foi, vous aurez le premier des amants


Et La Vallière en est la preuve.


Ainsi commençait la chanson.

On trouva de ces libelles un peu partout dans Paris, à l'hôtel Biron où logeait Louise de La Vallière, au Louvre et jusque chez la reine, qui, à ce portrait de sa rivale, se mit à rire pour la première fois depuis bien longtemps et frotta de joie ses petites mains. Blessée, morte de honte, Mlle de La Vallière se jeta dans le premier carrosse venu et se fit conduire au couvent de Chaillot, où elle voulait prendre le voile. Le roi lui donna l'ordre de revenir et de se montrer à la cour. Il la fit chercher par M. Colbert. Dans ce rappel, il y avait moins de tendresse indignée que de défi furieux de la part d'un souverain que son peuple osait bafouer, mais qui commençait à craindre que sa maîtresse ne lui fît pas honneur.

Les plus fins limiers de la police furent lancés à la poursuite du Poète-Crotté. Cette fois, personne ne doutait qu'il fût pendu.

*****

Angélique terminait sa toilette de nuit dans sa petite chambre de la rue des Francs-Bourgeois. Javotte venait de se retirer avec une révérence. Les enfants dormaient. On entendit courir au-dehors. Les pas étaient étouffés par la mince pellicule de neige qui, très lentement, en ce soir de décembre, s'était mise à tomber. Des coups résonnèrent à la porte. Angélique enfila sa robe de chambre et alla tirer le judas.

– Qui est là ?

– Ouvre-moi vite, petite gueuse, vite. Le chien !

Sans prendre le temps de réfléchir, Angélique tira les verrous. Le gazetier trébucha contre elle. Au même instant, une masse blanche surgit de l'ombre, bondit et le prit à la gorge.

– Sorbonne ! cria Angélique.

Elle s'élança et sa main rencontra le pelage humide du dogue.

– Laisse-le, Sorbonne. Lass ihn ! Lass ihn !

Elle lui parlait en allemand, se souvenant vaguement que Desgrez lui donnait des ordres dans cette langue.

Sorbonne grondait, les crocs solidement enfoncés dans le collet de sa victime. Mais, au bout d'un instant, la voix d'Angélique lui parvint. Il remua la queue et consentit à lâcher sa proie, non sans continuer à gronder.