L'homme haletait :

– Je suis mort !

– Mais non. Entrez vite.

– Le chien va rester devant là porte et avertir le policier.

– Entrez ! vous dis-je.

Elle le poussa elle-même à l'intérieur, puis resta sous la voûte, tirant la porte derrière elle. Elle tenait solidement Sorbonne par son collier. À l'entrée du porche, elle voyait tourbillonner la neige dans le reflet d'une lanterne. Enfin, elle distingua l'approche du pas feutré, le pas qu'on entendait toujours derrière le chien, le pas du policier François Desgrez. Angélique s'avança.

– Est-ce que vous ne cherchez pas votre chien, maître Desgrez ? Il s'arrêta, puis entra à son tour sous la voûte. Elle ne voyait pas son visage.

– Non, répondit-il avec beaucoup de calme. Je cherche un pamphlétaire.

– Sorbonne passait. Figurez-vous que je l'ai connu autrefois, votre chien. Je l'ai appelé et me suis permis de le retenir.

– Sans nul doute, il en a été ravi, madame. Vous preniez le frais sur votre seuil par ce temps charmant ?

– Je fermais ma porte. Mais nous parlons dans l'obscurité, maître Desgrez, et je suis sûre que vous ne devinez pas qui je suis.

– Je ne le devine pas, madame, je le sais. Il y a longtemps que je sais qui habite cette maison et, comme aucune taverne de Paris ne m'est inconnue, je vous ai vue au Masque-Rouge. Vous vous faites appeler Mme Morens et vous avez deux enfants, dont l'aîné se nomme Florimond.

– On ne peut rien vous cacher. Mais, puisque vous savez qui je suis, pourquoi faut-il un hasard pour que nous nous parlions ?

– Je n'étais pas certain que ma visite vous fît plaisir, madame. La dernière fois que nous nous sommes vus, nous nous sommes quittés en très mauvais termes.

*****

Angélique évoqua la nuit de chasse dans le faubourg Saint-Germain. Il lui parut qu'elle n'avait plus une goutte de salive dans la bouche.

Elle interrogea d'une voix sans timbre :

– Que voulez-vous dire ?

– Il neigeait comme cette nuit, et la poterne du Temple n'était pas moins obscure que votre voûte.

Angélique dissimula un soupir de soulagement.

– Nous n'étions pas en mauvais termes. Nous étions vaincus, ce n'est pas la même chose, maître Desgrez.

– Il ne faut pas m'appeler maître, madame, car j'ai vendu ma charge d'avocat, ayant au surplus été rayé de l'université. Cependant, je l'ai vendue fort bien, et j'ai pu racheter une charge de capitaine-exempt, en vertu de laquelle je me dévoue à une tâche plus lucrative et non moins utile : la poursuite des malfaiteurs et des malintentionnés de cette ville. Ainsi, des hauteurs du verbe, je suis tombé au bas-fond du silence.

– Vous parlez toujours aussi bien, maître Desgrez.

– À l'occasion. Je retrouve alors le goût de certaines périodes oratoires. C'est sans doute à cause de cela que je suis particulièrement chargé du sort de ces incontinents de la parole écrite ou non : les poètes, les gazetiers, les plumitifs de toutes sortes. Ainsi, ce soir, je poursuis un personnage virulent, un nommé Claude Le Petit, qu'on appelle aussi le Poète-Crotté. Cet individu aura sans doute à vous bénir de votre intervention.

– Pourquoi cela ?

– Parce que vous nous avez retenus en bon chemin et que, lui, il a continué à courir.

– Je m'excuse de vous avoir retenu.

– J'en suis personnellement enchanté, quoique le petit salon où vous me recevez manque un peu de confort.

– Pardonnez-moi. Il faudra revenir, Desgrez.

– Je reviendrai, madame.

Il se pencha vers le chien pour lui mettre sa laisse. Les flocons de neige devenaient de plus en plus serrés. Le policier releva le col de son manteau, fit un pas, puis s'arrêta.

– Il me revient une chose en mémoire, dit-il encore. Ce Poète-Crotté avait écrit de bien cruelles médisances au moment du procès de votre mari. Attendez...

Et la belle madame de Peyrac


Priant que la Bastille ne s'ouvre


Et qu'il demeure en son cul-de-sac...

– Oh ! taisez-vous, par pitié ! s'écria Angélique en portant les mains à ses oreilles. Ne parlez jamais de ces choses-là. Je ne me souviens plus de rien. Je ne veux plus m'en souvenir...

– Le passé est donc mort pour vous, madame ?

– Oui, le passé est mort !

– C'est ce qu'il avait de mieux à faire. Je ne vous en parlerai plus. Au revoir, madame... et bonne nuit !

*****

Angélique, claquant des dents, remit ses verrous. Elle était gelée jusqu'aux moelles par cette station dans le froid, avec, pour tout vêtement, sa robe de chambre. Et, au froid, s'ajoutait l'émotion d'avoir revu Desgrez et d'avoir entendu ses révélations. Elle entra dans sa chambre et ferma la porte. L'homme aux cheveux blonds était assis sur la pierre de l'âtre, les bras serrés autour de ses maigres genoux. Il ressemblait à un grillon.

La jeune femme s'appuya contre la porte. Elle dit d'une voix blanche :

– C'est vous le Poète-Crotté ?

Il sourit.

– Crotté ? Certainement. Poète ? Peut-être.

– C'est vous qui avez écrit ce... ces ignominies sur Mlle de La Vallière ? Vous ne pouvez donc pas laisser les gens s'aimer tranquillement ? Le roi et cette fille ont fait tout ce qu'ils pouvaient pour garder leurs amours secrètes, et voilà que vous étalez le scandale en termes odieux ! La conduite du roi est blâmable, certes. Mais c'est un homme jeune, fougueux, qu'on a marié de force à une princesse sans esprit ni beauté.

Il ricana.

– Comme tu le défends, ma jolie ! Ce franc-ripault t'a-t-il entortillé le cœur ?

– Non, mais j'ai horreur de voir souillé un sentiment respectable et royal.

– Il n'y a rien au monde de respectable, ni de royal.

Angélique traversa la pièce et alla s'appuyer de l'autre côté de la cheminée. Elle se sentait faible et tendue. Le poète levait les yeux vers elle. Elle y voyait danser les points rouges des flammes.

– Ne savais-tu pas qui j'étais ? demanda-t-il.

– Personne ne me l'a dit, et comment aurais-je pu le deviner ? Votre plume est impie et libertine, et vous...

– Continue...

– Vous m'aviez semblé bon et joyeux.

– Je suis bon avec les petites gueuses qui pleurent dans les bateaux à foin, et je suis méchant avec les princes.

Angélique soupira. Elle avait du mal à se réchauffer. Elle eut un geste du menton vers la porte.

– Maintenant, il vous faut partir.

– Partir ! s'exclama-t-il. Partir alors que le chien Sorbonne m'attend pour crocher dans mes chausses, et que le policier du diable prépare ses chaînes ?

– Ils ne sont pas dans la rue.

– Si. Ils m'attendent dans l'ombre.

– Je vous jure qu'ils ne se doutent pas que vous êtes ici.

– Comment le savoir ? Est-ce que tu ne connais pas ces deux compagnons-là, ma mignonne, toi qui as fait partie de la bande de Calembredaine ?

Elle lui fit signe vivement de se taire.

– Tu vois ? Toi-même, tu les sens aux aguets, dehors, dans la neige. Et tu veux que je m'en aille !

– Oui, allez-vous-en !

– Tu me chasses ?

– Je vous chasse.

– Je ne t'ai pourtant pas fait de mal, à toi ?

– Si.

Il la regarda longuement, puis tendit la main vers elle.

– Alors, il faut nous réconcilier. Viens.

Et, comme elle demeurait immobile :

– Nous sommes tous les deux poursuivis par le chien. Que nous restera-t-il si nous nous fâchons ?

Il continuait à tendre la main.

– Tes yeux sont devenus durs et froids comme des émeraudes. Ils n'ont plus ce reflet ensoleillé de petite rivière sous les feuillages qui semble dire : Aime-moi, embrasse-moi...

– C'est la rivière qui dit tout cela ?

– Ce sont tes yeux quand je ne suis pas ton ennemi. Viens !

Elle céda tout à coup et vint s'accroupir près de lui. Il mit aussitôt son bras autour de ses épaules.

– Tu trembles. Tu n'as plus ton air assuré de bonne hôtesse. Quelque chose t'a fait peur et t'a fait mal. Le chien ? Le policier ?

– C'est le chien. C'est le policier, et c'est vous aussi, monsieur le Poète-Crotté.

– Ô sinistre trinité de Paris !

– Vous qui êtes au courant de tout, savez-vous ce que je faisais avant d'être avec Calembredaine ?

Il eut une moue ennuyée et grimaça.

– Non. Depuis que je t'ai retrouvée, j'ai à peu près compris comment tu t'étais débrouillée, et comment tu avais empaumé ton rôtisseur. Mais, avant Calembredaine, eh bien, non, la piste s'arrête là.

– C'est préférable.

– Ce qui me fâche, c'est que je suis à peu près sûr que le policier du diable le connaît, lui, ton passé.

– Vous faites assaut de renseignements ?

– Des renseignements, nous nous en repassons souvent, lui et moi.

– Au fond, vous vous ressemblez tous les deux.

– Un peu. Mais il y a quand même une grande différence entre nous.

– Laquelle ?

– C'est que je ne peux pas le tuer, tandis que lui peut me conduire sur le chemin de la mort. Si tu ne m'avais pas ouvert ta porte ce soir, je serais présentement au Châtelet, par ses soins. J'aurais gagné déjà trois pouces de taille grâce au chevalet de maître Aubin, et demain à l'aube, je me serais balancé au bout d'une corde.

– Et pourquoi dites-vous que, de votre côté, vous ne pouvez pas le tuer ?

– Je ne sais pas tuer. La vue du sang m'indispose.

Elle se mit à rire de sa mimique dégoûtée. La main nerveuse du poète se posa sur son cou.

– Quand tu ris, tu ressembles à un petit pigeon.

Il se pencha sur son visage. Elle voyait dans ce sourire tendre et moqueur la brèche d'ombre causée par la tenaille du Grand Matthieu, et cela lui donnait envie de pleurer et d'aimer cet homme.