– Ne me ridiculisez pas, Angélique. Je vous parle de mes projets, de mon avenir. Et cela cadre avec les intentions que j'ai eues en vous demandant de venir seule avec moi aujourd'hui. Vous souvient-il d'une parole que je vous ai dite le premier jour où nous nous sommes vus ?

C'était alors une demi-boutade : « Mariez-vous avec moi ! » Depuis j'ai beaucoup réfléchi et j'ai compris que vous étiez vraiment la femme qui...

– Oh ! s'écria-t-elle, j'aperçois des meules. Allons-y vite. Nous serons mieux qu'en plein soleil.

Elle se mit à courir en retenant son grand chapeau et alla se jeter, essoufflée, dans le foin tiède. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, le jeune homme la rejoignit en riant et s'assit près d'elle.

– Petite folle ! Décidément vous me déconcertez toujours. Je crois parler à une femme d'affaires avisée, et c'est un papillon qui vole de fleur en fleur.

– Une fois n'est pas coutume. Audiger, soyez gentil, ôtez votre perruque. Vous me donnez chaud avec cette grosse fourrure sur la tête, et je voudrais pouvoir caresser vos vrais cheveux.

Il eut un petit mouvement de recul. Cependant, au bout d'un moment, il ôta sa perruque et passa avec soulagement ses doigts dans ses courts cheveux bruns.

– À mon tour, dit Angélique en avançant la main.

Mais il la retint avec gêne.

– Angélique !... Que vous prend-il ? Vous devenez positivement diabolique !... Moi qui voulais vous parler de choses sérieuses !

Sa main était sur le poignet de la jeune femme, et elle en éprouvait une brûlure. Maintenant qu'il était ainsi troublé, penché sur elle, elle retrouvait son émotion. Les lèvres d'Audiger étaient vraiment belles, sa peau tendue et fraîche, ses mains blanches. Ce serait assez agréable qu'il devînt son amant. Elle trouverait près de lui de solides étreintes, saines, presque conjugales, qui la reposeraient de son existence de lutte et de labeur. Ensuite, étendus paisiblement l'un près de l'autre, ils parleraient de l'avenir du chocolat.

– Écoutez, murmura-t-elle, écoutez le moulin de Javel. Sa chanson proteste. On ne parle pas de choses sérieuses à son ombre. C'est interdit... Écoutez, regardez, le ciel est bleu. Et vous, vous êtes beau. Et moi, je...

Elle n'osa pas achever, mais elle le regardait hardiment de ses yeux verts pleins de lumière. Ses lèvres entrouvertes, un peu humides, le feu de ses joues, la palpitation précipitée de ses seins qu'Audiger découvrait dans l'entrebâillement du grand col de dentelles, disaient plus clairement encore que les paroles : « Je vous désire. »

Il eut un mouvement vers elle, puis il se redressa précipitamment et resta un moment debout, le dos tourné.

– Non, dit-il enfin d'une voix nette, pas vous ! Certes, il m'est déjà arrivé de prendre dans le foin des filles à soldats ou des servantes. Mais vous, non ! Vous êtes la femme que j'ai choisie. Vous serez à moi le soir de nos noces bénies par un saint prêtre. C'est une chose à laquelle je me suis engagé au sein des pires désordres. Je respecterai celle que je choisirai pour épouse et pour mère de mes enfants. Et c'est vous que j'ai choisie, Angélique, presque à l'instant où je vous ai vue pour la première fois. Je comptais vous demander aujourd'hui votre consentement. Mais vous m'avez bouleversé par vos façons fantasques. Je veux croire que ce n'est pas là le fond de votre nature. La réputation qu'on vous accorde d'être une veuve incorruptible est-elle surfaite ?

Angélique secoua nonchalamment la tête. Elle mordillait une fleur tout en examinant le jeune homme entre ses cils. Elle essayait de s'imaginer en épouse légitime du maître d'hôtel Audiger. Une bonne petite bourgeoise que les grandes dames salueraient avec condescendance au Cours-la-Reine, lorsqu'elle s'y promènerait dans un modeste carrosse doublé de drap olive, avec un chiffre entouré d'une cordelière, un cocher vêtu de brun et un petit laquais.

En vieillissant, Audiger prendrait du ventre et deviendrait rouge. Et, quand il raconterait pour la centième fois à ses enfants ou à ses amis l'histoire des petits pois de Sa Majesté, elle aurait envie de le tuer...

– J'ai parlé de vous à maître Bourjus, reprenait Audiger. Il ne m'a pas caché que, si vous aviez une vie exemplaire et si vous étiez courageuse au travail, vous manquiez de piété. C'est à peine si vous entendez la messe le dimanche, et vous n'assistez jamais aux vêpres. Or, la piété est une vertu féminine par excellence. Elle est l'armature de son âme, naturellement faible, et un gage de sa bonne conduite.

– Que voulez-vous ? On ne peut pas être à la fois pieuse et lucide, croyante et logique.

– Que racontez-vous, ma pauvre enfant ? Seriez-vous gagnée par les hérésies ? La religion catholique...

– Oh ! je vous en prie ! s'écria-t-elle en s'enflammant subitement. Ne me parlez pas de religion. Les hommes ont corrompu tout ce qu'ils ont touché. De ce que Dieu leur a donné de plus sacré, la religion, ils ont fait un mélange de guerres, d'hypocrisie et de sang qui me donne envie de vomir. Au moins, dans une femme jeune qui a envie qu'on l'embrasse un jour d'été, je pense que Dieu reconnaît l'œuvre de sa création, puisque c'est Lui qui l'a faite ainsi.

– Angélique, vous perdez la tête ! Il est temps qu'on vous arrache à la société de ces libertins dont vous avez le tort d'écouter les discours. En réalité, je crois qu'il vous faut non seulement un protecteur, mais un homme qui vous dompte quelque peu et qui vous remette à votre place de femme. Entre votre oncle et son crétin de neveu qui vous adorent, vous vous croyez tout permis. Vous avez été beaucoup trop gâtée, vous avez besoin d'être dressée...

– Vraiment ? répondit Angélique. (Et elle bâilla en s'étirant.)

Cette discussion avait apaisé son désir. Elle s'étendit confortablement dans le foin, non sans avoir relevé sournoisement sa longue jupe sur ses fines chevilles gainées de soie.

– Tant pis pour vous, dit-elle.

Cinq minutes après, elle donnait. Audiger, le cœur battant, contempla le souple corps abandonné. Il en détaillait toutes les merveilles qu'il savait par cœur, comme une litanie : un front d'ange, une bouche mutine, un beau corsage. Angélique était de taille moyenne, mais si bien proportionnée qu'on la croyait grande. C'était la première fois qu'il voyait ses chevilles ; elles laissaient deviner les jambes bien galbées qui les prolongeaient. Audiger, la sueur au front, décida de s'éloigner, fuyant une tentation à laquelle il se sentait bien près de succomber.

*****

Angélique rêvait qu'elle s'en allait sur la mer dans un bateau à foin. Une main la caressait en lui disant : « Ne pleure pas. »

Elle s'éveilla et vit qu'il n'y avait personne, plus personne près d'elle. Mais, le soleil baissant à l'horizon, l'enveloppait de sa tiédeur.

« À cause de cet idiot d'Audiger, me voilà réduite à folâtrer avec le soleil », se dit-elle avec un soupir.

Une langueur s'attardait en elle. Elle caressa ses bras duvetés.

« Tes épaules sont deux boules d'ivoire, tes seins sont juste faits pour la main d'un homme... »

Qu'était-il devenu, ce drôle d'oiseau noir, l'homme du bateau à foin ? Il disait des paroles rêveuses et puis, tout à coup, moqueuses. Il lui avait donné un très long baiser. Peut-être n'existait-il pas ?

Elle se leva, secoua les herbes accrochées à sa robe et, rejoignant Audiger à l'auberge du moulin, elle lui demanda maussadement de la ramener à Paris.

Chapitre 3

Par ce crépuscule d'automne, Angélique se promenait sur le Pont-Neuf. Elle venait y chercher des fleurs et profitait de l'occasion pour y errer d'échoppe en échoppe. Elle s'arrêta devant l'estrade du Grand Matthieu et tressaillit. Le Grand Matthieu était en train d'arracher une dent à un homme agenouillé devant lui. Le patient avait la bouche ouverte et distendue par les tenailles de l'opérateur. Mais Angélique reconnut ses cheveux blonds et raides comme de la paille de maïs, et son manteau noir élimé. C'était l'homme du bateau à foin.

La jeune femme joua des coudes pour se mettre au premier rang. Bien qu'il fit assez froid, le Grand Matthieu suait à grosses gouttes.

– Ventre saint-gris, comme dirait celui d'en face, elle est dure, celle-là ! Bon Dieu, qu'elle est dure !

Il interrompit sa besogne pour s'éponger, retira l'instrument de la bouche de sa victime et lui demanda :

– Souffres-tu ?

L'autre se tourna vers le public et sourit en secouant négativement la tête. Il n'y avait pas de doute. C'était lui, avec sa face pâle, sa bouche longue, ses grimaces de jocrisse ébloui !

– Voyez, mesdames et messieurs ! clama le Grand Matthieu. N'est-ce pas merveille ? Voilà un homme qui ne souffre pas et pourtant il a les dents dures, croyez-moi ! Et par quel miracle ne souffre-t-il pas ? Par la grâce de ce baume miraculeux dont j'ai oint sa gencive avant l'opération. Dans ce petit flacon, mesdames et messieurs, est contenu l'oubli de tous les maux. Chez moi, on ne SOUFFRE PAS, grâce au baume miraculeux, et l'on vous arrache les dents sans que vous vous en aperceviez. Allons, mon ami, reprenons notre besogne. L'autre ouvrit la bouche avec empressement. Avec des jurons et de grands ahans, le charlatan s'escrima de nouveau sur la mâchoire rétive.

Enfin, avec un cri de triomphe, le Grand Matthieu brandit au bout de sa tenaille la molaire récalcitrante.

– Et voilà ! Avez-vous souffert, mon ami ?

L'autre se relevait, toujours souriant. Il fit signe que non.

– En dirais-je plus ? Voici un homme, duquel vous venez de voir le supplice, et qui s'éloigne frais et dispos. Grâce au baume miraculeux dont je suis le seul à user parmi les médecins empiriques, personne n'hésitera plus à se débarrasser de ces clous de girofle puants qui déshonorent la bouche d'un honnête chrétien. On viendra avec le sourire chez l'arracheur de dents. N'hésitez plus, mesdames et messieurs. Venez ! La souffrance n'est plus ! LA SOUFFRANCE EST MORTE.