– Veux-tu être « marquise » ? Oui, je crois que j'irais jusque-là.

– M'aiderais-tu à tuer quelqu'un ? demanda-t-elle.

Le bandit renversa la tête en arrière dans un rire atroce et silencieux.

– Dix, vingt personnes si tu veux ! T'as qu'à me le montrer, le gars, et je te jure que d'ici l'aube il aura lâché ses tripes sur le pavé.

Il cracha dans sa main et la lui tendit.

– Tope là, on est d'accord.

Mais elle mit ses propres mains dans son dos en secouant la tête.

– Pas encore.

L'autre jura derechef, puis s'écarta, mais sans quitter Angélique du regard.

– Tu es têtue, dit-il. Mais je te veux. Je t'aurai.

Angélique passa la main sur son front. Qui donc lui avait déjà dit cette même parole, méchante et avide ?... Elle ne se souvenait plus.

Une querelle éclatait entre deux soldats. Le défilé des gueux terminé, le défilé des truands mettait maintenant en scène les pires bandits de la capitale, non seulement les coupe-bourses et les tire-laine qui sont des voleurs de manteaux, mais les assassins à solde, les voleurs et les crocheteurs de serrures, auxquels se mêlaient des étudiants débauchés, des valets, d'anciens galériens et tout un peuple d'étrangers jetés là par le hasard des guerres : Espagnols et Irlandais, Allemands et Suisses, des tziganes aussi. On voyait, en cette réunion plénière de la gueuserie, beaucoup plus d'hommes que de femmes, et d'ailleurs tout le monde n'était pas venu. Si vaste qu'il fût, le cimetière des Saints-Innocents n'eût pu contenir tous les déshérités et les parias de la ville.

*****

Tout à coup, les archi-suppôts du Grand Coësre écartèrent la foule à coups de verges et se frayèrent un passage vers la tombe contre laquelle s'appuyait Angélique. Celle-ci en voyant dressés devant elle ces hommes mal rasés, comprit que c'était elle qu'on cherchait. Le vieillard appelé Rôt-le-Barbon marchait en tête.

– Le roi de Thunes demande qui est cette jeune femme, fit-il en montrant Angélique.

Rodogone passa un bras autour de la taille de sa compagne.

– Bouge pas, souffla-t-il. On va arranger ça.

Il l'entraîna vers le prêchoir en la pressant toujours contre lui. Il jetait des regards à la fois arrogants et soupçonneux sur la foule, comme s'il eût craint qu'un ennemi n'en surgît pour lui arracher sa proie.

Ses bottes étaient de beau cuir et sa casaque d'un drap sans reprises. L'esprit d'Angélique enregistrait ces détails, sans qu'elle en eût conscience. L'homme ne lui faisait pas peur. Il était habitué à la puissance et au combat. Angélique subissait son empire en femme vaincue qui ne peut se passer d'un maître.

Arrivé devant le Grand Coësre, l'Égyptien tendit le cou en avant, cracha et dit :

– Moi, duc d'Égypte, je prends celle-là pour marquise.

Et d'un geste large, il jeta une bourse dans le bassinet.

– Non ! dit une voix calme et brutale.

Rodogone se retourna d'un bond.

– Calembredaine !

À quelques pas, dans le clair de lune, se tenait l'homme à la loupe violette qui, par deux fois déjà, s'était dressé en ricanant sur la route d'Angélique. Il était aussi grand que Rodogone et plus large. Ses vêtements en loques laissaient voir des bras musclés, un torse velu. Bien planté sur ses jambes écartées, les pouces passés à son ceinturon de cuir, il dévisageait le Bohémien avec insolence. Son corps d'athlète était plus jeune que sa face abjecte, envahie par la broussaille d'une tignasse grise. À travers des mèches sales, son œil unique luisait. L'autre était caché par un tampon noir. La lune l'éclairait pleinement et derrière lui on voyait briller la neige sur les toit des charniers.

« Oh ! l'horreur de ce lieu ! pensa Angélique. L'horreur de ce lieu ! »

Elle se rejeta vers Rodogone. Le duc d'Égypte était occupé à débiter un copieux chapelet d'injures à l'adresse de son adversaire impassible.

– Chien ! Fils de chienne ! Polisson du diable ! Charogne ! Ça finira mal... Un de nous est de trop...

– Ta g..., répondit Calembredaine.

Puis il cracha dans la direction du Grand Coësre, ce qui semblait être l'hommage traditionnel, et lança une bourse plus lourde que celle de Rodogone dans le bassin de cuivre.

Un rire soudain secoua le misérable nabot assis sur les genoux de l'idiot.

– J'ai diablement envie de mettre cette belle aux enchères ! s'écria-t-il d'une voix éraillée et grinçante. Qu'on la déshabille afin que les gars puissent juger de la marchandise. Pour l'instant, c'est Calembredaine qui l'emporte. À toi, Rodogone.

Les gueux hurlèrent de joie. Des mains hideuses se tendaient vers Angélique. L'Égyptien la rejeta derrière lui et tira son poignard. À ce moment, Calembredaine se baissa et lança un projectile rond et blanc qui atteignit son adversaire au poignet. Le projectile roula. Angélique vit avec horreur que c'était une tête de mort. L'Égyptien avait laissé tomber son poignard. Déjà, Calembredaine le ceinturait. Les deux bandits s'étreignirent à se faire craquer les os, puis roulèrent dans la boue.

Ce fut le signal d'une bataille atroce. Les représentants des cinq ou six bandes rivales de Paris se ruèrent les uns sur les autres. Ceux qui avaient des épées ou des poignards frappaient au hasard, et le sang giclait. Les autres, imitant Calembredaine, ramassaient les têtes de morts et les lançaient comme des boulets.

Angélique, d'un saut, s'était jetée dans la mêlée, cherchant à fuir. Mais des poignes solides l'avaient saisie et ramenée devant le prêchoir où la maintenaient les archi-suppôts du Grand Coësre. Celui-ci, impassible, entouré de sa garde spéciale, surveillait le combat, en tordant ses moustaches.

Rôt-le-Barbon avait saisi le bassinet et le serrait contre lui. L'idiot Bavottant et le Grand Eunuque riaient sinistrement. Thibault-le-Vielleur tournait sa manivelle en chantant à tue-tête.

Les vieilles mendiantes bousculées, piétinées, poussaient des cris de harpies. Angélique aperçut un vieil éclopé, nanti d'une seule jambe, et qui frappait à coups redoublés avec sa béquille sur la tête de Cul-de-Bois comme s'il avait voulu y planter des clous. Une rapière lui passa à travers le ventre, et il s'écroula sur le cul-de-jatte. Barcarole et les femmes du Grand Coësre s'étaient réfugiés sur le toit d'un charnier, et puisaient à même dans l'ample réserve de têtes de morts pour bombarder le champ de bataille.

À tous ces cris stridents, à ces hurlements, à ces gémissements, se mêlaient maintenant les appels des habitants de la rue aux Fers et de la rue de la Lingerie qui, penchés à leurs fenêtres, au-dessus de ce chaudron de sorcière, invoquaient la Vierge Marie et réclamaient le guet.

La lune descendait doucement à l'horizon.

Rodogone et Calembredaine poursuivaient leur combat de dogues enragés. Les coups succédaient aux coups. Les deux hommes étaient de force égale. Tout à coup, il y eut un cri général de stupeur.

Rodogone avait disparu comme par enchantement. La panique et la peur d'un miracle envahirent l'assistance, uniquement composée d'impies. Mais on entendit Rodogone lancer des appels. Un coup de poing de Calembredaine l'avait expédié au fond d'une des grandes fosses communes du cimetière. Reprenant ses sens parmi les morts, il suppliait qu'on le tirât de là.

Un rire homérique secoua les spectateurs les plus proches et gagna les autres. Les artisans et les ouvriers des rues voisines écoutaient, la sueur au front, ce rire énorme succéder aux cris de meurtre. Aux fenêtres, les femmes se signaient. Soudain une cloche argentine tinta, annonçant l'angélus. Une bordée de blasphèmes et d'obscénités monta du cimetière dans la nuit grise, tandis que toutes les églises commençaient à se répondre.

Il fallait fuir. Ainsi que des hiboux ou des démons craignant la lumière, les gens de la « matterie » quittèrent l'enceinte du cimetière des Saints-Innocents. Dans cette aube sale et puante, à peine teintée de rose comme d'un sang pâle, Calembredaine se tenait devant Angélique et la regardait en riant.

– Elle est à toi, dit le Grand Coësre.

Bondissant derechef, Angélique courut vers les grilles. Mais les mêmes mains violentes la rattrapèrent et la paralysèrent. Un bâillon de loques la suffoqua. Elle se débattit encore, puis sombra dans l'inconscience.

Chapitre 2

– Ne crains rien, dit Calembredaine.

Il était assis sur un escabeau, devant elle, ses énormes mains appuyées sur ses genoux. À terre, une chandelle dans un beau flambeau d'argent luttait contre la lueur fade du jour. Angélique remua et vit qu'elle était étendue sur un grabat où s'amoncelait un nombre impressionnant de manteaux de toutes étoffes et de toutes couleurs. Il y en avait de somptueux, en velours garni d'or, semblables à ceux que les jeunes seigneurs portaient pour aller jouer de la guitare sous les fenêtres de leurs maîtresses, et d'autres en grosse futaine, vêtements confortables de voyageurs ou de marchands.

– Ne crains rien... Angélique, répéta le bandit.

Elle leva vers lui un regard dilaté. Sa raison chavirait. Car il avait parlé en patois poitevin, et elle le comprenait !

Il porta la main à son visage et, d'un seul coup, il arracha l'excroissance de chair qu'il avait sur la joue. Elle ne put s'empêcher de pousser un cri nerveux. Mais déjà il rejetait en arrière son feutre sale, entraînant ainsi une perruque de cheveux embroussaillés. Puis il dénoua le tampon noir qu'il portait sur l'œil.

Maintenant, Angélique avait devant elle un jeune homme aux traits rudes, dont les courts cheveux noirs frisaient au-dessus du front carré. Enfoncés sous les sourcils broussailleux, des yeux marron guettaient la jeune femme, et leur expression n'était pas dénuée d'anxiété. Angélique porta la main à sa gorge ; elle étouffait. Elle aurait voulu crier, mais elle en était incapable. Enfin, elle ânonna, comme une sourde-muette qui remue les lèvres et ignore le son de sa voix :