– Ah ! fit-il avec amertume, on peut dire que je ne tenais guère de place dans ta vie. Bien sûr, tu n'as jamais pensé à moi pendant toutes ces années ?

– Bien sûr, répéta-t-elle nonchalamment, j'avais autre chose à faire que de penser à un valet de ferme.

– Garce ! cria-t-il hors de lui. Prends garde à ce que tu dis. Le valet de ferme est ton maître maintenant. Tu es à moi...

Il criait encore que, déjà, elle dormait. Loin de l'émouvoir, cette voix lui apportait la sensation d'une brutale, mais bienfaisante protection. Il s'interrompit.

– Et voilà, fit-il à mi-voix, c'est comme autrefois... quand tu t'endormais sur la mousse, en plein milieu de nos querelles. Eh bien dors, ma gazoute. Tu es à moi quand même. As-tu froid ? Veux-tu que je te couvre ?

Des paupières, elle fit un imperceptible signe affirmatif. Il alla chercher un somptueux manteau de beau drap et le jeta sur elle. Puis, de la main, très doucement, il lui effleura le front avec une sorte de crainte.

*****

Cette chambre était vraiment un lieu très bizarre. Bâtie d'énormes pierres comme les anciens donjons, elle était ronde et tristement éclairée par une meurtrière grillée. Elle était remplie d'un assemblage d'objets hétéroclites, depuis de délicats miroirs enchâssés dans l'ébène et l'ivoire jusqu'à de vieilles ferrailles, des outils de travail tels que des marteaux et des pioches, des armes...

Angélique s'étira. Mal éveillée, regardant avec étonnement autour d'elle, elle se leva et alla prendre l'un des miroirs qui lui renvoya la physionomie inconnue d'une fille pâle aux yeux farouches et trop fixes, comme ceux d'une chatte méchante guettant sa proie. La lumière du soir mêlait une teinte soufrée à sa chevelure désordonnée. Elle rejeta le miroir avec peur. Cette femme au visage traqué, déchu, ce ne pouvait être elle !... Que se passait-il ? Pourquoi y avait-il tant de choses dans cette chambre ronde ? Des épées, des marmites, des coffrets remplis d'accessoires, écharpes, éventails, gants, bijoux, des cannes, des instruments de musique, une bassinoire, des piles de chapeaux, et surtout des manteaux qui, jetés les uns sur les autres, avaient composé le lit sur lequel elle avait dormi ? Un seul meuble, un délicat chiffonnier marqueté de bois des îles, semblait très étonné de se trouver entre ces murs humides.

Passé dans sa ceinture, elle sentit quelque chose de dur. Elle tira sur une poignée de cuir et amena un long poignard effilé. Où avait-elle vu ce poignard ? C'était dans un cauchemar pesant et douloureux, au cours duquel la lune avait jonglé avec des têtes de morts. L'homme au teint sombre le tenait en main. Puis le poignard était tombé et Angélique l'avait ramassé dans la boue tandis que les deux hommes s'empoignaient et roulaient à terre. C'était ainsi qu'elle avait entre les mains le poignard de Rodogone-l'Égyptien. Elle le glissa de nouveau dans son corsage. Sa pensée rassemblait des images confuses. Nicolas... où était Nicolas ?

Elle courut à la fenêtre. Entre les barreaux elle aperçut la Seine, avec ses flots lents, couleur d'absinthe sous le ciel nuageux et son va-et-vient incessant de barques et de chalands. Sur l'autre rive, déjà envahie par le crépuscule, elle reconnut les Tuileries et le Louvre. Cette vision de sa vie ancienne lui causa un choc et la persuada de sa folie. Nicolas ! Où était Nicolas ?

Elle se rua sur la porte et, la trouvant close et verrouillée à double tour, elle se mit à la marteler de coups en hurlant, en appelant Nicolas, en s'arrachant les ongles contre le bois pourri.

Une clef grinça et l'homme au nez rouge parut.

– Qu'est-ce que t'as à g... comme ça, marquise ? demanda Jactance.

– Pourquoi cette porte était-elle fermée ?

– J'sais pas.

– Où est Nicolas ?

– J'sais pas.

Il la considéra, puis décida :

– Viens un peu voir les copains, ça te distraira.

Elle le suivit dans un escalier de pierre, en tournevis, humide et sombre. À mesure qu'elle descendait, une clameur faite de vociférations, de gros rires et de braillements d'enfants, lui parvenait.

Elle déboucha dans une salle voûtée, remplie de personnages divers. Tout d'abord, sur la grande table, elle aperçut Cul-de-Bois posé là, comme une pièce de bœuf dans son plat. Au fond de la salle, un feu brillait et, assis sur la pierre de l'âtre, Pied-Léger surveillait la marmite. Une grosse femme plumait un canard. Une autre, plus jeune, se livrait à l'opération peu ragoûtante d'épouiller l'enfant à demi nu qu'elle tenait entre ses genoux. Un peu partout, affalés sur la paille du carrelage, il y avait des vieux et des vieilles, couverts de haillons, et des enfants sales et déguenillés qui disputaient des rognures aux chiens.

Quelques hommes, assis autour de la table sur de vieux tonneaux qui tenaient lieu de sièges, jouaient aux cartes ou fumaient en buvant.

À l'entrée d'Angélique, tous les yeux se tournèrent vers elle et un silence relatif s'établit parmi la misérable assemblée.

– Avance, ma fille, dit Cul-de-Bois avec un geste solennel. Tu es la gueuse de notre chef Calembredaine. On te doit considération. Écartez-vous donc, voyons, et laissez un siège à la marquise !

L'un des fumeurs de pipe donna un coup de coude à son voisin.

– Drôlement bien roulée, la frangine ! Calembredaine, ce coup-ci, a presque aussi bien choisi que toi.

L'homme interpellé s'approcha d'Angélique et lui prit le menton d'un geste à la fois aimable et péremptoire.

– Moi, je suis Beau-Garçon, dit-il.

Elle rabattit la main avec hargne.

– Ça dépend des goûts.

Un grand rire secoua l'auditoire, qui trouvait l'astuce suprêmement drôle.

– Ça dépend pas, fit Cul-de-Bois en hoquetant, c'est son nom. Beau-Garçon, c'est comme ça qu'on l'appelle. Allons, Jactance, amène à boire pour la gonzesse. Moi, elle me plaît.

On posa devant elle un grand verre à pied portant les armes d'un marquis dont la bande de Calembredaine avait dû visiter l'hôtel, certaine nuit sans lune. Jactance l'emplit à ras bord de vin rouge et fit la tournée des autres gobelets.

– À ta santé, marquise !... Comment t'appelles-tu ?

– Angélique.

Le rire gras et crapuleux des bandits éclata de nouveau sous les voûtes.

– Ça alors, c'est la plus belle ! Angélique !... Ha ! Ha ! Ha ! Tu parles d'un ange ! On n'a jamais vu ça chez nous... Et pourquoi pas ? Après tout, nous aussi, pourquoi on ne serait pas des Anges ! Puisque c'est notre marquise... À ta santé, marquise des Anges !...

Ils riaient, ils se tapaient sur les cuisses, et cela faisait comme un roulement sinistre et étourdissant autour d'elle.

– À ta santé, marquise ! Allons, bois... Bois donc !...

Mais elle demeurait immobile, regardant ce cercle de trognes avinées, barbues ou mal rasées, qui se penchaient sur elle.

– Bois donc ! hurla Cul-de-Bois de sa voix terrifiante.

Elle brava le monstre sans répondre.

Il y eut un silence menaçant, puis Cul-de-Bois soupira et regarda les autres d'un air navré.

– Elle veut pas boire ! Qu'est-ce qu'elle a ?

– Qu'est-ce qu'elle a ? répétait-on. Beau-Garçon, toi qui connais les femmes, essaie d'arranger ça.

Beau-Garçon haussa les épaules.

– Tas de croûtes, fit-il avec mépris, v's'êtes pas fichus de voir que celle-là c'est pas en gueulant dessus que vous l'aurez jamais.

Il s'assit près d'Angélique et, très doucement, lui flatta l'épaule comme à une enfant.

– Aie pas peur. Ils sont pas méchants, tu sais. C'est un air qu'ils se donnent comme ça pour effrayer les bourgeois. Mais toi, on t'aime bien déjà. Tu es notre marquise. Marquise des Anges ! Ça te plaît pas ? Marquise des Anges ! C'est un joli nom pourtant. Et ça te va, avec tes beaux yeux. Allons, bois, ma mignonne, c'est du bon vin. Un tonneau du port de la Grève, qui s'est amené sur ses pieds jusqu'à la tour de Nesle. C'est comme ça que les choses se passent chez nous. C'est la cour des Miracles.

Il lui approchait le verre des lèvres. Elle fut sensible au son de cette voix mâle et câline. Elle but. Le vin était bon. Il dispensait à son corps transi une agréable chaleur, et tout devint subitement plus simple et moins terrible. Elle but un second verre, puis s'accouda à la table et se mit à regarder autour d'elle. Le cul-de-jatte laissait tomber dans sa direction un regard morne de monstre marin en arrêt au fond des eaux. Était-il chargé de la surveiller ? Pourtant elle ne songeait pas à fuir. Où serait-elle allée ?

*****

Le soir ramenait dans leur repaire les mendiants et les mendiantes qui vivaient sous la juridiction de Calembredaine. Il y avait beaucoup de femmes portant entre leurs bras des enfants infirmes ou des nourrissons enveloppés de loques et dont les cris grêles ne cessaient point. L'un d'eux, dont le visage était couvert de boutons purulents, fut remis à la femme assise près de l'âtre. Celle-ci, d'une main preste, arracha toutes les croûtes du visage du nouveau-né, passa un torchon sur la petite frimousse qui redevint lisse et saine, puis elle mit l'enfant à son sein.

Cul-de-Bois sourit et commenta de sa voix rauque :

– Tu vois, on se guérit vite chez nous. T'as pas besoin d'aller aux processions pour voir des miracles. Ici, il y en a tous les jours. P't'être bien qu'en ce moment il y a une bonne dame des œuvres, comme ils disent, qui raconte : « Oh ! ma chère, j'ai vu un enfant sur le Pont-Neuf, quelle misère ! couvert de pustules... Naturellement, j'ai fait l'aumône à la pauvre mère... ». Et elles sont très contentes, les bégueules. Pourtant ça n'était que quelques pastilles de pain séché avec du miel dessus pour attirer les mouches. Tiens, voilà Mort-aux-Rats qui s'amène. Tu vas pouvoir partir...