Que de mal pour mourir au monde
Et ne savoir pas où l'on va !
Angélique se tourna lentement vers lui.
– Tu es poète ?
– Ce n'est pas moi qui parle ainsi, mais le Poète-Crotté.
– Tu le connais ?
– Si je le connais ! C'est le poète du Pont-Neuf.
– Celui-là aussi, je veux le tuer.
Le nain sursauta comme un crapaud.
– Quoi ? Pas de blagues. C'est mon copain.
Il regardait autour de lui et prenait les autres à témoin, en posant un doigt sur sa tempe.
– Elle est folle, la frangine ! Elle veut buter tout le monde.
*****
Il y eut tout à coup des clameurs, et la foule s'écarta devant un étrange cortège. En tête marchait un très long et maigre individu dont les pieds nus trottinaient dans la neige boueuse. Une chevelure blanche abondante pendait sur ses épaules, mais son visage était glabre. On aurait dit une vieille femme, et peut-être, après tout, n'était-ce pas un homme, en dépit de ses chausses et de sa casaque en loques. Avec ses pommettes saillantes, ses yeux mornes et glauques au fond d'orbites creuses, il était aussi dépourvu de sexe qu'un squelette et très à sa place dans ce décor lugubre. Il portait une longue pique au bout de laquelle pendait, empalé, le corps d'un chien crevé. Près de lui, un petit homme rondouillard et imberbe brandissait un balai. Après ces deux bizarres porte-drapeau venait un vielleur qui tournait la manivelle de son instrument. L'originalité du musicien consistait en sa coiffure, un énorme chapeau de paille qui l'engloutissait presque jusqu'aux épaules. Mais il avait percé un trou dans le rabat de devant et l'on voyait briller ses yeux moqueurs. Il était suivi d'un enfant qui frappait à coups redoublés sur le fond d'une bassiné de cuivre.
– Veux-tu que je te nomme ces trois célèbres gentilshommes ? demanda le nain à Angélique.
Il ajouta en clignant de l'œil :
– Tu connais le signe, mais je vois bien que tu n'es pas de chez nous. Ceux que tu vois en premier ce sont le Grand Eunuque et le Petit Eunuque. Depuis des années, le Grand Eunuque est sur le point de mourir, mais il ne meurt jamais. Le Petit Eunuque est le gardien des femmes du Grand Coësre. Il porte l'insigne du roi de Thunes.
– Un balai ?
– Chut ! Ne te gausse pas. Ce balai s'y entend à faire le ménage. Derrière eux, il y a Thibault-le-Vielleur et son page Linot. Et puis voici les « gonzesses » du roi de Thunes.
Sous leurs bonnets sales, les femmes qu'il désignait montraient leurs faces gonflées, aux yeux battus de prostituées. Certaines étaient encore belles et toutes regardaient autour d'elles avec insolence. Mais la première seule, une adolescente, presque une enfant, avait quelque fraîcheur. Malgré le froid, elle avait le buste nu et exhibait avec fierté ses jeunes seins épanouis.
Venaient ensuite des porteurs de torches, des mousquetaires porteurs d'épées, des mendiants et des faux pèlerins de Saint-Jacques. Puis, dans un grincement d'essieux, apparut une lourde brouette que poussait un géant au regard vague et à la lèvre proéminente.
– C'est Bavottant, l'idiot du Grand Coësre, annonça le nain.
Derrière l'idiot, un personnage à barbe blanche fermait la marche, couvert d'une lévite noire dont les poches étaient bourrées de rouleaux de parchemin. À sa ceinture pendaient trois verges, une corne à encre et des plumes d'oie.
– C'est Rôt-le-Barbon, l'archi-suppôt du Grand Coësre, celui qui fait les lois du royaume de Thunes.
– Et ce Grand Coësre, où est-il ?
– Dans la brouette.
– Dans la brouette ? répéta Angélique stupéfaite.
Elle se hissa un peu afin de mieux voir.
La brouette avait fait halte devant le prêchoir. On appelait ainsi, au milieu du cimetière, une chaire exhaussée de quelques marches et abritée par un toit pyramidal. L'idiot Bavottant se pencha et prit un objet dans la brouette, puis s'assit au sommet du perron et posa l'objet sur ses genoux.
– Mon Dieu ! soupira Angélique.
Elle voyait le Grand Coësre. C'était un être au buste monstrueux terminé par des jambes fluettes et blanches d'enfant de deux ans. La tête puissante était garnie d'une chevelure hirsute et noire entortillée d'un linge sale qui en cachait la purulence. Les yeux profondément enfoncés sous des sourcils broussailleux brillaient durement. Il portait une grosse moustache noire aux pointes relevées en crocs.
– Hé ! Hé ! ricana Barcarole qui jouissait de la surprise d'Angélique. Tu apprendras, ma gosse, que chez nous les petits dominent les grands. Sais-tu qui sera peut-être Grand Coësre quand Rolin-le-Trapu clamsera ?
Il lui chuchota à l'oreille :
– Cul-de-Bois.
Puis hochant sa grosse tête :
– C'est une loi de la nature. Il faut de la cervelle pour régner sur la « matterie ». Et c'est ce qui manque quand on a trop de jambes. Qu'en penses-tu, Pied-Léger ?
Le nommé Pied-Léger sourit. Il venait de s'asseoir au bord de la tombe et posait une main sur sa poitrine comme s'il souffrait. C'était un très jeune homme qui avait l'air doux et simple. Il dit d'une voix qui s'essoufflait :
– Tu as raison, Barcarole. Il vaut mieux avoir une tête que des jambes, car, quand les jambes vous quittent, il ne vous reste plus rien.
Angélique regarda avec étonnement les jambes du jeune homme, qui étaient longues et bien musclées.
Il sourit avec mélancolie.
– Oh ! elles sont toujours là. Mais c'est à peine si je peux les mouvoir. J'étais coureur chez M. de La Sablière ; et puis un jour où j'avais couvert près de vingt lieues, mon cœur a lâché. Et depuis je ne peux plus marcher.
– Tu ne peux plus marcher parce que tu as trop couru, s'écria le nain avec une cabriole. Hou ! Hou ! Hou ! Que c'est drôle !
– Ta gueule, Barco ! gronda une voix. Tu nous em...
Une poigne solide saisit le nain par sa casaque et l'envoya rouler dans un tas d'ossements.
– Cet avorton nous casse les pieds, n'est-ce pas, la belle ?
L'homme qui venait d'intervenir se penchait vers Angélique. Lassée de tant de difformités et d'horreurs, la jeune femme trouva dans la beauté du nouveau venu une sorte de soulagement. Elle distinguait mal son visage, caché par l'ombre d'un grand feutre planté d'une plume maigre. Cependant, on devinait des traits réguliers, de larges yeux, une bouche harmonieuse. Il était jeune, en pleine force. Sa main très brune était posée sur la garde d'un long poignard accroché à son ceinturon.
– À qui es-tu, la belle ? demanda-t-il d'une voix câline où roulait un subtil accent étranger.
Elle ne répondit pas et regarda dédaigneusement au loin. Là-bas, sur les marches du prêchoir, devant le Grand Coësre et son idiot géant, on venait de déposer le bassinet de cuivre qui tout à l'heure servait de tambour à l'enfant. Et les gens de la gueuserie s'avançaient les uns après les autres pour jeter dans ce bassinet l'impôt exigé par le prince.
Chacun était taxé selon sa spécialité. Le nain, qui s'était rapproché d'Angélique, la renseignait à mi-voix sur les titres de tout ce peuple de mendiants qui, depuis que Paris existait, avait codifié l'exploitation de la charité publique. Il lui désignait les « rifodés » qui, décemment vêtus et affectant une mine honteuse, tendaient la main et racontaient aux passants qu'ils étaient jadis des gens honorables dont les maisons avaient été brûlées et les biens pillés par la guerre. Les « mercandiers », eux, se faisaient passer pour d'anciens marchands dévalisés par les bandits des grands chemins, et les « convertis » confessaient qu'ils avaient été frappés par la grâce et allaient se faire catholiques. Ayant touché la prime, ils repartaient se convertir sur le territoire d'une autre paroisse.
Les « drilles » et les « narquois », anciens soldats, demandaient l'aumône à la pointe de l'épée, menaçaient et effrayaient les bons bourgeois, tandis que les « orphelins », petits enfants qui se donnaient la main et pleuraient de faim, cherchaient à les attendrir. Toute cette gueusaille respectait le Grand Coësre parce qu'il maintenait l'ordre entre des bandes rivales.
Sols, écus, et même les pièces d'or tombaient dans le bassinet. L'homme au teint de pain brûlé ne quittait pas des yeux Angélique. Il se rapprocha d'elle, lui frôla l'épaule de la main. Comme elle ébauchait un geste de recul, il dit précipitamment :
– Je suis Rodogone-l'Égyptien. J'ai quatre mille gens à moi dans Paris. Tous les tziganes qui passent me paient l'impôt et aussi les femmes brunes qui lisent l'avenir dans la main. Veux-tu être une de mes gonzesses ?
Elle ne répondit pas. La lune voyageait au-dessus du clocher de l'église et des charniers. Devant le prêchoir, c'était maintenant le défilé des infirmes faux ou vrais, de ceux qui se mutilent volontairement pour attirer la compassion et de ceux qui peuvent, le soir venu, envoyer promener béquilles et charpie. C'était pourquoi on avait donné à leur tanière le nom de « cour des Miracles ».
Venus de la rue de la Truanderie, des faubourgs Saint-Denis, Saint-Martin, Saint-Marcel, de la rue de la Jussienne et de Sainte-Marie-l'Égyptienne, les teigneux, les malingreux, les piètres, les abouleux, les cajons, les francs-mitous enfin qui, vingt fois par jour, tombaient moribonds au coin d'une borne après s'être lié une ficelle au bras afin d'arrêter les battements de leur pouls jetaient l'un après l'autre leur obole devant l'affreuse petite idole dont ils acceptaient l'autorité.
*****
Rodogone-l'Égyptien posa encore sa main sur l'épaule d'Angélique. Cette fois, elle ne se dégagea pas. La main était chaude et vivante, et la jeune femme avait si froid ! L'homme était fort et elle était faible. Elle tourna les yeux vers lui et chercha dans l'ombre du feutre les traits de ce visage qui ne lui inspirait point d'horreur. Elle voyait luire l'émail blanc des longs yeux de Bohémien. Il poussa un juron entre ses dents et s'appuya lourdement sur elle.
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