— C’est intéressant ?

— Je l’espère, sinon je ne serais pas là, mais je saurai ce soir de quoi il retourne… Comment te sens-tu ?

— Vaseux !

— Le contraire serait étonnant. Écoute, ajouta Aldo en jetant un coup d’œil à sa montre, ce que tu as de mieux à faire pour le moment, c’est de dormir. J’ai ce qu’il faut pour t’y aider en cas de besoin…

— Non… Ça devrait aller !

— Bien. Moi, je vais me récurer, manger un morceau et filer à mon rendez-vous. En rentrant, je viendrai voir comment tu vas et on se retrouve demain matin… mais n’essaie pas de te faire monter du whisky ou de me filer entre les doigts ! J’ai peut-être quelque chose à te raconter…

— Quoi ? émit Adalbert.

— Pas question d’expliquer avant demain ! D’abord, je n’ai pas le temps ! Oh, et puis, après tout, conclut-il devant l’expression soudain frondeuse de son ami, je reviens t’apporter du Seconal… Je serai plus tranquille !

À peine eut-il disparu qu’Adalbert se leva, courut à la porte qu’il ferma à clef avant de regagner son lit avec la mine satisfaite d’un gamin qui fait une bonne blague à son précepteur. Mal lui en prit, deux minutes ne s’étaient pas écoulées qu’Aldo reparaissait… par la fenêtre :

— Pas de chance ! On partage le même balcon. Suffit d’enjamber !

— Tu ne peux pas me laisser tranquille ? grogna Adalbert.

— Mais je ne demande que cela : que tu restes tranquille !

Un moment plus tard, Adalbert dormait à poings fermés et Aldo repartait par où il était venu, mais cette fois il souriait. Chaque chose en son temps ! Avoir retrouvé Adalbert était déjà un cadeau du Ciel !


Dans l’île de Gesireh, la villa de la princesse Shakiar – le petit palais serait plus juste ! – était voisine du terrain de polo du Sporting Club. Deux heures après avoir neutralisé son ami, Morosini en smoking traversait un jardin ombré de tamaris d’où s’élevaient de grands palmiers dont l’élan répondait à celui des jets d’eau jaillissant des bassins en mosaïques bleues et or. La douceur de la nuit et l’odeur de terre mouillée – on avait dû arroser en fin de journée – composaient avec la maison aux blanches colonnettes un cadre à la fois paisible et raffiné comme il les aimait.

Un serviteur noir habillé de rouge et chamarré d’or s’inclina devant lui au bas des marches de marbre et le précéda dans le salon mauresque, essentiellement meublé de divans de velours noir sous une multitude de coussins de brocart aux couleurs vives et de tables basses en ébène incrusté d’ivoire, où il l’abandonna sur un nouveau salut en l’informant que sa maîtresse venait tout de suite.

Elle parut presque aussitôt et ce fut au tour d’Aldo de s’incliner sur une main parfaite, ornée de rubis, qu’on lui offrait en souriant :

— Que c’est aimable à vous, prince, d’avoir répondu aussi vite à mon invitation ! Je sais – la rumeur me l’a appris – à quel point vous êtes absorbé par vos affaires et je suis d’autant plus touchée de votre… dirai-je empressement ? à venir jusqu’ici !

Grande et svelte dans une sorte de caftan de soie noire brodée d’or, elle était un exemple admirable de la beauté égyptienne, telle qu’on pouvait encore la contempler dans les musées, sans atteindre toutefois la perfection d’une Néfertiti, et bien qu’approchant de la cinquantaine, comme le prétendait Guy Buteau, elle le cachait remarquablement… Sa peau mate était sans défauts et si une ride légère marquait le coin de ses profonds yeux noirs, elle était due à la mobilité du visage plus qu’à l’âge.

Ses cheveux lisses couleur d’ébène érigeaient sur sa tête un chignon à la grecque fixé par de minces palmettes d’or qui rendait pleine justice à un profil d’une pureté toute hellénique. Des girandoles de rubis tremblaient le long de son cou.

Elle indiqua un divan à son visiteur, s’assit de l’autre côté d’une des tables basses, puis frappa dans ses mains un coup bref qui fit apparaître un plateau de café porté par un nouveau serviteur noir, celui-ci vêtu d’une galabieh blanche.

On sacrifia à l’incontournable rite de l’hospitalité égyptienne en échangeant des propos anodins sur la beauté d’un pays qu’Aldo ne connaissait pas et qu’on l’engagea vivement à découvrir, en particulier en une saison où il se présentait sous son meilleur aspect. Enfin on en vint au principal. La princesse prit, parmi les coussins entassés près d’elle, un coffret d’or qu’elle garda sur ses genoux :

— Ce n’est pas sans de nombreuses hésitations que je me suis résolue à vous prier de venir jusqu’à moi, mais votre réputation d’expert infaillible et d’homme discret a emporté ma décision. Je me trouve dans une situation dont je vous ferai grâce et qui me contraint à… certains sacrifices.

— Sacrifices ? sourit Aldo. Quel mot pour une aussi grande dame dont je sais qu’elle possède d’admirables parures…

— … auxquelles je tiens ! En revanche, il me sera moins douloureux de me séparer de ceci, fit-elle en caressant le couvercle ciselé. Vous n’ignorez pas que je fus l’épouse du roi Fouad, et ce fut l’un de ses présents : des perles d’une valeur inestimable dont on ne saurait confier la vente à n’importe qui, vente dont il est préférable qu’elle se réalise dans le secret et, surtout, dans un pays éloigné. Je suis certaine que, parmi vos clients milliardaires, vous n’aurez aucune peine à en obtenir le juste prix.

Ce petit discours achevé, elle tendit à Aldo le coffret, très ancien, dont il commença par admirer la facture :

— Magnifique ! apprécia-t-il en caressant le métal réchauffé par les mains de son hôtesse. Douze ou treizième siècle, je suppose ?

— Vous supposez bien !

Le couvercle soulevé révéla sur un lit de velours sept grosses perles en poire réunies par de fines chaînettes d’or. Elles étaient toutes identiques, mesurant quatre ou cinq centimètres et d’un incomparable orient légèrement doré. L’admiration le tint muet quelques instants, comme chaque fois qu’il découvrait un joyau exceptionnel. Il le prit entre ses mains afin de mieux jouir de leur contact soyeux et de les examiner de plus près. Certes, il préférait les pierres précieuses à ces fabuleuses sécrétions marines, et son dernier contact avec l’une des plus importantes lui avait laissé un souvenir aussi impérissable que peu agréable, mais il admettait volontiers que celles-ci étaient d’une extraordinaire beauté. En face de lui, la princesse retenait son souffle.

Il les détaillait au moyen de la petite mais puissante loupe de joaillier dont il n’avait garde de se séparer, quand un déclic se fit dans sa tête. Il n’était peut-être jamais venu en Égypte mais ne méconnaissait pas pour autant certains de ses trésors liés à l’Histoire.

Calmement, il rangea sa loupe, recoucha les perles dans leur coffret qu’il referma avant de le rendre à sa propriétaire dont il se demandait maintenant si elle l’était vraiment :

— Croyez que je suis désolé, princesse, mais il m’est impossible de me charger d’une telle vente…

— Comment ?

— À moins que vous ne puissiez me remettre une autorisation écrite de Sa Majesté le roi Fouad pour les sortir d’Égypte. Elles font partie de ce que j’appellerais les joyaux de la Couronne…

— Mais elles m’appartiennent, à présent ! Il me les a offertes lorsque j’étais son épouse !

— En ce cas, il a eu tort car je ne pense pas qu’il en ait le droit. Pas plus que le roi d’Angleterre, s’il lui prenait fantaisie de vendre ou d’offrir le Koh-I-Noor. Ce sont les perles de Saladin, connues dans les milieux de la haute joaillerie et des musées.

— Mais je me tue à vous dire qu’il m’en a fait cadeau ?

— Je n’en doute pas. C’est pourquoi l’autorisation ne devrait pas poser de problèmes…

— Ne vous ai-je pas prévenu qu’il s’agissait d’une tractation secrète, afin que ces perles soient vendues dans la plus totale discrétion ? Le roi ne doit rien savoir. Il me les a offertes parce que je porte en moi quelques gouttes du sang de Saladin… Oh, je devrais plutôt dire qu’il m’en a donné la jouissance ma vie durant jusqu’à sa mort. Elles font en effet partie du trésor royal mais c’est sans importance !

— Comment cela, sans importance ? On pourrait vous les réclamer au moins au décès du roi ? Son héritier…

— Farouk ? Il ne sera pas le meilleur de nos souverains. À douze ans, il ne pense déjà qu’à ses plaisirs. D’ailleurs, il n’est pas d’une intelligence folle mais il se plaît en ma compagnie. Je l’amuse… Il aime les chevaux, les femmes…

— Eh bien ! Il est précoce !

— Oh, oui ! Ajoutez le jeu, l’argent…

— Les joyaux ?

— Aussi, pour leur éclat. Mais il n’y connaît rien !

— Soit ! Tenons-nous-en au roi. Que se passerait-il s’il voulait vous les reprendre ?

— Ce ne serait pas une catastrophe : j’ai fait réaliser des copies !

— Copiées, des perles de cette taille ?

— Pourquoi non ? Il y a dans ce pays des artistes de talent qui ne connaissent pas leur propre valeur.

— Et le coffret ?

— Une imitation, lui aussi. Cela a été plus facile, d’ailleurs. Faites-moi confiance, je n’ai rien laissé au hasard.

— Je m’en aperçois, Altesse, mais essayez de comprendre que je ne peux considérer cette histoire dans la même optique que vous. Si haute dame que vous soyez, vous ne m’en demandez pas moins de me faire le complice d’un vol manifeste !

Shakiar prit une « lattaquieh » dans une boîte en malachite, la plaça au bout d’un long fume-cigarette et permit à Aldo de la lui allumer. Puis elle tira quelques bouffées avant de secouer la cendre en faisant montre d’un agacement visible :

— Au rang que j’occupe – et vous venez d’y faire allusion ! –, ce mot-là est malsonnant. En outre, vous ne me ferez pas croire qu’aucun des joyaux qui passent entre vos mains n’a jamais été dérobé… ou pis encore !