En regagnant la caverne, il vit Aldo et Marie-Angéline qui l’attendaient, assis chacun sur un rocher. Ils avaient l’air de dormir. Aldo ne fumait même pas, sans doute pour ne pas laisser l’odeur du tabac révéler leur présence. Mais le visage encore ébloui d’Adalbert les frappa.

— Alors ? demandèrent-ils avec un bel ensemble.

— Je n’aurais jamais cru qu’il me serait donné de contempler une telle splendeur ! Tu veux aller voir ? ajouta-t-il en tendant l’Anneau à son ami, mais avec un semblant de réticence qu’Aldo comprit :

— Non ! Tu sais depuis combien de temps tu es descendu ?

— Je ne l’ai pas vu passer. C’est ma lampe qui m’a rappelé à la réalité.

— Cinq heures ! Nous commencions à penser qu’il faudrait peut-être vérifier si tu avais besoin d’aide… ou au moins de piles neuves ?

— Et vous, Marie-Angéline ?

Elle refusa d’un signe de tête sans rien dire, devinant que sa curiosité choquerait Adalbert. Il donnait tellement l’impression de revenir d’ailleurs !

— Que faisons-nous ? demanda Aldo.

— D’abord, il faut remercier et saluer le vieil homme et puis nous rentrons !

Adalbert alla retirer la croix et le rocher se referma derrière lui silencieusement mais, s’il accepta l’enveloppe de soie que lui tendait Plan-Crépin, il ne la lui rendit pas. Elle ne put retenir la curiosité qui la dévorait :

— Vous avez l’intention de revenir demain et d’entreprendre…

— Rien du tout ! fit-il en souriant. Je ne reviendrai jamais… Je vous demanderai à tous les deux d’oublier que nous sommes venus ici… sauf évidemment pour Mme de Sommières. Mais rassurez-vous, je vous raconterai…

— Et… à M. Lassalle aussi ? s’inquiéta-t-elle d’un ton soupçonneux qui le fit rire.

— À lui moins qu’à tout autre ! Il deviendrait fou !


Après le dîner, ce soir-là, on se réunit dans le petit salon de Tante Amélie pour entendre le récit d’Adalbert. Son talent oratoire joint à l’émotion qu’il avait ressentie en fit un moment de pure beauté. Il omit seulement de dire que Salima avait été le portrait vivant de la belle endormie. Ce détail-là, il le réservait aux seules oreilles d’Aldo pour ne pas attrister Marie-Angéline.

— Magnifique ! applaudit la marquise quand il eut fini. J’ai retrouvé en vous écoutant mes rêves de petite fille quand ma mère me lisait un conte de fées ! Mais il est dommage que vous n’ayez pu déchiffrer l’écriture de cette fabuleuse époque. Ainsi, vous ne savez toujours pas son nom ?

— Hélas, non ! Elle est et restera la Reine Inconnue. Et je pense sincèrement que c’est aussi bien ainsi… Au fait, Marie-Angéline, je voudrais vous demander de me montrer les dessins que vous avez réalisés depuis votre arrivée… Cela ne vous ennuie pas ?

— Non, naturellement !

Elle alla les chercher. Croquis à la sanguine, dessins et aquarelles. Il y en avait une collection, représentant le temple de Khnoum, les tombeaux des princes, le vieux monastère Saint-Siméon mais aussi des portraits d’Hakim et d’autres gamins. L’un, frappant, du Veilleur, et aussi plusieurs dessins de la falaise enfermant le tombeau. Adalbert les examina longuement, ne sachant trop comment dire à l’artiste qu’il souhaitait les détruire et qu’il le regrettait car il y avait là énormément de talent…

Comme le silence se prolongeait, Aldo ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais Marie-Angéline le retint du geste. Puis reprenant tranquillement les aquarelles à Adalbert, elle les déchira :

— C’est bien cela que vous souhaitiez, n’est-ce pas ?

Trop touché pour répondre, il la prit aux épaules et l’embrassa…


Quand les deux hommes sortirent pour leur habituelle promenade nocturne, minuit venait de sonner à l’horloge du palais gouvernemental. Ils étaient fatigués par leur expédition mais éprouvaient le besoin d’être seuls ensemble. Cette fois, ils descendirent jusqu’au fleuve et prirent la Corniche quasi déserte à cette heure… Sauf deux fiacres qui sans doute allaient remiser.

Ils fumèrent un moment en silence, goûtant la paix intérieure et surtout l’entente absolue qui les avait désertés ces derniers temps. La nuit semée d’étoiles innombrables était belle et douce, en pleine harmonie avec leurs âmes. Ce fut quand la Corniche fut devenue route qu’Aldo s’aperçut qu’ils étaient déjà loin :

— Tu comptes m’emmener comme ça jusqu’à Kom Ombo ?

— Non, mais j’ai quelque chose à te dire. Ce soir, quand j’ai décrit le tombeau, j’ai omis, volontairement, un… détail d’une extrême importance pour moi : la ressemblance hallucinante de la Reine avec…

— … Salima Hayoun ?

— Comment as-tu deviné ?

Aldo jeta sa cigarette et glissa son bras sous celui de son ami :

— Je te connais par cœur, tu sais ? Plus, je crois bien, que si nous étions frères de sang. En remontant du tombeau, cet après-midi, ton visage exprimait une telle béatitude que la joie de la découverte n’expliquait pas tout. Et certainement pas la description que tu as donnée de la belle endormie : une beauté systématiquement à l’opposé de la réalité. C’est le portrait de Néfertari que tu as tracé. Tu n’as pas osé la faire blonde mais c’est tout juste !

— Autrement dit, je n’ai trompé personne ?

— Oh si, parce que c’était franchement très réussi et je pense que nos dames ont tout avalé. Quoique, avec Tante Amélie, on ne sait jamais. Mais en ce qui concerne Plan-Crépin, tes paroles ont valeur d’évangile. Elle nage dans la joie depuis que tu as dit que tu ne reviendrais plus au tombeau et nous as priés de garder le secret. Comme tu vois, ton but est atteint… et ce n’était pas la peine d’infliger un effort supplémentaire à mes pauvres pieds fatigués pour me confier cela… On rentre ?

— Attends ! J’ai encore un devoir à accomplir…

Il s’écarta de quelques pas, sortit d’une poche de son smoking la croix ansée et, de toute sa force, la lança dans le Nil.

— Le fleuve est profond ici et l’endroit est désert. Personne ne pourra retrouver la clef du tombeau. Qu’elle repose en paix, Celle…

— … à laquelle tu as donné un nom, je suppose ?

— Si ta supposition est Salima, tu te trompes. Pour moi, la Reine Inconnue est devenue… Elle !

Cette fois, Aldo ne trouva rien à dire. Quant au British qui pouvait faire le deuil de son bien, il eût été mal venu d’y faire allusion.


Le moment du départ était venu. La veille, tout le monde était invité à dîner chez un Lassalle transporté de joie et d’espoir. Il venait d’acheter le château du Fleuve au gouvernement devenu seul héritier et entendait fêter l’événement.

— Je vais en prendre grand soin mais nous allons pouvoir, toi et moi, le fouiller de fond en comble, annonça-t-il à Adalbert. Il faut absolument que nous retrouvions le fameux plan reconstitué par ce démon d’Assouari…

— Pardon de vous décevoir, mon cher Henri, mais vous chercherez sans moi. La chaleur va bientôt être étouffante et je suis vraiment fatigué.

— Toi ? Fatigué ? Bâti comme tu l’es ?

— Je n’ai plus vingt ans et j’éprouve le besoin de retrouver le parc Monceau. Comme Mme de Sommières et Marie-Angéline.

— Mais tu reviendras, j’espère ?

— Pourquoi voulez-vous que je renonce à un métier que j’adore et surtout à l’Égypte ? La Mésopotamie ne m’a jamais attiré…

— Ah, je préfère cela !

On s’était quittés amis comme autrefois…

Après toutes ces émotions, Mme de Sommières avait décidé de descendre le Nil jusqu’au Caire. Elle détestait les trains égyptiens qu’elle jugeait inconfortables. Ce serait déjà suffisant d’en prendre un pour Port-Saïd d’où les Messageries maritimes la ramèneraient à Marseille. D’habitude Plan-Crépin n’y voyait aucun inconvénient mais, ayant espéré qu’Adalbert, sinon Aldo, les accompagnerait à Paris, elle ne put cacher sa déception :

— Nous nous y retrouverons, lui dit celui-là en manière de consolation. Permettez-moi d’escorter Aldo jusqu’au bateau. Ce serait tellement triste pour lui de repartir seul ! (Puis la prenant par le bras pour l’entraîner à l’écart, il ajouta :) D’autant plus qu’il n’a aucune nouvelle de Venise et qu’il se demande comment Lisa va le recevoir… en admettant qu’elle soit rentrée !

— Elle aurait mauvaise grâce ! Ce n’est pas la première fois, loin de là, qu’Aldo est retenu au loin par sa profession. Lisa est quelqu’un d’intelligent qui ne s’abaisserait pas à ce genre de mesquineries !

— Sans aucun doute, mais elle commence peut-être à se lasser de voir son époux filer au bout du monde toutes les trois minutes…

— N’exagérons rien ! D’abord, il ne file pas toutes les trois minutes, comme vous dites. Ensuite, ce n’est jamais pour courir la gueuse mais parce qu’il est un expert en joyaux mondialement connu. Enfin, je vous ferai remarquer qu’elle ne se prive pas, elle, de « filer » à tout bout de champ chez sa grand-mère avec sa marmaille sans s’inquiéter si lui ne trouve pas le temps long ! Et je suis persuadée que notre marquise pense comme moi !

— Quoi qu’il en soit, laissez-moi rester avec lui le plus longtemps possible ! Je vous promets qu’on se reverra !

— Il ne manquerait plus que ça ! D’autant que nous n’avons pas quitté Aldo d’une semelle, Tante Amélie et moi ! On peut en appeler à notre témoignage. Bon ! Je crois que vous avez raison ! Je me demande même si…

— Ne vous demandez rien ! La cause est entendue !

Et il l’embrassa sur le front avant d’aller finir ses valises.


Le lendemain, après avoir accompagné les deux femmes au bateau, Aldo et Adalbert s’en allèrent prendre leur train. Celui de nuit, afin d’éviter la chaleur du jour. Sans l’avouer, Aldo était heureux de ce tête-à-tête prolongé qu’allait leur offrir le voyage jusqu’à la Méditerranée. Il venait de décider, d’ailleurs, de prolonger la durée de la traversée en prenant avec son ami un paquebot français à destination de Marseille. Les liaisons maritimes entre l’Égypte et Venise n’étaient pas régulièrement établies et son retour à la maison ne serait pas retardé de beaucoup, s’il prenait le train à Marseille plutôt qu’à Gênes.