— Et comment étaient-ils là ? Ils passaient, comme par hasard ? Ou alors, saisis par l’envie de visiter le bateau, ils n’avaient pas hésité à se jeter à l’eau pour aller y boire un verre ?

— Cette fois, c’est à moi de raconter, si vous le permettez ! coupa Aldo. J’assistais à cette soirée donnée dans l’île par M. Assouari quand M. El-Kholti, qui lui n’avait pas été pas convié et pour cause, a créé un esclandre en tentant d’entraîner Mlle Hayoun qu’il considérait comme sa fiancée. Il a été aussitôt emporté hors du palais par deux des serviteurs et j’ai voulu voir comment ils le traiteraient. Bien m’en a pris : au lieu de le reconduire au bac, ils l’ont trimballé à la pointe de l’île et balancé à l’eau sans la moindre hésitation. Or M. El-Kholti, souffrant d’une blessure au bras advenue dans je ne sais quelles circonstances, était dans la quasi-impossibilité de nager et a appelé à l’aide. Il m’est apparu normal de lui porter secours et j’ai réussi à le hisser sur le bateau où il n’y avait personne… sauf M. Vidal-Pellicorne retenu prisonnier dans une cabine. Nous l’avons délivré et M. El-Kholti lui a offert l’hospitalité.

— Pourquoi ne l’avoir pas ramené tout bêtement à l’hôtel… ou chez M. Lassalle ?

— Justement parce que nous ignorions de qui il était l’invité involontaire et qu’en attendant d’en savoir plus, nous avons pensé qu’il était préférable de le tenir caché pendant quelques jours au moins.

Plusieurs pistaches disparurent :

— Hum ! mâchonna Keitoun. Difficile à gober, votre histoire !

— Je n’en ai pas de rechange à vous offrir.

— En revanche, reprit Adalbert qui commençait à entrer en ébullition, nous aimerions savoir ce qu’est devenue Mlle Hayoun ? Car enfin, il ne faut pas oublier qu’après avoir poignardé Karim El-Kholti et son serviteur, ces sauvages l’ont emportée, en dépit de ses cris et de ses protestations. Avez-vous retrouvé ces misérables ?

— Pas encore. L’enquête n’en est qu’à ses débuts.

— Et peut-on savoir de quel côté vous la dirigez ? intervint le colonel. Il conviendrait peut-être de poser quelques questions au prince Assouari ? En tant que fiancé de cette jeune fille, il pourrait ne pas apprécier qu’elle profite de son absence – réelle ou pas ! – pour se précipiter chez M. El-Kholti en le suppliant de s’enfuir avec elle ?

La réponse ne se fit pas attendre, traduisant clairement un certain soulagement :

— Vous venez de le dire vous-même, colonel. Il est absent. Difficile dans ces conditions de l’interroger ! Il faut attendre qu’il revienne…

— Il a pu, avant de partir, donner ordre que l’on surveille sa fiancée. La princesse Shakiar, sa sœur, ne vous a rien dit à ce sujet ?

— Il n’eût pas été convenable que je me rende chez elle dès ce matin, voyons ! N’oubliez pas qu’elle a été notre reine ? Cela oblige ! conclut-il en se rengorgeant. De toute façon, que pourrait-elle me dire ? Que son frère n’est pas à Assouan et qu’elle ignore tout de ses faits et gestes ? Les hommes d’ici n’ont pas pour habitude de tenir les femmes informées de ce qu’ils font ! Cependant, soyez certain que je la verrai… ! Si elle consent à me recevoir !

À cet instant, on frappa à la porte et un planton entra, porteur d’un message dont son chef prit connaissance :

— Je regrette de vous annoncer, Messieurs, que le jeune El-Kholti vient de décéder !

Le mot terrible apporta son poids de silence. Ce fut Aldo qui le brisa :

— C’est affreux… ! murmura-t-il.

— Et Béchir, son serviteur ? demanda Adalbert d’une voix dont il ne put maîtriser l’altération.

Le capitaine tourna vers lui des yeux opaques :

— On me dit seulement qu’il n’a pas encore repris connaissance. Vous devriez prier pour qu’il la retrouve, puisque c’est le seul qui puisse confirmer votre version des faits !

La menace était sous-jacente. L’archéologue prit feu :

— Ce qui signifie que c’est sur mon dos que retomba ce carnage s’il ne se réveille pas ?

— Hé !

— C’est insensé ! Mais enfin, réfléchissez ! En admettant que je sois coupable, où sont les armes dont je me suis servi ? Et comment ai-je pu, à moi seul, tuer deux hommes dont celui qui était mon hôte et avec lequel j’étais en train de dîner…

— Laissez-moi finir, s’interposa le colonel. En dehors de ce Béchir, il reste un témoin que vous omettez, capitaine ?

— Lequel ?

— Mlle Hayoun, évidemment ! Retrouvez-la !

— Ça ne devrait pas être trop difficile ! ricana le gros policier. Si elle n’est pas au château du Fleuve, elle est au palais d’Éléphantine… car voyez-vous, je suis persuadé qu’elle n’est jamais venue chez El-Kholti et que cette fable d’enlèvement est sortie tout droit de l’imagination de cet homme !

Aldo eut juste le temps d’empoigner son ami pour le retenir au bord d’un geste irréparable, bien que, personnellement, il s’en fût volontiers chargé s’il n’avait écouté que son impulsion. La bêtise de ce poussah atteignait des sommets himalayens… à moins qu’en s’entêtant à vouloir faire d’Adalbert un bouc émissaire il n’obéît à une influence occulte ? Et pourquoi pas celle des Assouari, cette famille princière implantée à Éléphantine depuis la nuit des temps ? S’il en était ainsi, et quelle que soit l’influence plus ou moins officieuse du colonel, il pourrait bien se retrouver impuissant. Ce n’était un secret pour personne que nombre d’Égyptiens supportaient mal l’emprise de l’Angleterre…

Au regard qu’il échangea avec Sargent, il comprit qu’il devait en penser tout autant. Aussi préféra-t-il le laisser se charger de la réponse. Ce qu’il fit d’une voix lénifiante. Encore que…

— Allons, capitaine ! Gardons-nous de porter un jugement téméraire que nous pourrions regretter par la suite. Les faits datent de cette nuit et, comme vous venez de le dire vous-même, l’enquête ne fait que commencer. Donnons-nous le temps de la réflexion ! Qu’en pensez-vous ?

— Sans doute, sans doute ! Et c’est bien ce que je fais, sinon j’aurais déjà procédé à une arrestation… J’espère seulement que ces Messieurs n’ont pas l’intention de quitter Assouan ?

— Pas tant que le… mystère ne sera pas élucidé ! fit Aldo sèchement en se levant pour partir. Puis-je cependant poser une dernière question ? ajouta-t-il, tandis que le colonel emmenait Adalbert.

— Posez-la toujours !

— Quelle raison M. Vidal-Pellicorne aurait-il pu avoir de tuer M. El-Kholti ?

Un sourire s’étala sur la face lunaire du policier. Un sourire qui se voulait finaud mais dans lequel Morosini décela une vague menace :

— La plus vieille qui soit, voyons ! La jalousie ! Je n’ignore pas que lui et Mlle Hayoun ont travaillé ensemble. Et elle est très belle…


TROISIÈME PARTIE


LE TOMBEAU



11


Le secret d’une femme

Sa lettre à peine partie, Mme de Sommières se demanda si, obéissant à une simple impulsion, elle avait eu raison d’écrire et si même on lui ferait l’honneur d’une réponse. Or, une heure après, celle-ci arrivait : un bateau l’attendrait à trois heures à l’embarcadère du Cataract.

Ce point acquis, restait la question Plan-Crépin. L’emmener ou pas ? Depuis qu’Aldo lui avait confié l’Anneau, celle-ci vivait dans une sorte d’état second, se retirant dans sa chambre dès que l’on n’avait pas besoin d’elle pour y méditer longuement, l’étrange bijou posé bien à plat entre ses deux mains et les yeux clos. Tellement concentrée que la vieille dame, entrée chez elle sans même qu’elle l’entende, avait retenu la comparaison avec un lama tibétain qui lui venait à l’esprit. D’autre part, si elle se rendait moins souvent sur la rive opposée pour y dessiner, elle tenait presque chaque soir un conciliabule avec le jeune Hakim. Finalement, la marquise se résolut à l’emmener. Il était normal qu’une dame de son âge et de sa qualité fût accompagnée d’une suivante, quitte à la laisser dans le jardin pendant l’entretien qu’on lui avait accordé : ses yeux fureteurs étaient capables de s’attacher à des détails invisibles. Et ce serait peut-être plus prudent.

Quand elle lui annonça, après le déjeuner, qu’elle eût à se tenir prête à l’accompagner au palais Assouari, Marie-Angéline retomba sur terre d’un seul coup :

— Nous voulons aller où ?

— Je viens de vous le dire : chez la princesse Shakiar. Secouez-vous, bon sang, Plan-Crépin ! J’ai sollicité un rendez-vous et elle a accepté aussitôt !

— Mais c’est de la folie ! Avons-nous demandé à Aldo…

— Quoi ? Sa permission ? Tenez-vous pour satisfaite que je vous emmène ! Uniquement pour éviter vos criailleries comme l’année dernière lorsque j’étais allée voir le dragon mexicain sans vous en faire part. Maintenant, si vous préférez m’attendre ici… Comme de toute façon vous ne bougerez pas du jardin…

Le « Oh non ! » retentissant trancha la question.

Il était à peu près trois heures et demie quand le grand majordome noir ouvrit devant la marquise les portes d’un petit salon donnant sur une galerie à colonnes au-delà de laquelle foisonnaient les buissons d’hibiscus blancs et rouges. Le canotier garni de marguerites de Plan-Crépin avait l’air de voguer dessus. Tante Amélie, dont le cœur battait un peu plus vite que d’habitude, admit en son for intérieur que c’était un spectacle plutôt rassurant.

L’attente fut brève. Une ou deux minutes avant que Shakiar ne rejoigne sa visiteuse… qui plongea aussitôt dans une révérence de cour :

— Votre Majesté !

La surprise joua à plein :

— Mais… je ne suis plus reine !

— Vous l’étiez, Madame, quand j’ai eu l’honneur de vous rencontrer chez l’ambassadeur de France il y a… quelques années ! Et chez nous, le titre ne se perd pas, même quand la fonction a disparu !