— On dirait qu’il y a quelqu’un ? hasarda Karim. Regardez le filet de lumière, sous l’interstice !

— Il se pourrait que vous ayez raison. Cette cabine est occupée ? cria-t-il.

Le même bruit lui répondit, un peu modulé, comme si on essayait de parler. Or, il connaissait parfaitement ce bruit pour l’avoir entendu à maintes reprises au cours de ses aventures.

— Non seulement il y a quelqu’un, mais ce quelqu’un est bâillonné.

Joignant le geste à la parole, il cogna de l’épaule le panneau de bois dans l’intention de l’enfoncer, mais il n’obtint qu’un faible craquement. Il manquait évidemment de recul.

— Rassemblons nos forces ! proposa le jeune homme. Ça devrait marcher.

Et ça marcha. Après trois poussées successives, la porte s’abattait, découvrant un spectacle tellement inattendu que, sur le coup, il laissa Aldo muet de stupeur : étendu sur le lit, bâillonné en effet, pieds et mains liés, gisait un homme en pyjama dont les yeux bleus s’écarquillaient sous une très reconnaissable mèche blonde en désordre : Adalbert !

En bon état apparemment, dans la lumière d’une archaïque lampe à huile posée sur la table. Quant au hublot, il était occulté par de courts mais épais rideaux de velours bleu.

Une minute après, le prisonnier retrouvait l’usage de la parole et son regard la petite flamme moqueuse d’autrefois :

— Sacrebleu ! Je n’ai jamais été aussi content de te revoir ! Mais tu es trempé ? Tu as pris un bain ?

— À ton avis, comment peut-on atteindre un bateau ancré au milieu d’un fleuve quand on n’a pas la plus infime embarcation sous la main ?

— Si tu savais que j’étais ici, tu aurais pu t’en procurer une ?

— Mais je ne le savais pas…

— Au fait, où sommes-nous ? Cette sacrée barcasse change de place tous les jours…

— Près de la pointe nord de l’île Éléphantine. J’assistais à la fête que le prince Ali Assouari donnait et…

Il buta contre la raison de la fête en question et se traita d’imbécile. Il eût été plus intelligent de dire qu’il avait aperçu Karim en danger de se noyer et qu’il s’était porté à son secours. Celui-ci d’ailleurs sortait du cadre de la porte pour expliquer :

— M. Morosini m’a sauvé la vie, Monsieur, exposa-t-il avec gravité. Sans lui, je serais sans doute au fond du Nil à servir de souper aux crocodiles affamés. Je m’appelle Karim El-Kholti !

— Vidal-Pellicorne ! Dites donc, il a une étrange manière de recevoir, El-Assouari ? J’entendais bien les échos d’une nouba mais je n’aurais jamais pu imaginer qu’on y expédiait les invités à la baille ?

Tandis qu’Aldo, au bord de la panique, recommandait son âme à Dieu, le jeune homme sourit et poursuivit :

— Moi seul ai eu droit à ce traitement. Assouari célébrait à grands fracas ses fiançailles avec la jeune fille que j’aime et j’ai prétendu m’y opposer en venant la chercher. J’étais dans mon droit, puisque Salima et moi nous nous étions promis l’un à l’autre, mais il a réglé la question à sa façon et sans M. Morosini…

Cette fois, ça y était ! Le coup était porté et Adalbert venait de cesser de sourire. « Il va me haïr de nouveau, pensa Aldo. Si seulement cet animal était laid ! Mais il ressemble à la statue de Ramsès II… en plus animé ! »

Adalbert, lui aussi, ressemblait à une statue : celle d’un homme frappé par la foudre. Mais Aldo vit le regard bleu glisser vers lui.

— Et « Monsieur » Morosini faisait partie des heureux élus ?

— Comme la moitié des clients du Cataract et toutes les notabilités de la ville, murmura-t-il. Le colonel Sargent et moi espérions pouvoir, perdus que nous serions dans la foule, explorer les sous-sols et les recoins du palais, mais ce salopard avait trouvé plus judicieux de t’enfermer dans ce gourbi flottant où j’avoue que je n’aurais pas eu l’idée de te chercher. Un bateau, surtout quand on le déplace tous les jours, c’est génial… Maintenant il faudrait peut-être penser à t’en faire sortir. Tu as combien de gardiens ?

— Pas plus de deux. Ils sont allés se distraire à terre et c’est pourquoi ils m’ont ficelé comme un saucisson. En temps « normal » je suis traité correctement, on se contente d’attacher ma cheville à ce machin, ajouta-t-il en désignant l’anneau de fer, garni d’un confortable rembourrage, qui terminait une chaîne rivée à la cloison, et on me menace de me tuer si j’appelle. Il y a en permanence un gardien qui me surveille, assis dans ce fauteuil et armé jusqu’aux dents ! Hors de ma portée, comme tu vois ! À part ça, je suis convenablement nourri. On ne me laisse manquer de rien…

— Puisque tu te trouves si bien, on peut te laisser ?

— N’exagère pas. J’ai d’autres chats à fouetter… À propos, tu as reçu une demande de rançon ou une proposition équivalente ?

— Néant, et c’est le plus étonnant. Assouari ne paraît pas pressé… Le colonel pense qu’en fatiguant le poisson on le rend plus… coopératif !

— Il n’a pas tort ! Vous êtes devenus des copains, on dirait ?

— Tu oublies que c’est le beau-frère de Warren ? Cela dit tout.

— Je vous prie de m’excuser, Messieurs, intervint Karim, mais j’entends un bruit de rames et de voix qui se rapproche.

— Si ce sont les gardiens, on va les recevoir…

C’étaient eux, en effet. Apparemment enchantés de leur soirée si l’on en jugeait d’après leurs rires et leur jovialité. Ils amarrèrent la barque à l’arrière de la dahabieh, grimpèrent avec l’échelle de coupée qu’Aldo n’avait pas vue puisqu’il n’avait pas fait le tour du bateau, prirent pied sur le pont… et partirent pour le pays des songes, proprement mis KO par Aldo et Karim qui s’étaient partagé le travail. Même handicapé, celui-ci était efficace. Dix minutes plus tard, proprement ficelés et bâillonnés, ils étaient couchés tête-bêche sur le lit abandonné par Adalbert.

Avant de rejoindre le canot, on tint conseil un instant :

— On pourrait peut-être retourner à l’île pour récupérer votre veste et vos chaussures, Monsieur Morosini ? proposa Karim.

— C’est gentil d’y penser, mais revenir là-bas risque d’être dangereux et je n’en mourrai pas. Il faut d’abord ramener M. Vidal-Pellicorne chez M. Lassalle. Allons au quai du Cataract et là on prendra une voiture. Je te vois mal arpenter Assouan en pyjama…

— Oh, ce ne serait pas pire que toi, quand tu vas rentrer à l’hôtel en chaussettes et avec la moitié de ton habit… Cela posé, ce n’est pas une bonne idée de me ramener chez Henri !

— Pourquoi ?

— Je ne te l’ai pas encore dévoilé, fit Adalbert, prenant la mine faussement innocente qui agaçait tant son ami, l’auteur de mon enlèvement n’est pas Assouari mais… Lassalle !

— Quoi ? lâcha Morosini. Tu délires ?

— Oh, que non ! C’est ce cher Henri, mon « second père », qui m’a retiré de la circulation. Amusant, non ?

— Mais c’est aberrant ? Comment le sais-tu ? Il est venu te voir ?

— Évidemment non. Remarque, au début j’ai cru que c’était l’Égyptien, tout en m’étonnant d’être traité si convenablement. Il n’a pas une bobine à chouchouter ses prisonniers, ce type-là. Mais, il y a deux jours, quelqu’un est monté sur le bateau et j’ai reconnu sa voix. Il apportait de l’argent… et les dernières instructions du maître ! C’était Farid.

— Je n’arrive toujours pas à le croire !

— Moi non plus, je n’y croyais pas. J’ai pourtant été obligé de me rendre à l’évidence. Cela pour t’expliquer que ce ne serait pas une idée lumineuse de me rapatrier chez lui.

Désarçonné, Aldo essayait de mettre de l’ordre dans ses pensées. Il en oubliait le temps qui passait. Ce fut Karim qui le ramena à la réalité en objectant :

— Messieurs, je ne voudrais pas être importun, mais nous devrions peut-être nous hâter ?

— Je ne vois pas qui pourrait venir nous déranger, répliqua Aldo. Lassalle est à la fête d’Assouari…

— Sans doute, mais peut-être est-il préférable de ne pas attendre le jour pour mettre votre ami à l’abri ?

— Oh, il n’y a pas de problème, je vais le ramener à l’hôtel et, demain, j’irai avec lui chez ce vieux forban lui mettre mon poing sur la figure et récupérer les bagages…

— Pardonnez-moi, je ne pense pas que ce soit la bonne solution, Monsieur Morosini…

— Appelez-le prince ! grogna Adalbert. Ça fera moins guindé, et puis il adore !

— Mais je…

Le jeune homme avait l’air de ne plus savoir où il en était. Aldo se mit à rire :

— Laissez tomber ! Le protocole ne me paraît pas à l’ordre du jour. Pourquoi pensez-vous que ce ne serait pas une bonne solution ?

— Parce qu’il y a forcément une raison pour laquelle il a été enlevé. Peut-être ne sortiriez-vous pas vivants de cette maison ? Quand un homme va jusqu’au rapt avec séquestration, il doit être capable de faire pire… Je peux vous proposer de cacher M. Vidal-Pellicorne chez moi, le temps d’attendre la suite des événements. Je possède une modeste villa sur la Corniche et je peux vous assurer qu’il y sera chez lui !

— Moi ? Chez vous ? émit Adalbert, interloqué.

Il n’était pas difficile, pour Aldo, de deviner ce qui se bousculait dans la tête de son ami. Ce garçon qu’il devait considérer comme son rival venait de participer à sa libération et en plus il voulait lui offrir l’hospitalité ? Une situation cornélienne, en vérité ! Qu’il convenait de traiter avec doigté.

— Je pense qu’au moins pour cette nuit ce serait la solution idéale, dit-il avec douceur. Nous sommes un peu pris par le temps et il convient de réfléchir aussi calmement que possible. Merci de votre offre, Monsieur El-Kholti !

— Vous pouvez m’appeler Karim… et n’oubliez pas M… prince, que je vous dois la vie ! À présent, s’il vous plaît, rentrons ! Le trajet ne sera pas long : j’habite à deux pas du palais du gouverneur.