— C’est aimable à vous d’être venu, prince, mais Adalbert ne vous accompagne pas… ? Ou serait-ce qu’il est en retard ?
Tellement inattendue, la question coupa le souffle de Morosini. Il s’attendait à tout sauf à cela et surtout pas à l’immense candeur reflétée par les yeux d’aigue-marine. Salima était-elle idiote, folle, ou alors supérieurement douée pour le théâtre ? Comme il se débrouillait assez bien sur ce chapitre, il se reprit vite et alluma son sourire le plus engageant :
— J’espérais le rencontrer ici. Nous ne nous sommes pas vus depuis… un jour si dramatique qu’il ne serait pas séant de l’évoquer en ce lieu. Il me semblait vous l’avoir dit ?
— Vous croyez… ? Oh, c’est possible.
La princesse Shakiar qui se tenait à ses côtés – avec Assouari, on avait échangé sans un mot un salut cérémonieux – se pencha :
— Voyons, ma chérie, souvenez-vous ! Je ne me rappelle plus qui nous a annoncé qu’il devait se rendre à Ouadi-Halfa afin d’y rencontrer quelqu’un d’important. Il aura oublié de s’excuser… Soyez le bienvenu, prince ! enchaîna-t-elle. J’aimerais que nous reprenions sur un plan plus cordial des relations entamées sur un malentendu ?
— Si vous l’entendez ainsi, Madame, il faut que ce soit vrai et vous m’en voyez enchanté !
La suite des invités patientait derrière lui et il ne pouvait être question d’engager la conversation. Il rejoignit donc le colonel Sargent qui l’attendait près d’un hibiscus aussi grand que lui. Lady Clémentine bavardait à quelques pas avec une dame mûre emballée de chantilly noire sous ce qui ressemblait à une énorme chaîne d’huissier en or massif constellée d’émeraudes et de saphirs.
— Alors ? Que vous a-t-on dit ? Vous avez paru surpris ?
— Il y a de quoi. La fiancée m’a demandé, faisant montre d’une candeur presque surhumaine, pourquoi Vidal-Pellicorne n’était pas avec moi !
Les touffes de poils blancs qui ornaient les orbites de Sargent remontèrent de deux bons centimètres :
— Ou bien elle est amnésique… ou bien elle est droguée ! Ce qui ne serait pas pour me surprendre !
— Pas possible ? fit Aldo qui n’y avait pas pensé.
— Le geste légèrement automatique, les pupilles rétrécies… en sont des symptômes. En outre, au milieu de ces gens hilares, elle est la seule à ne pas sourire ou presque pas. À moins que…
— À quoi pensez-vous ?
— … elle ne subisse une contrainte. J’ai peine à croire qu’elle soit amoureuse de ce type ? Il n’est pas laid, mais il a facilement le double de son âge. Et de surcroît, il est gracieux comme une porte de prison. Quand il la regarde, son œil est habité d’une lueur implacable… Oh, mais voilà du nouveau !
Les salons étaient quasiment pleins et la file d’attente des invités s’achevait quand parut un jeune homme. Lui non plus n’avait pas l’air d’être venu pour s’amuser et sa vue arracha à Morosini une exclamation de surprise :
— Je me demande si ce n’est pas l’heure de vérité qui nous arrive là !
— Vous le connaissez ?
— Non ! Mais la veille de notre départ de Louqsor, je l’ai vu accoudé au bastingage d’un steamer en compagnie de l’ensorcelante Salima. Et je peux vous jurer qu’ils donnaient l’impression de s’entendre à merveille… En se regardant, ils avaient une expression qui ne trompe pas… Sur le moment j’avais pensé à une rencontre fortuite comme il est courant sur les bateaux, mais il était évident qu’ils devaient se connaître auparavant…
— Aucun doute là-dessus ! On dirait même que nous courons au drame…
En effet, sans plus se soucier d’Assouan que s’il n’existait pas, l’inconnu dont le visage avait pris une curieuse teinte grise se tenait devant la fiancée qui avait pâli. D’où ils étaient, les deux observateurs ne pouvaient entendre le dialogue, mais la mimique était suffisamment explicite : le garçon prit la main de Salima et chercha à l’entraîner tandis que Shakiar s’efforçait de la retenir. La suite fut brève : appelés d’un geste par le fiancé, deux solides Nubiens vinrent s’emparer de l’importun qu’ils emmenèrent au-dehors en dépit de la défense vigoureuse qu’il fournissait. En même temps, Shakiar s’empressait d’éloigner Salima, en larmes, dont le visage n’avait plus rien à voir avec celui d’une heureuse fiancée…
— Droguée non, mais contrainte oui ! commenta Aldo. Et je serais curieux de connaître l’alchimie dont ces deux oiseaux ont usé pour obtenir ce résultat ?
L’arrivée pompeuse du gouverneur fit passer l’incident au second plan. Où qu’il aille, Mahmud Pacha remuait toujours beaucoup d’air et ne se déplaçait jamais sans une suite d’au moins vingt personnes. Tout ce monde chamarré à souhait. Ce qui obligea les Nubiens et leur prisonnier à attendre que le passage soit libre et permit à Aldo, un instant hésitant, de suivre son impulsion :
— Veuillez m’excuser, colonel, dit-il. J’en ai pour deux minutes !
Avant que Sargent n’eût pu ouvrir la bouche, il s’était éclipsé derrière les flots de satin rose d’une dame dont les rotondités se seraient mieux accommodées d’une couleur plus discrète. Quand il atteignit la porte, les Nubiens l’avaient franchie avec un peu d’avance, mais au lieu de lâcher leur proie en lui conseillant d’aller se faire pendre ailleurs, ils le conduisaient vers la pointe nord de l’île qui se perdait dans l’obscurité. La blancheur de leurs vêtements et les yeux aigus d’Aldo les rendaient faciles à suivre tandis qu’il se demandait où ils emmenaient ce malheureux. En dépit de sa stature et d’une forme évidente, il n’était visiblement pas de taille contre deux colosses ressemblant davantage à des robots habillés qu’à des êtres humains.
Quand on fut au bout du chemin et que l’on put découvrir le fleuve dans toute sa largeur, les deux hommes firent basculer leur captif et, d’un mouvement synchronisé, le balancèrent à l’eau qui étouffa son cri, puis firent demi-tour et repartirent au pas de course. Aldo eut juste le temps de se dissimuler derrière un palmier pour éviter une collision qui sans doute lui eût été fatale.
Dès qu’ils se furent éloignés, il se précipita vers le lieu – une étroite plate-forme rocheuse assez basse – d’où l’indésirable avait été jeté et s’agenouilla pour mieux scruter l’eau qui lui sembla particulièrement noire et même rendue opaque à cet endroit par une dahabieh(15) mouillée à deux ou trois encablures. Les exécuteurs ayant disparu à sa vue, il se hasarda à appeler, pensant qu’un garçon de ce gabarit devait savoir nager, à condition que le choc d’entrée dans l’eau à plat ne l’eût pas étourdi :
— Est-ce que ça va ? M’entendez-vous ?
Rongé d’inquiétude, il répéta son appel deux fois. À la troisième seulement il entendit, en même temps qu’une tête surgissait comme un ballon noir dans la moirure du fleuve :
— À l’aide ! J’ai du mal à nager… une blessure…
La voix était haletante. Aldo n’hésita pas : ôtant sa veste d’habit et ses chaussures, il plongea et fonça d’autant plus vite vers le naufragé que, si le courant le portait, il écartait aussi celui qu’il cherchait à atteindre. Le naufragé avait presque rejoint le bateau quand il l’empoigna :
— Vous souffrez ?
— Oui, lorsque j’étire mon bras…
— On va essayer de monter là-dessus. Il doit bien y avoir un you-you qui nous permettra de rejoindre la ville. Vous allez vous accrocher à la chaîne d’ancre pendant que je grimpe sur le pont pour voir s’il y a quelqu’un, en espérant que ce sera quelqu’un d’hospitalier. Drôle d’idée quand même de s’amarrer au milieu du fleuve !
— Oh, ce n’est pas si rare ! C’est l’idéal pour avoir la paix… Et il doit y avoir deux ancres.
Son protégé accroché de son bras valide à la chaîne, Aldo s’éleva à la force des poignets et eut rapidement rejoint le pont de la dahabieh. Ses yeux de chat, accoutumés à la nuit, lui permirent de constater que l’embarcation était déserte. Quand il appela, il n’obtint que le silence. L’occupant devait être en ville, ce qui expliquait l’absence de canot. Mais le plus urgent était d’aller sortir son rescapé d’une situation inconfortable.
Il trouva sans peine un filin souple assez épais pour soutenir le poids d’un corps, redescendit sa chaîne afin de lui nouer le cordage autour de la taille :
— Je vais vous haler de là-haut pendant que vous vous aiderez de votre bras et de vos pieds…
Et de regrimper sur le pont pour mettre son programme à exécution. Lequel s’effectua sans problème, la villa flottante n’ayant aucun point commun, côté hauteur, avec un transatlantique. Deux minutes plus tard, tous deux se retrouvaient assis dans les fauteuils de rotin disposés sur l’avant où ils composaient une sorte de salon.
— Merci ! exhala enfin le jeune homme. Je crois que je vous dois la vie ! Je n’aurais sûrement pas réussi à me tirer de là tout seul ! Au fait, il serait temps de me présenter : je me nomme Karim El-Kholti…
— Aldo Morosini. On pourrait peut-être voir à l’intérieur si on ne trouverait pas de quoi se sécher… et se réconforter ? La nuit est plutôt fraîche et l’eau plus encore !
Il n’ajouta pas qu’ayant les bronches fragiles il ne se sentait pas à l’aise.
L’intérieur était agencé en living-room d’apparence confortable mais où régnait un certain désordre, d’une cuisine, de la machinerie et de quatre cabines dont trois s’ouvrirent sans difficulté. La dernière résista.
Ce qui n’avait rien d’étonnant, elle était fermée à clef. Elle devait receler les objets ayant quelque valeur. Il était déjà imprudent d’abandonner ce bateau au milieu du Nil pour aller souper en ville ou quoi que ce soit d’autre… Aldo haussa les épaules.
— Inutile de forcer cette porte ! Cherchons ce qu’il nous faut et attendons le retour de l’occupant…
Il venait de prononcer le dernier mot quand un rugissement assourdi se fit entendre de derrière la cloison et se répéta :
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