— Et de quoi avez-vous parlé ?
— Des tombeaux des princes d’Éléphantine, si j’ai bonne mémoire. Je suppose que vous êtes savant en la matière ?
— Ce n’est pas de mon ressort ! Et vous, dit-il, s’adressant à Aldo en opérant péniblement un quart de tour, vous aviez aussi une histoire de tombeaux à éclaircir ?
Aldo se posait la question depuis un moment. Il hésitait encore à aborder la mort – version officielle – du malheureux El-Kouari, lorsqu’une voix féminine, lasse mais impérative, coupa court à ses hésitations :
— Laissez-les donc tranquilles, capitaine ! intima-t-elle en anglais. Ce sont des amis et je m’en porte garante. Ils ne sont pas impliqués dans la mort de mon grand-père !
Vêtue des traditionnelles draperies noires des Égyptiennes, une jeune femme franchissait les piles de livres et les amoncellements de papiers pour les rejoindre :
— Salima ! souffla Adalbert. Vous, dans cette maison ?
— Pourquoi pas, puisque, je viens de le dire, je suis sa petite-fille, mais je n’habite pas ici. Ma mère était anglaise et après sa mort j’ai été élevée par sa sœur. Je ne revenais que rarement avant d’entreprendre mes études d’égyptologie. Cependant, j’aimais Ibrahim Bey et je l’admirais. Seulement je n’étais qu’une fille, ajouta-t-elle avec un fond d’amertume qui frappa les deux hommes.
— Où étiez-vous passée ? reprit Adalbert. Je vous ai cherchée…
— Un instant ! coupa le gros homme qui détestait être tenu à l’écart d’une conversation, surtout quand il estimait devoir en être le centre. Vous dites, Mademoiselle Hayoun, que vous connaissez ces gens… ?
— Voulez-vous que je vous les nomme ? Voici M. Adalbert Vidal-Pellicorne, avec lequel j’ai collaboré il y a peu, et son ami est le prince Aldo Morosini de Venise, expert international en joyaux anciens. Je l’ai rencontré dernièrement au Caire. Encore une fois, je réponds d’eux.
— Sans doute, mais…
Le ton de la jeune fille durcit subitement :
— Au lieu d’ergoter sur des détails sans importance, ne croyez-vous pas qu’il serait décent de rendre les devoirs qui conviennent au corps d’Ibrahim Bey auprès duquel vous vous prélassez sans le moindre respect ?
Ayant dit, elle s’agenouilla à côté du divan, s’assit sur ses talons et prit entre ses mains l’une de celles du défunt qu’elle posa contre sa joue sans plus retenir de lourdes larmes coulant silencieusement sur son beau visage.
— Je sais, je sais, bafouilla Keitoun. Le médecin légiste doit arriver d’une minute à l’autre avec une ambulance…
— Alors, allez l’attendre dehors et laissez-moi à mon chagrin !…
— Mais l’enquête exige…
— Rien ! Vous la reprendrez quand vous l’aurez emporté ! Votre conduite est scandaleuse. J’en appellerai au gouverneur si…
Keitoun s’extirpa non sans difficulté de son divan :
— Calmez-vous. Je vous laisse… mais il faudra que nous parlions…
— Plus tard !
Il n’insista pas et entraîna les deux autres à sa suite. Debout, il ressemblait à une énorme poire dont le tarbouch posé au sommet du crâne figurait la queue. Son poids lui conférait une démarche cahotante qu’il soutenait d’une canne et qui le conduisit jusqu’au premier divan resté intact dans l’une des pièces d’entrée.
Se sentant à nouveau stable, il reprit son assurance :
— Pauvre femme ! remarqua-t-il. La douleur l’égare… mais revenons à ce que nous disions quand nous avons été interrompus, enjoignit-il à Aldo.
Il était écrit qu’il n’en viendrait pas à bout ce jour-là. Le légiste faisait son apparition escorté de brancardiers, et il fut bien obligé de les précéder.
— Ce serait presque amusant si nous n’étions confrontés à un tel drame, remarqua Aldo. Que faisons-nous ?
— On attend ! J’ai besoin de parler à Salima !
— Tu as vu sa douleur ? Tu pourrais peut-être différer ?
— Justement ! Un ami lui sera plus que jamais nécessaire !
Aldo abandonna. Il connaissait son Adalbert sur le bout du doigt. D’origine picarde, il en avait l’obstination et, quand une femme lui trottait dans la tête, il était au-delà d’un raisonnement sensé. Cela avait été le cas avec Hilary Dawson et Alice Astor. Il ne revenait sur terre qu’une fois rendu à une rude réalité. Tout portait à croire qu’avec la belle Salima – il faut reconnaître que sa beauté surpassait celle de ses consœurs ! –, on allait au-devant de nouveaux problèmes. Adalbert pourrait-il accepter de le croire s’il lui racontait ce qu’il avait vu à Louqsor quand le bateau avait quitté le quai ? Il est vrai que bavarder gaiement avec un jeune homme ne tirait pas à conséquence, mais il y avait autre chose que Morosini jugeait nettement plus inquiétant : lors de leur visite à Ibrahim Bey, celui-ci n’avait-il pas donné à entendre – sur le ton du regret ! – que l’unique membre de sa famille s’était laissé prendre dans les filets de la princesse Shakiar ? Or, jusqu’à preuve du contraire, Salima était cet unique membre. Sans oublier non plus la mise en garde d’Ali Rachid quand Aldo l’avait rencontré dans la Vallée des Rois ! Ce n’était pas négligeable !
Assis sur le bord d’une énorme jarre contenant un oranger – indemne, celle-là ! –, il regardait Adalbert faire les cent pas devant lui sans trouver le courage de l’arrêter, quand Henri Lassalle se matérialisa enfin :
— Pardon pour le retard ! J’avais un pneu crevé ! Où en est-on ?
En trois mots, Aldo le mit au courant, sans d’ailleurs qu’Adalbert se soit aperçu de son arrivée.
— Ah ! fit-il seulement.
Il n’eut pas le temps d’ajouter quoi que ce soit : le corps d’Ibrahim Bey reparaissait, couvert d’un drap blanc. Salima suivait, mince forme noire dans ses draperies que la circonstance rendait funèbres. Adalbert la rejoignit :
— Qu’allez-vous faire maintenant ? Vous n’allez pas rester dans cette maison après ce qui s’y est passé ? C’est une telle chance que vous soyez encore vivante !
L’ombre d’un sourire anima un instant les yeux clairs :
— Mais je n’y étais pas. Lorsque je viens à Assouan, je vais chez une amie. En revanche, je vais y revenir !
— C’est impossible, voyons. Les serviteurs sont morts ou à l’hôpital.
— Mon amie me prêtera ce que je voudrai. Elle en a plus qu’il ne lui en faut. Et j’ai décidé de revenir ici. Comprenez donc que je ne peux laisser cette demeure à l’abandon !
— La police s’en occupera. Étant donné la personnalité d’Ibrahim Bey, elle ne peut faire moins !
— On voit que vous ne la connaissez pas ! Laissez-moi passer, s’il vous plaît ?
— Alors permettez-moi de revenir ce soir prendre de vos nouvelles ?
— Pas ce soir ! Je dois veiller aux funérailles de mon grand-père. En outre…
Comme, machinalement, il s’était écarté, elle poursuivit son chemin en lui lançant par-dessus son épaule :
— Laissez-nous le temps de faire le ménage ! Je vous préviendrai quand vous pourrez venir…
— Salima !
— Plus tard, vous dis-je !
Et elle disparut, laissant Adalbert figé sur place.
— Qu’est-ce que ça signifie ? demanda Henri Lassalle qui avait suivi la scène au côté d’Aldo. Il connaît cette fille ?
— Pas pour son salut, j’ai l’impression ! Elle a travaillé avec lui sur le tombeau de Sebeknefrou dont il vous a parlé.
— Et il a eu un problème avec elle ?
— Je préfère le laisser vous le raconter. Après ce qui vient de se dérouler sous vos yeux, il ne pourra se défiler.
— Ça, vous pouvez me faire confiance. Si cela ne vous ennuie pas de rentrer seul, je vais le prendre avec moi…
— Bien sûr, mais allez-y doucement ! C’est un terrain plus sensible que je ne croyais.
— Il ne nous manquait plus que ça !
À quelques pas d’eux, Adalbert, apparemment changé en statue, regardait encore la porte derrière laquelle la jeune Égyptienne venait de disparaître. Lassalle alla le prendre par le bras :
— Viens ! Je te ramène, on a à causer.
Il se laissa emmener docilement et, sur le seuil, se retourna vers Aldo :
— Tu viens ?
— Je vous suis !
Aldo se serait volontiers attardé, mais la police se livrait à des investigations sans doute un brin désordonnées car un écho de verre cassé lui parvint et lui arracha un sourire amer : les méthodes des limiers locaux devaient être à des années-lumière de celles employées par Scotland Yard !
Il sortit à son tour, salué par le Nubien de garde à la porte, et avant d’aller reprendre la voiture que l’on avait mise à leur disposition, il contourna cette bâtisse ressemblant si fort à un kalaat syrien. Aucune ouverture n’était visible, à l’exception de l’ogive éclairant la bibliothèque du défunt. Seul un étroit chemin passait à la base. Ensuite c’était la dégringolade des rocs noirs composant un chaos difficilement praticable à moins d’être entraîné. En outre, l’épais vitrail armé de plomb était intact et hermétiquement fermé. Aucune trace de pas non plus, donc le ou les assassins étaient forcément entrés par la porte. Et une porte que son allure médiévale ne devait pas rendre aisée à fracturer. Conclusion, les massacreurs détenaient les clefs, sinon ils avaient bénéficié d’une complicité intérieure. Mais laquelle ? Sur trois serviteurs, deux étaient morts et le troisième gisait sur un lit d’hôpital, sérieusement amoché. Alors ?
Adossé à la vieille muraille, Aldo alluma une cigarette et contempla le paysage, sublime à cet endroit plus encore qu’ailleurs. Outre les îles semées à la pointe sud d’Éléphantine et les récifs sur lesquels se brisait le flot écumeux, on découvrait la rive gauche du Nil, sauvage et désertique presque jusqu’au barrage, en amont, et, en aval loin au-delà, les ruines imposantes du vieux monastère Saint-Siméon et les tombeaux des princes. Le contraste des collines sableuses avec le foisonnement vert des îles était saisissant. La paix que l’on goûtait à cet endroit ne l’était pas moins. On pouvait comprendre qu’un homme d’une spiritualité élevée l’ait choisi pour s’y retirer… et le crime devenait incompréhensible. Que pouvait posséder ce savant pour déchaîner une telle rage meurtrière ?
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