Les yeux de Marie-Angéline s’étaient mis à briller et Adalbert la regardait à présent avec curiosité :

— Cette dame vous a-t-elle donné des détails sur cet autre empire ?

— Non. Elle ne savait que ce que lui avait appris son mari mort trop tôt, et trop malade pour venir vérifier sur place les quelques bribes d’histoire qu’il avait pu recueillir. En outre, il n’était guère bavard. Les rares renseignements, elle les a recueillis pendant son sommeil puis, vers la fin, quand l’inconscience est venue, des morceaux de phrases que lui arrachait la fièvre lorsqu’il délirait. Il ne cessait d’en revenir à une femme qu’il appelait la Reine Inconnue ou Celle qui n’a pas de nom…

Adalbert et Aldo échangèrent un regard qui n’échappa pas à la marquise. Elle jugea alors plus prudent de mettre un terme à la rêverie éveillée de sa cousine :

— Si c’est tout ce que savait cette Lavinia, elle aurait mieux fait de ne pas en parler. Elle devait délirer, elle aussi…

— Il se pourrait, car elle n’aimait pas cette reine qu’elle accusait d’avoir volé l’esprit de son époux.

— Autrement dit, elle y croyait ? fit Adalbert.

— Elle en donnait l’impression, en tout cas.

— Alors autant que vous le sachiez tout de suite : son mari n’avait rien découvert de très neuf. La Reine Inconnue est sans doute la plus vieille des légendes qui courent le long du Nil. On s’en sert pour stimuler le zèle des petits nouveaux en archéologie, et parfois cela tourne à la plaisanterie. Un peu comme la clef du champ de tir pour les jeunes artilleurs.

— Si j’avais su que vous démoliriez mes rêves, Adalbert, je ne vous aurais rien dit !

— Allons, allons, du calme ! l’apaisa Aldo. Vous avez parfaitement raison de vouloir les protéger, Angelina. C’est le droit imprescriptible de tout être humain. Seulement, dans cette contrée, il est préférable de faire attention à l’endroit où l’on met ses pieds. Pour que vous compreniez mieux, je vais vous raconter ce qui m’y a amené…

— Oui, au fait !

Il calma d’un sourire le froncement de sourcils d’Adalbert et, laissant de côté la mort tragique d’El-Kouari, se borna à l’appel de la princesse Shakiar et à sa visite chez elle, s’efforçant de donner à son récit le ton léger de l’humour.

— Tu as eu raison de refuser ! s’indigna Tante Amélie. Cette femme doit être devenue folle !

— Pas tant que ça. Savez-vous d’où nous sortions en croisant Marie-Angéline ? Du bureau du chef de la police locale. La nuit dernière, nos chambres chez Henri Lassalle ont été fouillées de fond en comble. En revanche, on y a retrouvé une copie acceptable des fameuses perles que, le mystère éclairci, j’ai eu le vif plaisir de rendre personnellement à leur propriétaire qui, entre parenthèses, loge ici !

— Je sais, je l’ai vue : elle déplace suffisamment d’air pour cela, murmura la vieille dame que l’histoire n’avait pas l’air d’amuser du tout. Quant à toi, si tu n’as pas compris qu’elle cherchait seulement à te mettre le grappin dessus, c’est que tu es resté bien naïf. Ce qui m’étonne.

— Me mettre le grappin dessus ? Pour quoi faire, mon Dieu ! C’est simplement une histoire de fous comme l’aventure d’Adalbert qui s’est fait souffler sous le nez sa concession de fouilles, ainsi qu’il vient de le raconter.

— Ça n’a rien à voir. La guerre plus ou moins voilée des archéologues entre eux est notoire. Nous en avons eu un exemple avec les hauts faits de La Tronchère, ce drôle de bonhomme qui avait dévalisé Adalbert. Il paraît qu’ici même opère dans les îles une équipe allemande que les Anglais voudraient voir au diable, mais ton histoire à toi me suffoque ! Une si grande dame !

— N’importe, c’est réglé. Si nous allions prendre le café sur la terrasse ?

Un moyen comme un autre de rompre les chiens. Pendant que l’on s’y rendait, Aldo cherchait un nouveau sujet de conversation quand il aperçut la princesse Shakiar en train de quitter l’hôtel avec tous ses bagages flanquée du faux El-Kouari. Il n’eut pas besoin de communiquer à Adalbert l’idée qui lui venait : celui-ci se dirigeait déjà vers la réception. Quand il revint, il affichait un large sourire :

— Elle déménage parce qu’elle se plaint de ce que l’hôtel soit mal fréquenté ces jours-ci, mais elle reste à Assouan. Elle se rend dans la propriété que sa famille y possède. En ce qui concerne le gentleman moustachu qui l’accompagne, c’est tout bêtement son frère, le prince Ali Assouari…

— Peste ! Je pensais qu’elle n’était princesse que par le mariage contracté jadis avec le roi ?

— Eh non ! Elle l’est de naissance. Ah, voilà le café, ajouta-t-il en se frottant les mains de manière fort peu élégante, comme si c’était la meilleure nouvelle du monde.

On échangea les derniers potins mais, au moment où les deux hommes prenaient congé, Mme de Sommières retint Aldo et murmura :

— Si tu t’imagines nous avoir donné le change, tu te trompes lourdement, mon garçon ! Je gagerais mes sautoirs de perles contre une coquille d’huître que, tous les deux, vous trempez jusqu’au cou dans l’une de ces histoires vaseuses dont vous avez le secret…

— Mais, Tante Amélie…

— Souviens-toi quand même que tu as femme et enfants… en dehors de Plan-Crépin et de moi !

— Ne vous tourmentez pas. Il n’arrivera rien…

Ce qui poussait peut-être l’optimisme un peu loin.


La nouvelle, portée par Rachid, arriva le lendemain matin sur la table du petit déjeuner que l’on prenait sous les palmes de la terrasse : Ibrahim Bey et ses serviteurs avaient été assassinés dans la nuit. Seul Tawfiq, le plus important d’entre eux, avait survécu mais, assommé et blessé, on l’avait transporté à l’hôpital de la ville. Quant à la demeure, elle avait été fouillée et mise sens dessus dessous de la cave aux terrasses.

Presque simultanément, un agent de police vint « inviter » MM. Morosini et Vidal-Pellicorne à se rendre sur-le-champ au château du Fleuve afin d’y éclairer les autorités sur ce qui se passait dans cet endroit dont ils avaient été les derniers visiteurs.

— Comment cet âne de Keitoun peut-il savoir que nous avons été les derniers puisque tout le monde est mort ? rouspéta Adalbert qui détestait être dérangé à un moment particulièrement important pour lui.

— Tu oublies que le serviteur vit toujours…

— Ce qui revient à dire que les meurtriers, c’est nous, puisque ce sont eux les derniers à l’avoir vu vivant ?

— Que le capitaine soit un imbécile ne fait de doute pour personne, concéda Lassalle. Cela ne change rien à l’obligation d’aller là-bas, puisqu’on a poussé la prévenance jusqu’à vous envoyer une voiture. Allez-y ! Moi, je fais un brin de toilette et je vous rejoins.

On ne pouvait qu’obtempérer. Adalbert s’octroya cependant une tasse de café et un croissant supplémentaires – le breakfast n’ayant pas cours chez le Français qui avait même réussi à inculquer l’art des croissants et autres brioches à son cuisinier – avant de se rendre à l’invitation du fonctionnaire. Ce qu’il fit avec le maximum de mauvaise grâce.

— Ce redoutable crétin est capable de nous coller ça sur le dos ! confia-t-il à Aldo tandis que la voiture les emmenait sur le lieu du crime.

En dépit du clair soleil et du vent léger qui agitait doucement les feuilles des palmiers, l’endroit, tellement empreint de sérénité lors de leur récente visite, leur sembla sinistre.

Passé la porte de cèdre grande ouverte où veillaient deux soldats nubiens, l’arme à la bretelle, la beauté des lieux leur parut défigurée. Même le jardin aux allures monastiques avait souffert : plantes arrachées ou écrasées, pots de faïence vides ou brisés. À l’intérieur, c’était pis encore. On y avait éventré les divans, les coussins, vidé les coffres que l’on avait renversés pour expédier la besogne. Les belles lampes de mosquée gravées d’or qui ressemblaient à d’énormes rubis n’avaient pas trouvé grâce, elles gisaient à terre et deux d’entre elles étaient brisées.

— Qui a pu commettre un tel désastre ? s’indigna Aldo. Il faut être malade pour se livrer à cette barbarie ! Dans quel état allons-nous trouver le cabinet de travail où certains livres anciens sont d’une valeur inestimable ?

Curieusement, rien n’y était détruit. Le désordre était sans doute plus important qu’avant le passage des vandales, mais aucun ouvrage n’était abîmé. Le corps d’Ibrahim Bey était étendu sur l’un des deux divans sous la fenêtre ogivale et il avait visiblement reçu de multiples coups de poignard. Sur le second, Abdul Aziz Keitoun étalait son vaste postérieur vêtu de toile kaki et maniait languissamment son chasse-mouches en laissant son œil glauque, plus bovin que jamais, traîner autour de lui :

— Ah, vous voilà ! constata-t-il, la mine satisfaite. Il était temps, je commençais à perdre patience. Alors qu’avez-vous à dire ?

— Que c’est lamentable ! répondit Aldo avec dégoût. Je ne vois pas ce que nous pourrions dire d’autre…

— Ah non ? Vous ne pouvez cependant pas nier que vous avez été ses derniers visiteurs ?

— Sûrement pas ! Les derniers, ce sont les assassins d’Ibrahim Bey. Nous sommes venus voici plus de quarante-huit heures. Cela laisse une marge, il me semble ?

— Peut-être, mais d’après le jardinier qui habite à côté, personne n’est venu depuis. Peut-on savoir l’objet de votre visite ? Aucun de vous ne le connaissait ?

— Si, moi, riposta Adalbert. Il y a deux ou trois ans, j’ai eu le plaisir de m’entretenir avec lui…

— Le plaisir ? Il n’était guère aimable cependant…

— Ça dépend avec qui. C’était un homme de savoir, de sagesse, et un immense privilège d’être reçu par lui. Bien entendu, nous ne nous sommes pas déplacés pour badiner. Je suis égyptologue, Monsieur, et assez connu dans le monde des fouilles archéologiques pour qu’un savant de cette qualité accepte de s’entretenir avec moi.