Au sourire que lui adressa son hôte, il comprit qu’il venait de gagner une part dans son amitié.
— Ce n’est pas moi qui vous donnerai tort, acquiesça-t-il, et je vous avoue qu’il me plairait davantage de partager votre contemplation. Mais je dois y aller. Si ce qui compte plus ou moins dans Assouan ne va pas lui faire une révérence, Mahmud Pacha est capable de faire un caprice. Si tu veux rester aussi, Adalbert, je ne t’en voudrai pas !
— Ma foi, non ! Une petite sauterie me changera les idées et me fera le plus grand bien. Je vous accompagne…
Le soudain besoin de solitude de son ami n’avait pas convaincu Adalbert. Tandis qu’ils regagnaient leurs quartiers, il ne le lui cacha pas :
— Elles te font peur à ce point-là, ces deux bonnes femmes ?
— Peur, non, mais je n’ai pas envie de les revoir. Et je vais même te dire mieux : si elles pouvaient croire que je suis reparti vers ma lagune, je n’en serais que plus content.
— Comme tu voudras…
Deux heures plus tard, après avoir mis en voiture les deux hommes en grande tenue chamarrée de décorations – surtout Lassalle qui en possédait de nombreux pays tandis qu’Adalbert se contentait de la Légion d’honneur, de la médaille militaire et de la croix de guerre avec palmes –, Aldo, en smoking afin de se comporter selon les règles de la maison, allait prendre possession de la terrasse avec délectation. La table dressée l’y attendait, une paire de photophores allumés encadrant son couvert. Farid, après lui avoir proposé un whisky qu’il refusa, lui servit du « foul », le plat national qu’il avait appris à aimer, une purée mélangée de lentilles, de fèves et d’aubergines à l’huile de sésame accompagnée de jus de citron vert, un poisson inconnu – dont il ne chercha du reste pas à percer l’anonymat ! – servi avec une sauce aux herbes, un pigeon grillé garni de boulettes de sésame et d’un assortiment de légumes. En dessert, des gâteaux au miel et aux amandes dont il ne fit qu’une consommation modérée, l’ensemble arrosé de champagne. Henri Lassalle s’était peut-être converti à l’islam – en réalité il était ismaélien, relevant de l’Aga Khan comme quantité d’autres dans la région –, mais il n’avait jamais renoncé aux productions viticoles de sa chère France. La nuit était tombée, succédant à un incendie de pourpre et d’or peu à peu mué en violet profond puis en bleu indigo, tandis que la lune en son premier quartier argentait les eaux du Nil. Des lumières brillaient dans l’île Éléphantine qui posait sur le fleuve un long jardin sertissant d’admirables ruines de temple et quelques anciennes demeures. Plus haut encore, l’île d’Amoun semblait poser un bouquet de palmiers sur les eaux… Les felouques avaient replié leurs ailes et la ville baignait dans la qualité de silence que compose cette multitude de légers bruits tellement habituels que l’on n’y prête plus attention. On n’entendait même pas l’orchestre de l’hôtel Cataract. En revanche, le bâtiment brillait de toutes ses lumières, battu pour cette fois par le palais du gouverneur éclairé a giorno. De son observatoire, Aldo pouvait distinguer ses illuminations et aussi ses rumeurs portées sur un vague fond musical.
Son dîner achevé, il remercia Farid d’un sourire et alla s’installer dans un vaste fauteuil de rotin où il alluma un cigare dont il savoura, les yeux mi-clos, le parfum suave. Une brise caressante se levait sur la vallée, convoyant les échos plus nets du palais. Qui, soudain, se turent, cependant que s’élevait celui d’une voix admirable, sensiblement affaibli par la distance mais qui n’en prenait que plus de mystère.
La Rinaldi interprétait le grand air d’Aida et, cette fois, Aldo ferma les yeux afin de mieux se laisser envahir par cet instant de beauté pure. Débarrassée de sa forme terrestre, la voix sublime lui faisait courir des frissons dans le dos et il se félicita d’avoir renoncé à se rendre au palais où le charme n’eût pas été aussi puissant en contemplant une femme dont il savait combien elle pouvait être odieuse et dont la plastique laissait à désirer. Là, elle se trouvait miséricordieusement désincarnée et c’était absolument divin… Le tonnerre d’applaudissements qui salua la fin du morceau roula jusqu’à lui.
Elle enchaîna sur la prière de Tosca, puis l’air de Liu de Turandot qu’Aldo aimait particulièrement et qu’elle dut bisser pour son plus grand bonheur. Emporté par l’enthousiasme, il allait se lever pour applaudir comme il l’eût fait à la Fenice de Venise ou à l’Opéra de Paris, quand le coup l’atteignit à la base du crâne et l’envoya s’étaler sur les dalles, sans connaissance…
Le contact de l’eau froide le ramena en surface. Ses idées étaient brumeuses et il avait mal à la tête, mais il n’en fut pas moins surpris de se retrouver à la même place, dans son fauteuil, tandis que deux visages inquiets, celui d’Adalbert et celui de Lassalle, se penchaient sur lui. L’odeur des sels d’ammoniac que l’on promenait sous son nez le fit éternuer et il repoussa le flacon, préférant de loin l’armagnac qu’une main compatissante lui introduisait dans la bouche. Après la première gorgée, il s’empara du verre et le vida sans aide.
— Qu’est-ce que je fais là ? marmonna-t-il. Quand on assomme quelqu’un c’est pour l’enlever, non ?
— Ou afin de se laisser le champ libre pour une malfaisance, fit le vieux monsieur, pas autrement surpris. J’en ai été victime, un jour, en 1922. C’était à Londres où je m’étais rendu pour…
— Soyez gentil, Henri, vous nous raconterez plus tard. Comment te sens-tu ?
— Vaseux ! Un peu moins avec l’armagnac dont je reprendrais bien quelques gouttes…
— Mais comment donc !
Une seconde ration lui fut adjugée qu’il entreprit de déguster plus sobrement que la première. Parfumé à souhait, l’alcool gascon était délicieux…
— Il y a longtemps que vous me contemplez ? demanda-t-il.
— Nous venons juste d’arriver, répondit Lassalle. Le temps de vous trouver sans connaissance et de vous porter secours…
— La fête est finie ?
— Non, mais après le concert – sublime ! –, nous avons pris le chemin du retour pour vous trouver par terre. Savez-vous à quelle heure on vous a frappé ?
— L’heure exacte, non ! La Rinaldi venait de bisser l’air de Liu de Turandot quand j’ai été envoyé au tapis par un individu qui n’y a pas été de main morte. Je dois avoir une bosse grosse comme un œuf d’autruche, ajouta-t-il en se tâtant l’occiput avec précaution.
— Je vous crois volontiers, fit Lassalle en consultant une petite montre de gousset plate. Cela fait trois bons quarts d’heure. Nous avons quitté le palais à peu près à ce moment-là. J’ai jugé plus prudent d’emmener Adalbert qui venait de remarquer dans l’assistance quelqu’un qui, apparemment, a une dette envers lui et, comme il avait l’air de s’échauffer parce qu’il était coincé par la foule, j’ai préféré l’en extirper…
— Ne me dites pas que c’était encore Freddy Duckworth ?
— Je l’ignore, mais comme je connais Adalbert un brin soupe au lait… Je vous signale qu’en rentrant nous avons trouvé Farid ligoté et bâillonné en compagnie de Béchir le cuisinier. Les autres domestiques s’étaient retirés et n’ont rien dû voir…
— Vous aviez raison, dit Adalbert qui revenait après avoir été faire un tour dans leur pavillon. Ta chambre et la mienne semblent avoir reçu la visite d’un typhon.
— On est donc venu chercher quelque chose. Mais quoi ?
— Aucune idée ! mentit effrontément Adalbert. Tu veux venir voir ?
— Laisse-le se remettre ! Après un coup pareil, il ne se sent peut-être pas les jambes très solides. Je vais envoyer chercher le médecin.
— Merci, mais je pense que c’est inutile, fit Aldo en se remettant debout.
Il y parvint plus facilement qu’il ne le craignait et, si la tête lui tourna, ce ne fut que passager.
Henri tint à lui offrir son bras et, précédés d’Adalbert, ils gagnèrent le pavillon des invités dont le rez-de-chaussée offrait en effet un paysage d’apocalypse. Tout y avait été retourné, visité. Les vêtements s’entassaient à terre. On avait même coupé les doublures des valises pour mieux les inventorier. Ce qui laissa M. Lassalle rêveur :
— Que peut-on bien chercher dans la doublure d’une valise ?…
— Un document, une photo, n’importe quoi de plat, répondit Adalbert. On voit que, tout diplomate que vous étiez, vous n’avez jamais fréquenté le monde louche des espions et autres agents secrets !
— Parce que toi, tu l’as fréquenté ?
— Plus ou moins. En attendant, il faut se mettre à l’ouvrage. On ne peut pas dormir dans ce chaos.
— Farid est en train de vous préparer des chambres au-dessus. On va se contenter de fermer à clef et on rangera demain matin, conclut Henri Lassalle. Pendant que je porterai plainte au poste de police. À cette heure il ne doit pas y avoir un chat.
On ramassa pyjamas, pantoufles, robes de chambre et objets de toilette, et on grimpa à l’étage où l’ameublement se présentait de façon à peu près identique. Seules les couleurs différaient.
— Tu me raconteras ta soirée demain, dit Aldo au seuil de la sienne. Pour l’instant, il me suffira d’un lit et d’un tube d’aspirine !
Ayant accompli ce programme, il s’endormit comme une souche, mais la nuit fut moins longue qu’il n’était en droit de l’espérer. Il n’était pas sept heures quand un vacarme qui lui parut soutenu par des imprécations le jeta à bas de son lit, puis dans sa robe de chambre, puis dans l’escalier. Au rez-de-chaussée, un quarteron de policiers en uniforme kaki et tarbouch rouge envahissaient les chambres dévastées, tandis que leur chef parlementait sur le mode agressif avec Henri Lassalle, visiblement hors de lui :
— Une intrusion inqualifiable ! En dehors du fait que c’est le monde à l’envers. C’est ma maison qui, dans la nuit, a été malmenée pendant que l’on assommait l’un de mes hôtes. Aussi je vois mal ce que vous venez faire ?
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