« Je ne te laisserai pas passer

dit le verrou de la porte

si tu ne me dis pas mon nom »

« Ton nom est Aiguille de la balance

de la salle de la Vérité et de la Justice »

« Je ne te laisserai pas passer

dit le battant droit de la porte

si tu ne me dis pas mon nom »

« Ton nom est Défenseur de la Justice »

« Je ne te laisserai pas passer

dit le battant gauche de la porte

si tu ne me dis pas mon nom »

« Ton nom est Défenseur de la Justice du cœur »

« Je ne te laisserai pas passer

dit le seuil de la porte

si tu ne me dis pas mon nom »

« Ton nom est Pilastre de la terre »

« Je ne t’ouvrirai pas dit la serrure

si tu ne me dis pas mon nom »

« Ton nom est Corps enfanté par la Mère »

« Je ne te laisserai pas introduire la clef

dit le trou de la serrure

si tu ne me dit pas mon nom »

« Ton nom est : Œil du Crocodile de Sebek

Seigneur du Bakau… »


— Je ne connaissais pas ce texte, s’étonna Adalbert. D’où le sortez-vous ?

— C’est une formule magique destinée à provoquer l’ouverture d’une porte sur le chemin initiatique du défunt. Elle devrait émaner du Livre des morts, bien que je ne l’y aie jamais vue. Je l’ai dénichée chez ce vieux voleur de Youssouf Haim. Tu la connaissais, toi ?

— Non, je m’en souviendrais, mais au fond cela ne nous apprend rien sur l’importance primordiale du nom dans l’ancienne Égypte. Quiconque n’a pas de nom n’existe pas. C’est pourquoi, à la mort d’un pharaon, son successeur, s’il n’était pas d’accord avec lui, se dépêchait de faire effacer son cartouche de tous les bâtiments…

Aldo n’en croyait pas ses oreilles et songeait sérieusement à se retirer sur la pointe des pieds, quand Henri Lassalle reprit soudain contact avec la terre :

— Adalbert ! Mon petit ! Mais quelle joie inattendue de te voir débarquer aujourd’hui ! Viens, que je t’embrasse !

Dans cette perspective, il s’était levé, ce qui permit à leur témoin muet de constater qu’il avait une grosse demi-tête en moins que le « petit », mais l’accolade fut brève. Presque aussitôt, Adalbert fut repoussé :

— Et tu ne m’as pas encore présenté ton ami, malappris que tu es ? De toute façon, il y a longtemps que je vous connais, prince. On ne peut pas parler plus de dix minutes avec ce garçon sans qu’il mentionne votre nom. Et naturellement, je ne devrais pas ignorer grand-chose de vos aventures communes, si ma mémoire ne me jouait pas des tours ! L’âge, que voulez-vous ? Mais je suis extraordinairement heureux de vous accueillir ! C’est une vraie chance que cet hôtel de malheur soit bourré !

Aldo s’était demandé un instant si l’on n’allait pas l’embrasser aussi, mais on se contenta d’une solide poignée de mains. Quant au plaisir qu’éprouvait Lassalle à le voir chez lui, il était écrit dans le chaleureux sourire qui illuminait ses yeux noisette.

— Vous n’aimez pas le Old Cataract, Monsieur ?

— Si, je l’adore, mais uniquement quand il n’est occupé que par ses habitués. Malheureusement, depuis quatre ou cinq ans, il est devenu la destination obligatoire de ce qui jouit de quelque notoriété sur cette terre : chefs d’État, vedettes de cinéma, milliardaires américains – ceux-là sont les pires ! –, sans compter évidemment les notabilités anglaises, l’Égypte n’étant plus guère qu’une colonie à peine déguisée de la Grande-Bretagne ! Il est vrai qu’en ce moment, le raout que va nous infliger le gouverneur l’a rempli jusqu’à la gueule. Mais je bavarde, je bavarde ! Allez donc prendre possession de vos chambres. On se retrouvera au coucher du soleil pour boire un verre sur la terrasse.

— On s’habille comment ? s’inquiéta Aldo quand ils se séparèrent avant de gagner leurs salles de bains respectives. Je n’ai pas jugé bon d’acheter une djellaba, moi !

— Où te crois-tu ? Chez un marchand de tapis ? C’est un gentleman, mon vieux ! Chez lui on s’habille pour dîner. Il s’y astreint, même quand il est seul ! Ah ! Pendant que j’y pense : on va lui parler de la mort d’El-Kouari, mais en oubliant l’Anneau ! Il aurait pu avoir été dérobé par les assassins…

— Pourquoi ? Tu n’as pas confiance en lui ?

— Oh, que si ! Mais il est obsédé par la légende de la Reine Inconnue. Tu as remarqué sa passion des noms ?

— En effet.

— C’est son nom à elle qu’il recherche depuis des années. Il est persuadé que, s’il arrivait à le trouver, il réussirait à découvrir le chemin de la tombe parce que, alors, il pourrait l’appeler et elle lui répondrait !

— Il n’est pas un brin fêlé ?

— Non, il est amoureux. Ne me regarde pas comme ça, je sais ce que je dis. Au fil des années, il s’est créé une image, et, de cette image, il s’est épris passionnément. Il m’a même dit un jour l’avoir vue en rêve.

— Il ne s’est jamais remarié ?

— Ne le prends pas pour un moine : il a eu des maîtresses mais pas beaucoup et ces liaisons n’ont jamais duré. Aucune n’a pu supporter la comparaison avec son fantasme… En plus, il est devenu misogyne.

— Alors pourquoi lui en parler ?

— Parce que je veux qu’il nous emmène chez Ibrahim Bey, et c’est une sacrée chance qu’il soit ici car c’est peut-être son unique ami européen.

— Comment aurions-nous fait, s’il n’avait pas été là ?

— Comme je l’ai vu une fois, je me serais risqué à solliciter une entrevue. Avec toi bien entendu, ce qui est normal, puisque c’est toi qui as secouru son serviteur mourant… Sous l’égide d’Henri, ce sera beaucoup plus facile.


Non seulement on prit un verre sur la terrasse, mais on y dîna. La table juponnée de lin immaculé était dressée face au fabuleux paysage qu’offrait cette partie accidentée de la vallée du Nil dont la clarté de la nuit ne cachait rien. Des lumières allumaient partout des lucioles. La terre et la végétation restituaient les senteurs que le soleil avait chauffées dans la journée. Fasciné, Aldo ne prêtait guère attention à la conversation des deux compères qui « parlaient boutique ». Il se demandait pourquoi il n’avait jamais emmené Lisa dans cet endroit magique, le plus beau peut-être de toute l’Égypte, où il devait faire aussi bon rêver en couple que sous le pont des Soupirs. Ce n’était pas faute pourtant d’avoir entendu Adalbert en vanter le charme ! Ainsi d’ailleurs que Tante Amélie qui avait dû y effectuer plusieurs séjours hivernaux. Mais, au fond, il n’était pas trop tard. Assouan ne se dissoudrait pas en fumée et on pourrait, l’hiver prochain, inscrire le joli voyage au programme. Sans les enfants, évidemment. Une sorte de second voyage de noces, plus romantique à n’en pas douter que le premier(4)

L’écho de son nom le ramena à la réalité :

— Morosini va vous raconter l’affaire mieux que moi, venait de dire Adalbert.

Comprenant que le moment était venu de jouer sa partition, Aldo s’exécuta, dépeignant la mort d’El-Kouari en y apportant les modifications préconisées par son ami. Naturellement, Henri Lassalle l’écouta avec une attention tellement soutenue que, lorsqu’il en fut au dernier souffle du moribond, il parut frappé par la foudre. Un profond silence régna sur la terrasse d’où les serviteurs nubiens avaient disparu.

Enfin il soupira :

— L’Anneau !… Qu’est-ce que c’était que cet Anneau et quel rapport avec la tombe de la Reine ?

— J’ai mon idée à ce sujet, répondit Adalbert. L’homme a prononcé aussi le mot de sanctuaire. Or, il revenait de Londres.

— Et alors ?

— Vous savez que, depuis des années, Tout-Ank-Amon m’empêche de dormir. Or, j’ai à Londres un appartement où, quand j’y séjourne, j’emmène naturellement Théobald. Et celui-ci s’est arrangé pour se lier d’amitié avec le valet d’Howard Carter. C’est par son truchement que j’ai appris qu’il possédait l’Anneau trouvé aux environs de votre propriété dans la tombe du Grand Prêtre Jua, lui permettant d’entrer dans n’importe quel sanctuaire, n’importe quelle sépulture royale, sans encourir la malédiction responsable de tant de victimes. J’en suis venu à supposer que ce pauvre El-Kouari, agissant pour le compte de son maître, pourrait l’avoir volé !

— Ça, sûrement pas ! protesta aussitôt Lassalle. Qu’El-Kouari ait volé pour son maître, c’est possible, mais sur l’ordre dudit maître, non ! Jamais Ibrahim Bey ne s’abaisserait à ordonner un vol et jamais, non plus, il n’accepterait un objet suspect. Il a pour cela une trop grande spiritualité. D’ailleurs, si un vol a eu lieu chez Carter, comment se fait-il que la presse ne l’ait pas annoncé ?

— Tout bonnement parce qu’il s’est bien gardé de révéler qu’il avait en sa possession ce talisman. Justement pour éviter d’éveiller des concupiscences et de déchaîner sur lui une curiosité malsaine. Porter plainte eût obtenu le même résultat, sans compter une marée d’articles de journaux plus délirants les uns que les autres.

— Sans aucun doute, opina Aldo. Cependant, j’aimerais être reçu par Ibrahim Bey. Je dois lui apprendre la mort de son serviteur… et lui demander si El-Kouari avait un frère.

— Pas que je sache ! Pourquoi ?

— Parce qu’un homme se présentant comme tel est venu chez moi afin de m’interroger sur les circonstances de cette mort ! Il arrivait de Rome et s’était fait accompagner par un officier fasciste…

— Un quoi ?

— Un séide de Mussolini à qui, soit dit en passant, je n’ai pas permis d’assister à l’entretien. J’exècre ces gens ! En tout cas, l’Égyptien ne cachait pas sa déception en me quittant. Je l’avais un peu oublié quand je l’ai revu dans une circonstance inattendue.

— Où donc ?

— Au Caire chez un membre de la famille royale qui m’avait fait venir pour m’offrir une affaire insensée…