— Vous ne pouvez savoir à quel point elle a déploré votre absence ! Juste quand elle avait le plus besoin de vous… de vos compétences, veux-je dire.

— Mes compétences ? Je croyais que le sujet en était épuisé depuis la veille.

— La veille, il ne s’était encore rien passé. Tandis que lorsque je suis arrivée chez elle, je l’ai trouvée bouleversée.

— Par quoi ?

— Mais le vol ! Elle vous a écrit…

— Pour m’inviter à dîner. Il n’a jamais été question de vol.

Sans trop savoir pourquoi, Aldo sentait un désagréable pressentiment s’insinuer en lui :

— Que lui a-t-on dérobé ?

En formulant la question, il savait ce qu’on allait lui répondre et ne fut qu’à peine surpris quand il entendit :

— Des perles aussi belles que vénérables ! Son plus précieux trésor…

— Plutôt celui de l’Égypte que le sien ! Les perles de Saladin, pour leur donner leur nom. Ainsi, elle a été cambriolée ?

— Dans la nuit même. C’est incroyable, non ?

— Ce qui est incroyable, c’est qu’elle n’en ait rien dit dans sa lettre ? Une très mondaine invitation, comme j’en reçois souvent, sans plus !

— Comprenez donc qu’elle voulait garder l’affaire secrète le plus longtemps possible.

— Elle n’a pas appelé la police ?

— Pour que le roi soit informé aussitôt ainsi que les journaux ? Cela aurait pu créer des troubles, puisqu’il s’agissait d’un joyau appartenant à la Couronne dont Sa Majesté avait fait un présent d’amour ! Et vous n’imaginez pas à quel point je suis heureuse que le hasard nous ait placés sur le même chemin. Dès que nous serons à Assouan…

Aldo ne voyait pas clairement où l’on voulait en venir, mais ce qui était certain, c’est que cette histoire avait une drôle d’odeur et que les deux « vieilles » amies – il avait noté qu’elle avait buté sur le mot ! – ne lui inspiraient pas plus confiance l’une que l’autre.

— Quand nous serons à Assouan, reprit-il en se levant, vous serez sans doute très prise…

— Je dois chanter à la fête que donne le gouverneur mais…

— … quant à moi, j’enverrai un mot à la princesse, lui disant combien je suis affligé de ce qui lui arrive et je crois que nos relations en resteront là.

Elle le regarda d’un air d’incrédulité peinée :

— Vous ne voulez pas l’aider à retrouver le joyau ?

— Je ne suis ni chercheur ni policier, Madame ! Si je devais voler au secours de quiconque se fait voler un bijou historique, je n’aurais plus qu’à fermer mon magasin !

— Ne me dites pas que vous ne pouvez lui consacrer un peu de votre temps ? Qu’allez-vous faire à Assouan ?

Cette fois, c’était de l’indiscrétion pure, ce qu’Aldo détestait. Que cette femme possédât une voix céleste, il l’admettait, mais cela ne l’excusait pas d’être insupportable. Il fallait en finir :

— Si j’étais mal élevé, Madame, je vous répondrais que cela ne vous regarde pas…

— Oh ! ! !

— Mais comme je pense être un homme courtois, je dirai que, n’ayant jamais visité l’Égypte, je m’accorde le loisir de combler cette lacune en compagnie d’un ami qui est maître en la matière ! Un touriste, si vous voulez, mais un touriste offensé. Ce qui nous ramène au début de cette conversation : les excuses que vous devriez présenter à ceux que vous venez de traiter d’une manière inqualifiable !

— Des excuses ? Certainement pas !

— Acceptez au moins de chanter pour eux un soir ? Je me charge des excuses !

— Et quoi, encore ?

— Alors bonsoir, Madame !

Il s’inclina et sortit avant qu’elle n’ait eu le temps de réagir. Sur le pont supérieur, il rejoignit Adalbert, étendu plus qu’assis dans l’un des « transatlantiques », la tête renversée pour mieux admirer les étoiles vers lesquelles il envoyait régulièrement la fumée de son cigare :

— Que te voulait la prima donna ? Te mettre le grappin dessus ?

— En quelque sorte mais pas comme tu l’entends ! Figure-toi que c’est une grande amie de la princesse Shakiar, que nous aurions dû dîner ensemble chez elle au lendemain de ma visite… et juste après que l’on eut subtilisé dans la nuit les perles de Saladin !

— Quoi ?

— Ne me fais pas répéter ! Tu as parfaitement compris ! J’ajoute que la dame se rend à Assouan donner un concert chez le gouverneur ! Et maintenant, dis-moi ce que tu en penses ?

Adalbert émis un léger sifflement et réfléchit un instant avant de répondre :

— Que je n’aime pas ça et que tu n’aurais jamais dû mettre les pieds sur le territoire de ta princesse. D’ici à ce qu’on te mette le larcin sur le dos…

— Ce serait un peu gros !

— Ici, rien n’est trop gros ! Regarde les Pyramides ! Au fait, qu’est-ce qu’elle te racontait dans la lettre que je t’ai apportée du Caire ?

— Rien de passionnant… Qu’elle voulait me revoir dès mon retour parce qu’elle avait trouvé un moyen de nous mettre d’accord. Je t’avoue que, n’ayant nulle envie d’y retourner, je n’ai pas fait tellement attention…

— Eh bien, tu as peut-être eu tort. Cette affaire de vol donne un curieux éclairage à vos relations. Dans l’immédiat, elle est loin et on a d’autres urgences en vue…

— Quoi ?

— Aller dormir, par exemple.


Non seulement la Rinaldi ne montra aucun signe de repentir les rares fois où elle daigna se montrer, mais on eût dit qu’elle prenait un malin plaisir à empoisonner le joli voyage fluvial… On ne la voyait pas, cependant on l’entendait. Et pas dans ses meilleures prestations : elle ne chantait pas, elle vocalisait à longueur de journée en égrenant inlassablement des gammes à n’importe quelle heure. De préférence pendant la sieste, les repas et l’heure magique entre toutes du coucher du soleil où chacun des passagers eût apprécié de boire un verre sur le pont-terrasse en contemplant l’astre-dieu se fondre dans une fabuleuse débauche de nuances allant de l’or clair au pourpre profond, déclinant doucement vers les teintes d’améthyste et le velours sombre de la nuit. Après, on avait enfin la paix, la cantatrice redoutant pour ses cordes vocales la brume montant du fleuve avec le soir.

— Heureusement que la croisière ne dure que trois jours ! soupira Adalbert le second soir, alors que tous les passagers étaient au bord de l’exaspération. Et dire que l’on ne peut rien faire !

Ce ne fut pas faute d’essayer. Aldo, ayant eu l’insigne honneur d’être invité à lui rendre visite, tenta de l’amener poliment à la raison. On ne le reçut même pas. On se contenta de lui crier : « Vous m’avez demandé de chanter, je chante ! » Le joyeux commandant Fatah se lança lui aussi courageusement à l’assaut de la porte si hermétiquement close. Ce fut en vain : il s’entendit signifier l’ordre de laisser travailler en paix une artiste qui était l’invitée personnelle du roi Fouad !

Une mini-rébellion des passagers n’eut pas davantage de succès. Quelqu’un proposa d’enfoncer la porte et de la jeter à l’eau, un autre de lui couper les vivres, mais le commandant, au bord des larmes, fit comprendre qu’il ne pouvait risquer d’offenser la majesté royale à travers son invitée.

Le plus à plaindre était l’accompagnateur. Le malheureux rasait littéralement les murs pour regagner sa cabine, la femme de chambre demeurant avec sa maîtresse, et ne cessait de grignoter en dehors des repas.

Les escales offraient de bienheureux moments de paix : la perturbatrice n’y participait pas. On put donc visiter en toute sérénité le superbe temple d’Edfou, le plus vaste après celui de Karnak, où régnait Horus, le dieu-faucon symbole du soleil, et aussi celui de Kom Ombo, fief de Sobek, le dieu-crocodile, mais après s’être reposé les oreilles dans le merveilleux silence des sanctuaires, il fallait bien retourner au bateau, d’où s’élevaient gammes, trilles, roulades cocottes à un rythme toujours grandissant.

— Est-il vraiment possible, fit plaintivement une passagère, qu’une voix humaine possède une telle résistance ?

— Il faut croire que oui, lui répondit son mari. Il est vrai qu’elle a ce que l’on appelle du « coffre », conclut-il, faisant allusion à la poitrine abondante de Carlotta.

— C’est quand même exagérer, majesté royale ou pas, remarqua Adalbert. On devrait tous se réunir pour aller siffler son prochain concert !

— On aurait encore tort et on finirait en prison. Le gouverneur du coin est l’un des types les plus désagréables qui soient ! Qu’il puisse aimer la musique à ce point me confond !

Enfin, on fut à Assouan.

La beauté du site coupa le souffle à tout le monde. Là le Nil butait en bouillonnant contre la première cataracte et s’élargissait en un bassin d’eau bleue d’où surgissaient des îles dont la plus grande, l’Éléphantine, portait les vestiges d’un temple et des jardins foisonnants. Les rives s’élevaient, formées d’énormes rochers de granit noir… La ville blanche s’étirait sur la rive droite, bordant une promenade dont le point d’orgue, dominant un bassin rocheux, était la longue façade rouge foncé aux fenêtres encadrées de blanc de l’hôtel Old Cataract, posé comme une couronne sur un coussin de verdure et de fleurs. À sa base voltigeait le gracieux ballet des felouques sous l’aile blanche de leur haute voile triangulaire. À cet endroit, la vallée du fleuve se resserrait, s’encaissait entre ses versants, dont celui de gauche laissait couler les sables du désert jusqu’au barrage naturel des rochers.

Les deux amis avaient débarqué les premiers, après avoir déversé quelques paroles lénitives à l’adresse du pauvre Fatah que cette croisière ratée désolait. Ils avaient hâte de gagner le refuge de cet hôtel où les grands de ce monde se devaient de passer au moins une fois. L’image victorienne d’impériale sérénité qu’il offrait les attirait comme un aimant.