— Qu’est-ce que Théobald lui avait fait boire ?

— Mon meilleur bordeaux ! Un château-pétrus à tomber par terre.

— Rien que ça ? Tu ne lui as pas tanné la peau du dos ?

— Non. Ça en valait la peine ! Carter avait trouvé l’Anneau quelques années auparavant dans la tombe d’un Grand Prêtre nommé Jua, aux environs d’Assouan. La momie le portait au doigt et, dans sa main, pris dans les bandelettes, se cachait un petit rouleau de papyrus disant que le porteur de l’Anneau d’Atlantide aborderait sans crainte les demeures sacrées des dieux – et tu sais qu’un pharaon accédait automatiquement à la divinité. La carrière de Carter n’a fait que croître et embellir jusqu’au bouquet final : l’explosion Tout-Ank-Amon. Depuis, je rêve de m’approprier l’Anneau sans jamais trouver la faille par laquelle je pourrais glisser mes doigts agiles. Il faut croire que ton bonhomme assassiné a été plus malin… ou plus heureux que moi !

— Heureux ? Le mot me paraît mal choisi… mais la Reine Inconnue, quel rôle joue-t-elle dans cette histoire ?

— Légende ou réalité, on chuchote depuis longtemps qu’au moment du cataclysme qui a englouti l’Atlantide, régnait sur ce qui n’était qu’une colonie de terre ferme une femme d’une extraordinaire beauté, d’une vaste intelligence, douée comme la Cassandre troyenne de la faculté de prédire l’avenir. Ainsi avertie du désastre qui surviendrait et qui saperait son pouvoir – il faut mentionner qu’elle ne manquait pas d’ennemis –, elle avait secrètement fait creuser dans la montagne sa « demeure d’éternité » où elle avait accumulé ses trésors les plus précieux et, une nuit, elle s’y est enfermée avec ses proches et a fait s’écrouler sur eux un pan entier de montagne. Lui ont succédé les pharaons noirs, puis tous ceux que nous avons pu découvrir grâce à ce bon Champollion.

— Et elle n’a rien laissé derrière elle ? Pas même son nom ?

— Rien qu’une légende dont pratiquement tous les archéologues ont entendu parler un jour ou l’autre parce qu’elle a la vie dure. La tombe de la Reine Inconnue, c’est, dans le pays, quelque chose comme l’Eldorado. Un Eldorado inquiétant tout de même : celui qui réussirait à la trouver serait frappé des pires malédictions. Cependant on en rêve, sans en avoir jamais découvert aucune trace… Jusqu’à ce jour ! Redonne-moi l’Anneau, s’il te plaît.

Aldo le lui offrit sur le plat de sa main :

— Mets-le à un de tes doigts ! conseilla-t-il.

— Pourquoi ?

— Tu verras. Nous avons essayé, Guy et moi. C’est une étonnante expérience !

Adalbert obéit et un silence religieux régna, cependant qu’Aldo observait le visage de son ami. Toute trace de souci s’en était effacée.

— C’est étonnant ! soupira-t-il. J’ai soudain l’impression que plus rien n’est impossible… que le monde paraît m’appartenir…

— Étrange, n’est-ce pas ? On peut seulement déplorer qu’il ne confère pas le don de double vue. Quoi qu’il en soit, il ne va pas être facile de le restituer à son propriétaire.

La béatitude s’effaça de la face tannée d’Adalbert. D’un geste vif, il recouvrit de sa main libre celle où était passé l’Anneau :

— Quel propriétaire ?

— Après ce que tu m’as raconté, j’en vois au moins deux. Carter d’abord, puisqu’il en a été le découvreur, et puis cet Ibrahim…

— Des Ibrahim, tu sais combien il en existe en Égypte ? Ce n’est pas un nom mais un prénom. À moins que… Ton mourant t’a parlé d’Assouan ?

— Oui. Pourquoi ?

— Parce que là-bas justement vit un homme pour lequel le prénom peut suffire. On l’appelle Ibrahim Bey et c’est sans doute, à mon sens, le personnage le plus fascinant de la région des cataractes. Le plus respecté aussi… Il réside à l’écart de la ville dans une antique demeure dominant le Nil, entouré de trois ou quatre serviteurs qui le servent pratiquement à genoux tant ils lui sont dévoués. J’ai eu l’honneur – et c’est un mot que je ne galvaude pas – d’être conduit chez lui par un ami et je ne l’oublierai jamais…

— Alors, c’est élémentaire : il ne faut pas chercher plus loin le maître de ce pauvre El-Kouari. Fidèle jusqu’à la mort, ça lui convient pleinement, et nous connaissons maintenant le destinataire de l’Anneau…

— Hé là ! Doucement. Je n’imagine pas Ibrahim Bey dépêchant un homme pour détrousser Howard Carter à domicile. Cela ne lui ressemble en rien !

— Pourtant…

— Laisse-moi continuer ! Il est possible qu’un de ses commensaux ait agi sans son aveu, croyant le servir au mieux, et qu’il ignore tout de ce vol. Ce qui, quoi qu’il en soit, n’en fait pas le propriétaire légitime. En ce qui concerne Carter, le fait d’être tombé dessus est une chance mais ne lui donne en aucun cas le droit de garder l’Anneau. Il aurait dû le remettre au British Museum…

— … qui a autant de droits sur lui que sur les bas-reliefs du Parthénon fauchés par lord Elgin.

— Et ce qu’il y a au Louvre, ça t’a empêché de dormir ? Pas moi, en tout cas. Donc, si tu le permets, on laisse de côté la recherche du vrai propriétaire. Tu es soudain bien pointilleux ? Qu’avons-nous fait d’autre dans l’affaire du Pectoral que de piquer des pierres à des gens qui les considéraient comme leur propriété ? Par voie d’héritage, en plus !

— Je t’arrête tout de suite. Le saphir était dans la famille de ma mère depuis Louis XIV. En outre, on les a délivrés, lui et ses frères envolés, d’une manière de malédiction et, enfin, c’est à leur place d’origine qu’on les a remises en rapportant le Pectoral à Jérusalem. Il y a une nuance.

Adalbert eut un ricanement sarcastique. Ses yeux bleus flambaient sous la mèche blonde, un rien grisonnante, qui s’obstinait à tenter de les recouvrir.

— Tu veux qu’on cherche les descendants de ce Grand Prêtre nommé Jua chez qui Carter a déniché l’Anneau ?

— Et pourquoi donc cet Ibrahim Bey ne le serait-il pas ? Débrouiller sa généalogie nous donnerait moins de mal que les ruines de Massada quand on les fouillait tous azimuts à la recherche des Sorts Sacrés.

Les traits contractés de l’égyptologue se détendirent en un large sourire :

— Évidemment que l’on va chercher, mais après ! On ira voir d’abord Ibrahim Bey. Pas pour lui remettre l’Anneau sans plus de façon. Ce serait stupide ! S’il descend de Jua, on pourrait le lui rendre, mais plus tard.

— Qu’est-ce que tu mijotes ?

— Chercher la tombe de la Reine Inconnue ! Une pareille occasion ne se présente pas deux fois dans une vie d’archéologue. Et j’espère fortement être celui qui en franchira le seuil le premier. Et cette fois, mon bonhomme, ce n’est pas un Freddy Duckworth qui viendra me couper l’herbe sous le pied !

— Mais cela va prendre un temps fou !

— Pas certain ! Tu voulais visiter l’Égypte, oui ou non ?

— Oui, mais…

— Pas de mais ! On ne peut pas visiter ce pays sans aller à Assouan ! C’est un endroit magique, pourvu d’ailleurs d’un hôtel comme tu les aimes…

— Tandis que, toi, tu préfères les asiles de nuit ?

— Ne dis donc pas de sottises ! Tout le gratin anglo-franco-égyptien y défile, même pendant l’été !

— Ça, c’est exact. Tante Amélie et Marie-Angéline y sont allées deux ou trois fois et ne tarissent pas d’éloges. Plan-Crépin en a même des sanglots dans la voix, mais je te rappelle que je ne suis pas ici pour passer des vacances…

— À d’autres ! Tu savais pertinemment, en venant ici, que tu ne te contenterais pas d’une petite semaine ! Lisa n’est pas à Venise et ta maison marche comme une horloge entre le cher Guy et le jeune Pisani ! Combien de temps as-tu dit que tu t’absentais à ta princesse… euh…

— Shakiar ? Je n’ai pas spécifié de délai. Quelques jours au maximum, mais de toute façon, je n’ai pas l’intention de retourner la voir. Elle m’inspirerait plutôt de la méfiance. Surtout depuis qu’en sortant de chez elle j’ai vu le frère, entre guillemets, de ce malheureux El-Kouari se comporter en habitué plus que familier.

— Tu ne me l’avais pas dit.

— Non ? C’est possible. J’ai dû oublier.

— À qui le feras-tu croire ? Pas à moi. Cette histoire de perles sent le piège à quinze pas.

— Tu crois ?

— Ben voyons ! Si tu les avais prises, tu te retrouvais, comme tu l’as pensé, en prison ou ailleurs… Ils ont trop misé sur ta passion des bijoux illustres et, devant ton refus, on t’a demandé de retarder ton départ… histoire de se donner le temps de réfléchir !

— Si on avait voulu m’enlever, c’était facile. J’étais seul avec elle…

— Comme ça ? Tout de go ? Sûrement pas ! Tu es trop connu ! Mais si tu veux mon sentiment, ta princesse et son copain sont mouillés jusqu’au cou dans l’histoire de l’Anneau ! Bon ! Demain, on embarque pour Assouan. La promenade sur le fleuve en vaut la peine et ça nous détendra les nerfs à tous les deux. Dans l’immédiat, je vais dormir une paire d’heures, prendre une douche et, cet après-midi, je t’emmène voir la Vallée des Rois ! On ira prendre le thé à la menthe chez Ali Rachid !

En suivant des yeux Adalbert qui rentrait dans l’hôtel, Aldo ne put s’empêcher de rire. Il aurait fallu seulement être fou pour imaginer que, entré pratiquement en possession de ce pallium miraculeux qu’était l’Anneau, il accepterait d’un cœur joyeux de s’en séparer en allant le remettre à quelqu’un d’autre, fût-ce un homme exceptionnel comme semblait l’être cet Ibrahim Bey. Pouvoir pénétrer la tête haute dans n’importe quel lieu plus ou moins sacré sans craindre de choc en retour, n’était-ce pas le rêve d’un archéologue digne de ce nom ? Le lui reprocher serait d’une rare hypocrisie. En outre, se souvenant de sa nostalgie de l’aventure lorsqu’il revenait du dîner chez Massaria par les rues de Venise endormie, il savait qu’aucune force humaine ne pourrait le retenir de suivre Adalbert dans sa quête de la Reine Inconnue…