– C'est plein d'Indiens là-bas, sur le rocher de Mackworth, cria-t-il, et son timbre clair d'enfant se frayait passage à travers le tumulte du ressac et des piaillements. Prenez garde qu'ils ne viennent vous égorger...

– D'où es-tu, toi, petit ?

– De Brunschwick-Falls, aux frontières.

– Que s'est-il passé là-haut ?

– Ils sont tous morts, cria le petit de sa voix légère dont les mots s'envolaient comme les notes d'une flûte.

La marée était haute. La barque pouvait s'avancer assez loin dans la crique d'accostage, mais Merwin, devant les dénégations énergiques des premiers occupants de l'île, ne chercha pas à aborder. Il se contenta de regarder encore avec curiosité et attention autour de lui. Une grosse femme, qui, son jupon haut troussé, fouillait des anfractuosités de rocher pour y pêcher des langoustes, le héla au passage.

– Êtes-vous de la Côte ?

– Non, je viens de New York.

– Et où vous rendez-vous ?

Il eut un geste du menton vers le nord.

– Gouldsboro.

– Je connais ça, dit quelqu'un, c'est à l'entrée de la Baie française. Vous allez vous faire scalper par les Français et leurs sauvages...

Jack Merwin reprit son gouvernail et manœuvra pour sortir du petit port. Comme il doublait d'assez près la pointe d'un rocher, une autre femme accourut en faisant des gestes et traînant derrière elle une adolescente, nantie d'un petit baluchon.

– Emmenez-la, cria la femme, elle n'a plus de famille, mais je lui sais un oncle là-haut du côté de la Baie française, à l'île Matinicus, à moins que ce ne soit à l'île Longue par-devers le mont Désert. Prenez-la...

Poussée par elle, la jeune Bile, ahurie, sauta dans la barque qu'une lame presque aussitôt emmena assez au large.

– Crazy witch ! cria Merwin sortant de son calme, me prenez-vous pour un ramasseur d'orphelins ? J'ai autre chose à faire qu'à m'occuper de tous ces liseurs de Bible, que le Diable vous emporte tous !...

– Vous parlez comme un païen, rétorqua la femme du bout de son rocher, et vous avez l'accent du Devonshire. Belphégor vous fit deux fois le cœur dur à votre naissance... Mais pourtant, menez cette enfant en lieu sûr, ou le mal vous étouffera, si loin que vous soyez, je m'en porte garante.

Merwin, qui s'était levé dans sa colère, rattrapa son gouvernail et évita de justesse un roc hérissé à fleur d'eau.

– Old witch ! ronchonna-t-il encore, s'ils ont l'Enfer avec eux, qu'attendent-ils pour dominer le monde ?...

– Cette femme n'a pas tort, vos paroles... commença le révérend Thomas.

Mais une vague, embarquant et les trempant tous copieusement, interrompit la discussion. Merwin mit le mousse à écoper.

La mer se faisait houleuse et la barque plongeait de plus en plus dur. Il fallait s'occuper sérieusement de la manœuvre et il n'était plus question de retourner en arrière vers l'île du Chapeau-Blanc pour y rendre l'orpheline. Une brume gris perle et rosé annonçait le soir, un long crépuscule de juin allait traîner sur la mer. Il fallait chercher un havre pour la nuit. Merwin, heureusement, paraissait connaître les parages. Il longea les rives de l'île Peak qui suivait en enfilade, puis celles de l'île Longue qui continuait la procession, elle-même prolongée par l'île Chebrague. À mi-chemin de l'île Longue, sur le côté est, Jack Merwin poussa sa barque contre une grève de cailloux. L'endroit paraissait moins peuplé. Il sauta à l'eau et assura sa barque dans une anfractuosité de rocher, puis gagna la terre ferme, laissant les dames se débrouiller pour sortir de là. Ce qu'elles firent sans craindre de tremper leurs cottes. Après ces longues heures d'immobilité, c'était délicieux de patauger dans l'eau froide et de marauder sur le sable. La jeune fille de l'île Cushing, qui s'appelait Esther Holby, contait ses malheurs à miss Pidgeon. L'ours Willoagby, sorti de son abri, monta la grève, le nez pointé vers des odeurs sylvestres. Angélique découvrit que c'était une bête énorme, lente et pacifique. L'ours s'en alla fouiller au creux des racines. Élie Kempton le rappelait par instants, car il fallait éviter d'effrayer le voisinage.

En écoutant la jeune Esther, Angélique éprouvait de l'estime pour la pauvre enfant. Précipitée au milieu d'étrangers parmi lesquels elle découvrait une papiste française et... un ours, elle n'avait marqué aucun effroi et accepté la situation avec beaucoup de dignité. Les Anglais, dans le malheur, n'ont pas la faconde souvent bruyante des Français. Comme si tout s'enfonçait en eux comme un caillou au fond d'un puits obscur, et la surface n'en était que plus lisse, plus immobile.

Angélique, en entendant Esther raconter comment elle avait vu son père, sa mère, ses frères, scalpés par les Indiens, et sa jeune sœur, emmenée par eux, avait envie de se tordre les mains et de pleurer à sa place.

Merwin revint, portant des brassées de branchages, allumer un feu. Il alla remplir d'eau un chaudron de fonte, y jeta un morceau de porc salé et mit le tout à cuire. Ses gestes étaient précis, ceux d'un homme ordonné, habitué à vivre seul. Avec une promptitude étonnante, la mer se retirait, découvrant la plaine brune des algues et chatoyant de mille petites mares, soudain à perte de vue.

Des petits enfants anglais sortirent du bois et se mirent à chercher des coquillages parmi les rochers découverts.

La nuit tombait derrière les arbres noirs et le ciel et la mer étaient tout imprégnés d'une savoureuse couleur d'orange mûre qui s'assombrissait de plus en plus jusqu'à se teinter d'un rosé ardent et lumineux qui semblait ne pas vouloir s'éteindre jamais. Les enfants sautillaient de roche en roche en chantant une ritournelle. Heureux de leur récolte, ils vinrent tendre leurs paniers aux nouveaux arrivants de la plage. Merwin leur acheta deux pintes de praires et de pétoncles et Angélique les pria de chanter la comptine qu'ils fredonnaient tout à l'heure. C'était, expliqua une petite fille qui était née sur l'île, une chanson qui plaisait aux coquillages. Aussitôt, s'élevèrent leurs voix fraîches et bien rythmées qui niaient le malheur proche. Il y avait parmi eux beaucoup d'enfants réfugiés de la côte, enchantés de cette escapade dans la baie, loin des travaux de la ferme ou des heures d'études à la « meeting-house », et ils n'étaient pas les derniers à scander et affirmer avec conviction :

« Cleams is physic the year all trough come cat my clams, bid the doctors adieu. »1

Pour les remercier de leur gentillesse, le colporteur appela son ours et, au grand émerveillement des enfants, celui-ci se dressa sur ses pattes et les salua solennellement, puis, sommé de désigner la fillette la plus jolie, ou la plus maligne, ou le garçon le plus batailleur, il s'exécuta, semblant réfléchir, hésiter, déposant enfin devant la personne de son choix une fleur d'étoffe, un colifichet ou une pièce d'argent.

Toute une compagnie s'assembla bientôt autour du foyer des étrangers. Découvrant parmi les spectateurs un athlète aux bras noueux, Élie Kempton le pria de se mesurer avec son ours. Le combat était loyal. L'homme avait le droit de se servir de ses poings, Mister Willoagby s'engageait à ne pas se servir de ses griffes. Avec un art consommé de comédien, l'ours feignit à plusieurs reprises de chanceler sous les coups, puis, à l'instant où l'homme commençait à croire à sa victoire, il l'envoya, comme d'une chiquenaude, rouler à quelques pas-Après les rires et les applaudissements, le pasteur fit prier tout le monde et l'on se sépara. Angélique ne put dormir. La nuit était froide et elle n'arrivait pas à se réchauffer, même en se mettant près du feu. Les autres s'enveloppaient qui dans une mante, qui dans un capot ou une couverture, et le colporteur ainsi que mister Willoagby ronflaient de concert dans les bras l'un de l'autre. Angélique enviait le petit homme du Connecticut qui devait trouver contre la fourrure de son rustique ami une tiédeur réconfortante.

C'était une résolution à prendre : désormais, où qu'elle fût, elle ne s'endormirait jamais sans avoir à portée de la main son manteau, ses pistolets et ses souliers, et son premier mouvement, avant même d'ouvrir les yeux, serait de s'emparer de ces objets indispensables à la vie ; après quoi seulement, elle pourrait s'occuper de ce qui se passerait autour d'elle, découvrir des pirates prêts à la razzier ou n'importe quoi d'autre. Faute de réaction assez prompte, elle avait cette nuit les bras demi-nus dans son corsage de fine ratine, et le froid la pénétrait jusqu'au cœur bien que l'air fût crépitant d'une sécheresse extrême. Elle se leva et se mit à marcher le long du rivage. L'air était cristallin, vibrant, et l'île endormie respirait avec de grands souffles chantants des plaintes harmonieuses, où tout se mêlait, le vent, les murmures et les respirations des hommes, les abois des phoques, le ressac...

S'éloignant du campement où la lanterne à vitre de corne du marinier Merwin laissait un halo jaune de repère, Angélique marcha vers une autre lueur entrevue entre les arbres et qui baignait la grève voisine plus étendue. On lui avait dit qu'il y avait sur cette île une « plage chantante » ; on l'entendait lorsque soufflaient certaines brises ou une suave mélodie ou comme les pas d'une armée en marche... Était-ce cela qu'elle percevait, telle une hallucination d'âmes en peine ou l'approche des canots des Indiens pourchassant leurs proies à travers les îles enchevêtrées... ?

La lueur, là-bas, ce n'était pas celle de ce leurre comme elle l'avait cru, mais, seulement la clarté de la longue nuit de juin, si lente à mourir, et qui tendait au-dessus de la terre un vélum d'une verte phosphorescence...

Le long de la bande de sable, les loups-marins tenaient colonie, et les grands mâles, ceux qu'on appelle les maîtres des plages, se dressaient par place comme de sombres monolithes tournés vers la mer scintillante, surveillant on ne sait quoi au large, tandis que se lovaient autour d'eux, plus petites et plus noires, les luisantes femelles... Peuple paisible à la grave innocence, et qu'inquiétait l'agitation des humains en ces domaines préservés où il avait régné si longtemps, on se surprenait à les contempler avec une sorte de pitié et de tendresse. Pour ne point les déranger, Angélique longea la lisière du bois et les grands mâles tournèrent vers elle leurs têtes épaisses et moustachues.