À peine achevait-il ces mots que la barque, doublant une pointe, découvrait une crique, toute scintillante de canoës rougeâtres vides et pressés les uns contre les autres sur le sable d'une plage. Dans cette même lueur dorée du soir, les frêles esquifs d'écorce, sous leur calfat de baume et de résine, brillaient avec la transparence d'élytres d'insectes, hannetons ou scarabées géants. Au même instant, le ciel parut s'obscurcir comme sous une nuée d'orage, l'ombre de la nuit littéralement tomba sur la terre, des milliers d'oiseaux s'envolant soudain par essaims de toutes les ramures de l'île s'unissant en une nappe épaisse gazouillante et criarde, qui, en quelques secondes, parut tendre un voile sur la lumière. Et, muets d'horreur dans ces ténèbres soudaines et mouvantes, voici qu'ils voyaient surgir, fantômes rouges entre les troncs rouges des pins, une multitude d'Indiens aux faces hideuses et bariolées.

Un même mouvement les jeta les uns contre les autres, s'étreignant avec terreur, et plus tard Angélique se souvint qu'elle serrait contre elle en même temps Sammy et Élie Kempton, le colporteur du Connecticut. Ils restèrent là, ballottés de plus en plus profondément par les vagues qui insensiblement les rapprochaient de la barre fermant la plage. Angélique, effarée, jeta un regard traqué vers Jack Merwin. Celui-ci, semblant soudain se réveiller, saisit son gouvernail et, avec une promptitude qui rachetait son imprudence, il tendit en un clin d'œil de nouveau la grand-voile et arracha comme d'un coup d'aile son embarcation des dangereux rouleaux. Cela fait, il ne se pressa pas pour autant de fuir et, après avoir laissé filer quelques nœuds, il changea de nouveau de cap et revint vers l'île Mackworth, se tenant hors de portée d'un jet de flèches, mais défilant si proche qu'aucun détail du harnachement des Indiens ne pouvait leur échapper et qu'ils les voyaient comme composant un tableau immobile et terrifiant, mêlés aux arbres, aux branches, aux rocs de l'île. Le tourbillon immense des oiseaux au-dessus de leurs têtes continuait à les maintenir dans un crépuscule sinistre et criard. L'Anglais Jack Merwin continuait d'inspecter les Indiens, et de passer et repasser devant la plage. Défi, curiosité, provocation ? Bien malin eût été celui qui eût pu lire sur sa physionomie les sentiments qui l'animaient.

Enfin, toujours avec une sorte de nonchalance, il fit signe à son mousse de dresser le foc et mit le cap vers le sud-est, s'éloignant cette fois définitivement de l'île de Mackworth, le paradis des légendes indiennes.

Peu à peu, la clarté revint. Il n'y eut plus que quelques oiseaux, goélands et mouettes, à les escorter.

Angélique tremblait presque autant que les Anglais. Illusion, obsession, elle ne savait plus, mais elle aurait parié que, dans cette ombre caverneuse qui soudain les avait enveloppés, elle avait cru discerner là-bas entre les arbres la face moqueuse du Sagamore Piksarett.

– Vous manquez de prudence, Jack Merwin, fit remarquer aigrement le colporteur ; depuis trois semaines que je voyage avec vous et que je subis vos fantaisies macabres, l'estomac me manque. À chaque instant que nous frôlions un rocher ou que vous décidiez de partir quand l'orage éclate, je peux croire ma dernière heure venue... Et mister Willoagby, la pauvre bête ! Il maigrit de terreur, ne voyez-vous pas ? La peau lui pend, flasque, le long des côtes. Il ne bouge plus, ne peut même plus danser...

– Tant mieux s'il ne bouge plus, grommela Merwin, que ferions-nous sur ce bateau, je vous le demande, d'un ours qui danse ?...

Et il cracha avec un suprême dédain dans les flots.

Angélique ne put s'empêcher de rire. C'était la réaction après la peur. Et il fallait reconnaître que leur assemblée sur cette coquille de noix ne manquait pas de pittoresque. Le négrillon, entortillé d'un capot de bure rouge, rond radis noir aux yeux blancs écarquillés, plantait sur tout cela une sorte de point d'interrogation, un reproche muet, une candide invraisemblance. Où était Adhémar ? S'était-il évanoui ? Non, il était malade. Il vomissait, penché par-dessus bord. Il n'avait jamais pu supporter la mer.

– Et quand vous étiez là à parader devant cette assemblée de serpents rouges, Jack Merwin, continuait de soliloquer le colporteur qui en avait gros sur le cœur, avez-vous jamais songé qu'une flottille de leurs canots pouvait par exemple surgir de derrière la pointe et nous prendre à revers ?

Le patron du sloop ne paraissait pas plus atteint par les récriminations du petit homme que par la piqûre d'une de ses aiguilles.

Curieuse soudain de lui, Angélique le regarda mieux. Sous son bonnet de laine rouge délavé, il avait de longs cheveux très noirs comme peuvent en avoir beaucoup d'Anglais, on ne sait trop pourquoi. Des traits communs, flous dans une face longue, un teint mâle, ni bistré ni rougeaud de nature, un teint d'homme d'Europe soutenu par une santé saine et que le vent de mer avait tanné légèrement.

Quarante ans. Peut-être plus. Peut-être moins... Des yeux noirs, un peu comme du mercure, sous des paupières lourdes qui éteignaient souvent leur lumière et lui donnaient un air d'absence ou d'inintelligence.

Il mâchonnait continuellement une chique de tabac, mais, lorsqu'il crachait vers la mer, il le faisait avec une sorte de distinction négligée.

Sous sa chemise de grosse toile entrouverte et son gilet à boutons de corne, ses épaules étaient étroites mais vigoureuses. Il se vêtait d'un pantalon de droguet, une laine pour marins, rude et inusable, dont les jambes s'arrêtaient sous les genoux. Ses mollets étaient comme des câbles de cordages tressés. Il faisait tout avec ses mollets et ses pieds. Angélique pensa que ce Merwin ne lui plaisait guère. En l'arraisonnant, Colin ne semblait pas avoir eu la main heureuse. Mais sans doute n'avait-il pas le choix. Colin...

Barbe d'Or ! Son cœur ressentit un pincement, une crainte, une brève honte. La journée de navigation avait été si fertile en impressions de toutes sortes que le souvenir de Colin, lui, s'estompait. Tout au fond d'elle-même, elle éprouvait un soulagement que les choses se fussent terminées ainsi. Mais, dans la mesure où elle se sentait désormais à l'abri de sa propre faiblesse, l'illogisme de sa nature féminine, la portait par instants à éprouver un brusque regret, une vague tristesse. Colin... La profondeur de son regard bleu s'enivrant de sa présence, la force de son étreinte primitive. Quelque chose qu'elle connaissait, qui lui appartenait à elle seule. Un recoin secret. Pourquoi ne peut-on aimer selon les élans de son cœur, de son corps ? Pourquoi la qualité et la force d'un amour doivent-elles dépendre de la difficile sélection du choix ?... Comme si la dispersion des sentiments et du don condamnait à n'en jamais connaître la plus grande intensité. Était-ce là une vérité ou une illusion gardée de son éducation première et qui mettait la fidélité à l'époux en première place des obligations d'honneur pour une femme. Ne s'embarrassait-elle pas de contraintes inutiles ? Si elle avait cédé à Colin, quel instant délicieux... et Joffrey n'en aurait jamais rien su. Elle se sentit rougir à la pensée qui lui était venue et humiliée de l'avoir seulement formulée au fond d'elle-même.

Avec impatience, elle secoua la tête dans le vent marin. Il fallait oublier... oublier à tout prix.

Au loin, l'îlot de Mackworth s'estompait, et plus que jamais semblable à une couronne de joyaux brillant sur un crépuscule couleur de menthe verte.

– Là ! Là ! Je vois le Chapeau-Blanc, s'écria le petit Sammy.

L'Old Whitehead était une vaste coupole granitique qui couronnait la petite île de Cushing et dominait de ses cent cinquante pieds de haut l'entrée abritée du port de Portland. L'eau douce venant de la terre s'émulsionnant en écume « savonneuse » par le battage permanent avec l'eau de mer salée de l'océan projetait dans le vent, par les rouleaux perpétuels du flux et du reflux, des franges d'écume blanche qui, s'accumulant en monceaux séchés sur le front de granité gris, lui donnaient ou l'aspect d'un vaste chapeau, ou celui d'une tête d'homme âgé aux boucles blanches, suivant l'éclairage. En s'approchant, la neige de l'écume se dissociait de celle aussi épaisse dont les oiseaux de mer, installés à couver ou à se reposer, garnissaient le moindre roc. Et c'est dans une sorte de tourbillon blanc qu'on approchait, découvrant l'île et son fourmillement grouillant sous cet empanachement duveteux.

Ici, on pouvait dire qu'en cette fin de juin – juin fleurissant de ses fleurs rapides et intenses – toutes les plages grouillaient de puritains autant que de loups-marins, les uns mêlés aux autres avec les oiseaux en giration allègre tout autour, et quiconque essayait de débarquer dans la ronde des labbes, des goélands, des sternes, des mouettes et des pies de mer, quiconque essayait de poser son pied sur un bout de roc blanchi d'écume ou de duvet, pouvait se heurter aussi bien à un phoque dressé et dodelinant qu'à un grave magister puritain, drapé dans sa cape genevoise, et tous deux, finalement, aussi solennels l'un que l'autre, sévères et outrés d'un tel voisinage, mais faisant contre mauvaise fortune bon cœur. On écrasait des œufs dans des nids d'oiseaux, on marchait sur des monceaux de clams ou de coquilles Saint-Jacques, de langoustes ou de crabes, d'huîtres ou de moules, provende assemblée près des feux sur des tapis de goémons, et, pour s'entendre, il fallait posséder une voix plus aiguë que celle de tous les oiseaux de la mer.

– Ne venez pas ! ne venez pas, crièrent des réfugiés en voyant s'approcher la barque. Nous n'avons pas de vivres avec nous. Nous sommes trop nombreux. Il n'y aura bientôt plus de coquillages pour tout le monde et nos munitions en armes sont trop pauvres !

Merwin louvoya à quelque distance. Le petit Sammy Stougton mit ses mains en porte-voix :