– Je l'avais élevé et nous ne nous sommes jamais séparés depuis.
Il raconta que l'ours l'accompagnait dans tous ses voyages, ce qui parfois créait quelque complication, mais amenait beaucoup de détente joyeuse parmi les clients plutôt réticents à sortir leurs écus. L'ours savait danser et exécuter quelques tours. Mais où il était imbattable, c'était en lutte. Les plus costauds des villages se mesuraient avec lui. Il était beau joueur et leur laissait leur chance, puis d'un coup de patte aimable et comme par négligence, triomphait de ces matamores.
– Willoagby... dit le révérend Patridge rêveur, mais j'ai connu, me semble-t-il, un pasteur de ce nom du côté de Watertown.
– C'est bien possible, admit l'autre. Mon ami ci-présent ressemblait tellement à cet honorable ecclésiastique qui me faisait fort peur, mais m'amusait aussi, dans ma jeunesse que je lui ai donné son nom.
– Voici une marque d'irrespect caractérisé, dit sévèrement Thomas Patridge offusqué, puis menaçant. Ceci pourrait vous amener de graves ennuis...
– Le Connecticut n'est pas le Massachusetts, ne vous en déplaise, révérend. Chez nous, les gens sont libéraux et aiment rire.
– Pays de tavernes, grommela le pasteur, buveurs de rhum dès la naissance.
– Mais nous avons une Constitution à nous et nous ne voyageons pas le dimanche pour satisfaire le Seigneur.
Content de lui, Élie Kempton sortait alors de ses poches du tabac, des images, des dentelles, de petites montres. Il avait de tout, pour intéresser les plus éloignés des colons ou plutôt les femmes des colons des plus lointains établissements de toutes les contrées, et, ayant caboté dans le moindre recoin de toutes les baies, il savait mieux que quiconque ce qu'on peut trouver en tel endroit, dont on est privé dans tel autre, ce qui peut faire briller les yeux d'une jeune fille et susciter la moue d'une autre, ce qui peut ravir un enfant ou un grand-père, éclairer d'une joie pure, par la présence d'un objet aimé ou indispensable, la plus humble cabane.
Il dit qu'il se rendait à l'île de Bartlett, à l'est du Pénobscot, pour y chercher les étoffes de laine teinte en indigo ou rouge particulièrement éclatant, car les moutons de cette île s'y nourrissent de cent espèces de fleurs diverses et les habitants de l'île trafiquent le cachou avec les navires des Caraïbes.
– Mais cette île doit être voisine de Gouldsboro, remarqua Angélique, et elle se promit d'aller y faire des emplettes.
Élie Kempton connaissait Gouldsboro par ouï-dire, n'y avait point fait d'affaires, n'y trouvant pas jadis sa clientèle habituelle : les femmes de colons.
– Maintenant, il y a des femmes là-bas et je serai votre première cliente, lui affirma Angélique.
Enchanté, le colporteur se jeta à ses genoux, mais c'était seulement pour lui prendre illico les mesures de ses pieds car il était aussi cordonnier ambulant et il allait lui façonner, promit-il, une ravissante paire de chaussures de cuir souple, à lacets, avec un petit bout de cuivre aux extrémités pour les garantir de l'usure. À l'île des renards, dans le Nord, il y avait un vieil Écossais solitaire qui lui tannait les peaux les plus souples. À condition qu'on retrouvât tout ce monde d'Anglais en vie, car il se pourrait bien qu'ils se fussent fait scalper par les Indiens entre-temps.
Taciturne et dédaigneux des occupants de sa barque, le patron donnait toute son attention à la manœuvre. Ce fut encore l'aimable colporteur qui informa ses nouveaux compagnons que ledit patron répondait au nom de Jack Merwin. Il l'avait trouvé à New York. C'était un homme qui avait son humeur, mais un pilote remarquable.
Et il était aussi vrai que Jack Merwin menait son esquif à travers les courants luisants et redoutables, et les dangereux seuils panachés d'écume, avec une maîtrise à la fois nonchalante et preste qui, pour un œil exercé, tenait du prodige. À part quelques manœuvres du petit foc qu'il dictait à son mousse, il se débrouillait seul avec son gouvernail et la grand-voile carrée, tenant parfois le câble d'écoute raidi avec le seul orteil du pied.
Si le temps se maintenait au beau, le voyage avec lui promettait d'être rapide. Mais Angélique, au bout de quelques heures, s'inquiéta de voir l'embarcation se diriger si obstinément vers le sud. Elle l'interrogea. Il fit mine de ne pas comprendre son anglais imparfait. À son tour, le révérend Patridge l'adjura solennellement de répondre quand on lui adressait la parole. Il consentit à grommeler du coin des lèvres, en regardant ailleurs, que, pour sortir de ce dédale de saloperies d'îles de la baie de Casco sans y laisser sa peau et sa barque, le plus court chemin était encore de descendre sous Portland et de trouver le verrou de ce sournois archipel en profitant du courant qui file entre l'île Peaks et l'île Cushing, dite du Chapeau-Blanc. Tant qu'on n'apercevrait pas le Chapeau-Blanc, conclut-il, il faudrait suivre la côte vers le sud. Le petit Sammy commença à écarquiller les yeux pour essayer d'apercevoir ce fameux Chapeau-Blanc. Choqué du peu de respect que le marinier anglais lui témoignait malgré sa qualité d'ecclésiastique, le révérend Thomas commença à l'examiner avec suspicion et marmonna quelque chose comme quoi il se pouvait bien que cet homme fût un Virginien, les ressortissants de cette colonie étant pour la plupart des gens de sac et de corde, des vauriens et des convicts ou autres rebuts de l'humanité... et ce n'était pas une raison parce qu'ils s'étaient enrichis avec leur tabac de Virginie pour venir porter l'impiété jusque dans la baie du Massachusetts. Il continua ainsi à la cantonade à instruire miss Pidgeon sur l'histoire de la Virginie, tandis qu'Adhémar, qui comprenait à moitié, gémissait :
– Si c'est un convict ce gars-là, et ça se voit, il va nous abandonner dans une île déserte...
– Aucune île n'est déserte par ici, mon pauvre Adhémar, le rassura Angélique.
Et c'était en effet une chose extraordinaire d'être ainsi tellement seuls entre ciel et mer, entre rocs et plages, et de voir tourner autour de soi, comme un kaléidoscope, un pan de voiles, une flottille de canoës, un village de bois, un chantier naval, des échafauds de morutiers, un lointain convoi de barques pansues, d'entrevoir autour d'un feu sur les plages des hommes en oripeaux voyants occupés à fondre du brai, ou de la graisse de phoque ou de baleine dans des chaudrons énormes, et d'autres en bonnet de laine s'affairant autour des filets tendus et des paniers d'huîtres, et d'autres en chapeau noir pointu et redingote sombre, et des femmes en coiffes blanches, robes bleues ou noires, cherchant des coquillages dans les rochers, s'assemblant autour des marmites de soupe près du seul foyer leur restant. Depuis plus d'un demi-siècle, les habitants permanents de l'archipel de Casco avaient toujours été un ramassis assez hétéroclite d'Écossais, d'Irlandais, d'Anglais et même de Français huguenots, auxquels s'ajoutaient, lorsque venait la grande migration des morues et des thons, les flottes malouines, dieppoises ou bostoniennes, les baleinières basques et, en cette fin de juin torride et tragique, les fuyards de la côte.
En fait, la baie grouillait de réfugiés échappant aux massacres indiens. Partout, des barques chargées de vaisselle d'étain, de bibles, de vieux mousquets. Depuis le Bas-Kennebec et l'Androscoggi, la torche abénakis avait répandu sa traînée de feu et, après Newehewanik, Brunschwick-Freeport, Yarmouth, Falmouth, Portland et, plus bas, Saco et Biddeford flambaient. Lorsque, vers la fin du jour, la barque se trouva à l'embouchure de la petite rivière Présumpscot, à deux miles de Portland, l'odeur affreuse des incendies mal éteints et des charniers pourrissants parvenait de la terre, dans la fraîche brise, et se mêlait à l'odeur balsamique des pins. Une petite île toute proche se dressait, parée de variétés de conifères aux nuances et aux dessins harmonieux. Avec appréhension, les occupants regardaient se rapprocher les rochers où battait l'écume de l'estuaire. Ils ballottaient et dansaient à quelques encablures de l'île, et leurs yeux se tournaient avec anxiété vers Jack Merwin, qui ne paraissait pas s'en préoccuper. Cet homme froid naviguait à sa fantaisie. Au cours de la journée, il s'était fréquemment rapproché d'une île ou d'une autre jusqu'à laisser croire qu'il allait aborder. Il examinait avec attention les plages, comme s'il cherchait quelque chose ou quelqu'un, et Angélique finit par se persuader qu'il essayait de reconnaître l'un des siens parmi les réfugiés. Ce qui prouvait déjà qu'il n'était pas virginien. Parfois, il hélait un navire, s'informait de l'approche des Indiens sur la côte...
Chapitre 2
Là, tout à coup, devant l'île, il laissa tomber les voiles, et la barque roula mollement, poussée par la houle et se rapprochant insensiblement du rivage. La petite île ressemblait à une couronne d'émeraudes sous les rayons du soleil couchant qui faisaient scintiller les frondaisons vertes et bleues de brillantes aiguilles vernies. Malgré le bruit du ressac et du vent, il semblait que venait de cette île une musique céleste faite de milliers de chants d'oiseaux.
– C'est l'île de Mackworth, fit le pasteur à mi-voix. Le Paradis des Indiens. Méfiez-vous, ajouta-t-il en se tournant vers le patron de la barque. Il y a beaucoup à parier que cette île est infestée de sauvages aujourd'hui. Ils y viennent de l'intérieur par le lac Sébago et le Présumpscot. C'est leur ancien paradis, disent-ils, et ils n'ont jamais supporté d'y voir les Anglais. L'an dernier, ce damné Français de Pentagoët, le baron de Saint-Castine, s'en est emparé avec ses sauvages. Ils ont joint d'autres Tarratines qui descendaient de Sébago et ils ont massacré tous les fils du vieux Mackworth, et ceux de Richard Vines, et ceux de Samuel Andrews. Depuis, l'île est déserte...
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