– Pourquoi les avoir soustraits à la justice du roi de France ?

– Le sais-je ? dit Peyrac avec un geste désinvolte et son habituel sourire caustique. Peut-être parce qu'il est écrit dans la Bible : Celui qu'on a condamné, celui qu'on mène à la mort, sauve-le !

– Vous citez la Bible ?

– Elle fait partie des Écritures Saintes.

– Dangereusement entachée de judaïsme, il me semble.

– C'est très évident, en effet, que la Bible est entachée de judaïsme, dit Peyrac qui éclata de rire.

À la surprise d'Angélique, le père de Guérande se mit à rire aussi, et cette fois il paraissait détendu.

– Oui, évidemment, répéta-t-il, constatant volontiers la sottise de l'aphorisme qu'il avait énoncé, mais voyez-vous, monsieur, de nos jours ce Livre Saint est mêlé à tant d'inquiétantes erreurs qu'il est de notre devoir de considérer avec suspicion tous ceux qui, imprudemment, s'y réfèrent.

« Monsieur de Peyrac, d'où tenez-vous la charte qui vous a donné des droits sur la terre de Gouldsboro ? Est-ce du roi de France ?

– Non, mon père.

– De qui donc alors ? Des Anglais de la baie du Massachusetts qui se prétendent indûment propriétaires de ces côtes ?

Peyrac esquiva habilement le piège.

– J'ai fait alliance avec les Abénakis et les Mohicans.

– Tous ces Indiens sont sujets du roi de France, la plupart baptisés, et ils n'auraient dû, en aucun cas, prendre de tels engagements sans en référer à M. de Frontenac.

– Allez alors le leur dire...

L'ironie commençait à poindre. Le comte avait une certaine façon de s'envelopper de la fumée de son cigare qui trahissait son impatience.

– Quant à mes gens de Gouldsboro, ce ne sont pas les premiers Huguenots qui prennent pied sur ces rivages. M. de Monts y fut envoyé jadis par le roi Henri IV...

– Laissons le passé. Dans le présent, vous voici sans charte, sans aumôniers, sans doctrine, sans nation pour vous justifier, jetant votre dévolu sur ces contrées, et vous y possédez déjà à vous seul plus de postes, de comptoirs et de populations que la France entière, qui en est possédante depuis fort longtemps. À vous seul, et les tenant de vous seul. Est-ce bien cela ?

Peyrac eut un geste qui pouvait passer pour un acquiescement.

– De vous seul, répéta le jésuite dont les yeux d'agate brillèrent subitement. Orgueil ! Orgueil ! C'est là, la faute inexpiable de Lucifer. Car ce n'est pas vrai qu'il voulait être semblable à Dieu. Mais il ne voulait tenir sa grandeur que de lui-même et de sa propre intelligence. Est-ce là votre doctrine ?

– Je tremblerais de vouloir associer ma propre doctrine à un aussi redoutable exemple.

– Vous vous dérobez, monsieur. Pourtant, celui qui a voulu atteindre à la Connaissance seul et pour sa seule gloire, quel n'a pas été son sort ?

Comme l'apprenti sorcier, il perdit le contrôle de sa science et ce fut la destruction des Mondes.

– Et Lucifer et ses mauvais Anges churent dans une pluie d'étoiles, murmura Peyrac. Et maintenant ils sont mêlés à la terre avec leurs secrets. Petits génies grimaçants que l'on trouve au fond des mines, gardiens de l'or et des métaux précieux.

« Vous n'ignorez pas, mon père, vous qui avez sans nul doute étudié les secrets de la Kabbale, comment se nommaient dans le langage hermétique les légions des démons que forment ces petits gnomes, génies de la terre ?

L'ecclésiastique se redressa et le fixa d'un regard étincelant où entrait du défi, mais aussi une sorte de reconnaissance d'initié.

– Je vous suis bien, fit-il d'un ton lent et songeur. On oublie trop que certains qualificatifs, désormais assimilés dans le langage commun, désignaient jadis quelques-uns des bataillons de l'armée infernale. Ainsi donc, les génies de l'Eau, les ondins, formaient la légion des Voluptueux. Ceux de l'Air, les sylphes, et les follets celle des Lâches. Les esprits du feu, symbolisés par la salamandre, la cohorte des Violents. Et ceux de la Terre, les gnomes, avaient pour nom...

– Les Révoltés, dit Peyrac avec un sourire.

– Les vrais fils du Maudit, murmura le jésuite.

Les yeux d'Angélique, avec effroi, allaient de l'un à l'autre des interlocuteurs de cet étrange dialogue.

Impulsive, elle posa sa main sur celle de son mari pour l'avertir de se montrer prudent. L'avertir ! Le protéger ! Le retenir... Au fond de la forêt d'Amérique rôdaient soudain les mêmes menaces que jadis dans le palais de l'Inquisition ! Et Joffrey de Peyrac souriait du même sourire sardonique que soulignaient les cicatrices de son visage blessé. Le regard du jésuite effleura la jeune femme.

Dirait-il le lendemain, revenu au fond de sa mission indienne : « Oui, je les ai vus ! Ils sont bien tels qu'on nous les a annoncés. Lui, esprit dangereux, subtil ; elle, belle et charnelle comme Eve, avec des gestes d'une liberté étrange et inégalable... »

Dirait-il : « Oui, je les ai vus debout sur la rive, reflétés par les eaux du bleu Kennebec, debout parmi les arbres, lui, noir, dur et sardonique, elle, éclatante, tous deux appuyés l'un à l'autre, l'homme et la femme liés par un pacte... Oh ! de quel pacte peut-il s'agir ? dirait-il en frémissant au père d'Orgeval... »

Et de nouveau la fièvre des marais, qui si souvent saisissait le missionnaire, le ferait trembler misérablement... « Oui, je les ai vus, et je suis resté longtemps près d'eux, et j'ai rempli la mission dont vous m'aviez chargé de sonder le cœur de cet homme... Mais maintenant je suis brisé. »

– C'est l'or que vous êtes venu chercher ici ? fit le jésuite d'une voix contenue. Et vous l'avez trouvé !... Vous êtes venu pour soumettre toutes ces régions pures et primitives à l'idolâtrie de l'or...

– On ne m'avait pas encore traité d'idolâtre ! dit Peyrac, et il eut un éclat de rire allègre. Mon père, oubliez-vous qu'il y a cent cinquante années le moine Tritheim enseignait à Prague que l'or représentait l'âme du premier homme ?...

– Mais il définit aussi que l'or contenait en substance le vice, le Mal, répliqua avec vivacité le jésuite.

– Pourtant, la richesse donne la puissance et peut servir au Bien. Votre ordre l'a compris dès les premiers temps de sa fondation, il me semble, car c'est l'ordre le plus riche au monde.

Comme il l'avait fait à plusieurs reprises, le père de Guérande changea de sujet :

– Si vous êtes français, pourquoi n'êtes-vous pas ennemi des Anglais et des Iroquois qui veulent la perte de la Nouvelle-France ? interrogea-t-il.

– Les querelles qui vous opposent sont d'origine déjà ancienne et prendre parti me semblerait trop ardu pour que je m'y résigne. J'essaierai cependant de vivre en bonne intelligence avec chacun, et qui sait peut-être y imposerai-je la paix...

– Vous pouvez nous faire beaucoup de mal, dit le jeune jésuite d'une voix tendue où Angélique sentit vibrer une véritable angoisse. Oh ! Pourquoi, s'écria-t-il, pourquoi n'avez-vous pas planté la Croix ?

– C'est un signe de contradiction.

– L'or a été le promoteur de bien des crimes.

– La Croix aussi, dit Peyrac en le regardant fixement.

Le religieux se dressa tout droit. Il était si pâle que les brûlures de soleil qui le marquaient parurent saigner comme des plaies dans son visage de craie. À son cou maigre, qui se redressait hors du rabat blanc, unique ornement de la sombre robe noire, une veine battait violemment.

– J'ai enfin entendu votre profession de foi, monsieur, fit-il d'une voix sourde. C'est en vain que vous protesterez de vos intentions amicales à notre égard. Toutes les paroles qui sont tombées de votre bouche étaient entachées de ce détestable esprit de révolte qui caractérise les hérétiques que vous fréquentez : rejet des signes extérieurs de piété, scepticisme à l'égard des vérités révélées, indifférence au triomphe de la Vérité, et peu vous importe que le reflet exact du Verbe qui fut engendré soit effacé de ce monde avec l'Église catholique, que les ténèbres s'appesantissent sur les âmes !

Le comte se leva et posa la main sur l'épaule du jésuite. Son geste était plein d'indulgence et d'une sorte de compassion.

– Soit ! dit-il. Maintenant, écoutez-moi, mon père, et veillez ensuite à répéter mes paroles exactes à celui qui vous a envoyé. Si vous êtes venu me demander d'être sans hostilité à votre égard, de vous aider en cas de famine et de pauvreté, je le ferai comme je l'ai déjà fait depuis que je me suis établi dans ces parages. Mais si vous êtes venu me demander de m'en aller d'ici avec mes Huguenots et mes pirates, je vous répondrai : Non ! Et si vous êtes venu me demander de vous aider à massacrer les Anglais et à combattre les Iroquois par pur principe, sans provocation, je vous répondrai : Non ! Je ne suis pas des vôtres, je ne suis à personne. Je n'ai pas de temps à perdre et je n'estime pas utile de transposer dans le Nouveau Monde les querelles mystiques de l'Ancien.

– C'est votre dernier mot ?

Leurs regards s'affrontèrent.

– Ce ne sera sans doute pas le dernier, murmura Peyrac dans un sourire.

– Pour nous, si !

Le jésuite s'éloigna dans l'ombre des arbres.

– Est-ce une déclaration de guerre ? demanda Angélique en levant les yeux vers son mari.

– Ça m'en a tout l'air.

Il souriait et posa sa main sur la chevelure d'Angélique, la caressant lentement.

– Mais nous n'en sommes encore qu'aux préliminaires. Une entrevue avec le père d'Orgeval s'impose encore et je la tenterai. Ensuite... Eh bien, chaque jour de gagné, c'est une victoire pour nous. Le Gouldsboro doit être revenu d'Europe, et de Nouvelle-Angleterre doivent arriver de petits navires côtiers bien armés, et encore d'autres mercenaires. S'il le faut, j'irai jusqu'à Québec avec ma flotte. Mais j'aborderai le prochain hiver dans la paix et dans la force, j'en fais serment. Après tout, si hostiles et opposés qu'ils me soient, ils ne sont que quatre jésuites pour un territoire plus vaste que les royaumes de France et d'Espagne réunis.