01 : Angélique, marquise des anges 1


02 : Angélique, marquise des anges 2


03 : Le chemin de Versailles 1


04 : Le chemin de Versailles 2


05 : Angélique et le roi 1


06 : Angélique et le roi 2


07 : Indomptable Angélique 1


08 : Indomptable Angélique 2


09 : Angélique se révolte 1


10 : Angélique se révolte 2


11 : Angélique et son amour 1


12 : Angélique et son amour 2


13 : Angélique et le Nouveau Monde 1


14 : Angélique et le Nouveau Monde 2


15 : La tentation d'Angélique 1


16 : La tentation d'Angélique 2


17 : Angélique et la démone 1


18 : Angélique et la démone 2


19 : Angélique et le complot des ombres


20 : Angélique à Québec 1


21 : Angélique à Québec 2


22 : Angélique à Québec 3


23 : La route de l'espoir 1


24 : La route de l'espoir 2


25 : La victoire d'Angélique 1


26 : La victoire d'Angélique 2

Quatrième partie

Le séjour à Gouldsboro

Chapitre 21

Il faisait très beau lorsque L'arc-en-ciel jeta l'ancre devant Gouldsboro.

En attendant l'exécution des manœuvres qui consistaient à rassembler les bagages sur le pont, à descendre les chaloupes à la mer, à aider les passagers à y prendre place – et quels passagers en la personne de Raimon-Roger et Gloriande de Peyrac ! – les premiers émissaires de Gouldsboro se présentèrent au navire et grimpèrent par les échelles de corde ou les filins.

Parmi eux, l'actif et entreprenant Martial Berne, frère aîné de Séverine et sa bande de jeunes patrouilleurs de la baie, flanqué du fidèle Écossais George Crowley qui se vantait d'être le premier colon du lieu, et du vieux chef Massasswa avec sa flottille d'Indiens qu'on ne voyait guère le reste de l'année mais qui surgissait comme par miracle de toutes les criques environnantes dès que le pavillon du comte de Peyrac se distinguait à l'horizon.

Au bout d'un instant, tout ce monde était assemblé autour des petits paquets blancs portés par leurs nourrices soignantes et berceuses et la manœuvre n'avançait plus.

Enfin, on réussit à disperser l'attroupement et Angélique obtint, à force d'insister, quelques nouvelles et quelques réponses à ses questions.

Tous étaient d'accord. L'automne serait long et le soleil de l'été indien, toujours particulièrement brûlant et immuable, promettait de briller au moins jusqu'aux derniers jours d'octobre, sinon jusqu'à la mi-novembre. Ce qui permettrait de demeurer au moins une à deux semaines sur les rivages sans courir le risque d'être surpris par les premiers frimas durant le voyage de retour vers Wapassou, avec les petits princes.

Un contretemps cependant. Le navire Le Gouldsboro, qui avait quitté le port d'attache en juin pour l'Europe comme il le faisait chaque année, n'était pas encore de retour, ainsi que le plus petit bâtiment, Le Rochelais, chargé, lui, d'une mission particulière et secrète en Méditerranée. Ce retard ne pouvait être considéré encore comme inquiétant, mais Le Gouldsboro et son capitaine Erikson les avaient habitués à les voir effectuer l'aller et retour à travers l'océan avec tant de célérité et de réussite qu'on finissait par oublier qu'ils pouvaient, comme les autres, rencontrer tempêtes, calmes plats ou pirates. Personne n'envisageait la possibilité d'un naufrage et l'on fut rassuré dans l'heure suivante grâce à un message que leur fit porter le corsaire hollandais, un ami qui louvoyait dans les parages et les prévenait qu'il avait rencontré le bâtiment à l'ancre dans un fjord de l'île Royale, où il attendait d'être rejoint par Le Rochelais plus lent, avant d'entreprendre de contourner ensemble la Nouvelle-Écosse et de rallier le port.

Tout ce qu'on pouvait souhaiter, c'est qu'ils arrivassent avant le départ obligé vers le Haut-Kennébec, car ces navires seraient chargés de mille objets, outils et denrées précieuses pour l'hivernage et il serait regrettable de ne pouvoir les acheminer vers Wapassou.

Enfin Martial Berne allait partir pour étudier à Harvard. Son père ne voulait pas le voir devenir un pirate de la baie Française. Ensuite, il irait à New-port, puis à New York pour le commerce.

– Bisque ! Bisque, rage ! J'ai vu tout cela avant toi, chantonna Séverine en pointant son index frotté par l'autre vers lui. Je ne te raconterai rien !

La Rochelle française, sa volubilité, ses petites manières traditionnelles qui ne mourraient pas si vite, éclataient au soleil... Et Angélique se prépara à affronter Gouldsboro et ses dames.

Les liens qui unissaient Angélique à la partie majoritaire de la population, les huguenots français de La Rochelle, étaient profonds, indéfectibles, mais ambigus et, a priori, le demeureraient toujours. Ils lui reprochaient de les avoir entraînés à monter sur le navire de Joffrey de Peyrac, un pirate à leurs yeux. Elle avait demandé leur grâce à genoux lorsqu'ils s'étaient rebellés contre lui pendant la traversée et avaient mérité ainsi la corde.

Dans des circonstances où toute femme honnête aurait dû se cacher de honte, car elle avait été accusée d'adultère avec Barbe d'Or, elle leur avait tenu tête avec une désinvolture renversante.

Elle savait qu'à leurs yeux, quoi qu'elle fît, sa conduite avait toujours quelque chose de choquant.

Tandis que L'arc-en-ciel entrait en rade, Angélique, la lorgnette à l'œil, les avaient vues, au premier rang, en groupe compact et dominateur, reconnaissables à leurs vêtements sombres et à leurs belles coiffes blanches, celles qui avaient été les dames de La Rochelle et devenaient les dames de Gouldsboro tant les autres habitantes du lieu, pas moins nombreuses, n'étaient près d'elles que menu fretin.

Angélique qui les aimait pour tout ce qu'elles avaient vécu ensemble et qui aurait voulu leur plaire et se faire approuver d'elles, soupirait, car elle savait qu'elle leur inspirerait toujours, quoi qu'elle fît, un sentiment de réprobation. Qu'elle se fût introduite parmi elles à La Rochelle, tout d'abord comme humble servante, pour se révéler ensuite dame de haute noblesse, cela ne changeait rien à rien, expliquait volontiers l'autoritaire Mme Manigault. Car, qu'elle fût la domestique de Gabriel Berne ou la femme du pirate auquel ils devaient leur salut et leur installation au Nouveau Monde, elle les avait toujours prises en main avec la même autorité et dominées de la même façon désinvolte, n'ayant jamais eu conscience qu'elle avait affaire à des gens sérieux et maîtres de leur destin, eux, les huguenots de La Rochelle.

Angélique savait aussi qu'au bout de quelques jours, après en avoir discuté, ils se résigneraient à ce qu'on ne pût la changer et l'améliorer. Ils reconnaîtraient pour la énième fois qu'elle avait une mentalité trop différente de la leur pour qu'il n'y ait pas des frottements ou malentendus, que c'était une femme fantasque, sinon légère, en tout cas trop indépendante, pour qu'ils n'en soient pas dérangés, mais ils finiraient par convenir qu'ils l'aimaient beaucoup, dame Angélique de La Rochelle ou de Gouldsboro, telle qu'elle était, et qu'ils ne l'auraient pas voulue autre, et qu'ils étaient bien contents de la voir chez eux.

Mais les retrouvailles étaient toujours difficiles. Elle avait beau se donner beaucoup de mal pour ménager tout le monde et ne choquer personne, elle sentait rapidement que sa venue perturbait l'équilibre de leur existence bien réglée. Elle avait fini par comprendre qu'il ne dépendait pas d'elle qu'il en soit autrement. Elle n'en était responsable que par la place importante qu'elle avait prise, malgré eux, et malgré bien des scandales, dans ces cœurs ombrageux, peu enclins à l'indulgence et à capituler devant la séduction.

« Qu'ai-je fait au ciel, se demandait parfois Angélique, pour que l'attachement qu'on me voue m'apporte si souvent inconfort et périls ? Les hommes se battent entre eux, à cause de moi, les femmes s'estiment frustrées si je ne consacre pas à chacune d'elles exclusivement mon attention... »

Hors la sage et tendre Abigaël, il lui fallait se résigner pour les autres, à les voir arborer têtes de Carême, les lèvres serrées, sur un blâme inexprimé et sans pouvoir déterminer à propos de quoi ; elle était certaine qu'elle allait cette fois encore leur procurer maintes raisons de mécontentement.

Ses pronostics se révélèrent justes.

D'emblée, les dames honnirent Ruth et Nômie. Non parce qu'elles étaient anglaises, mais elles devinèrent aussitôt le côté suspect de leur personnalité et la place privilégiée qu'elles avaient prises dans le cœur d'Angélique. Aussi firent-elles de préférence beaucoup de frais à la sage-femme irlandaise et à ses filles, tandis que les deux jeunes femmes étaient systématiquement tenues à l'écart.

Dans le brouhaha du débarquement, Angélique était surtout préoccupée de désigner le lieu où l'on allait loger les petits héros du jour, dont les nacelles d'osier, portées chacune sur la tête d'un matelot, abordèrent la grève dans un silence quasi religieux, pour être ensuite l'objet de joyeuses clameurs, tandis que leurs porteurs montaient la plage avec orgueil.

Depuis qu'ils étaient venus en couple, en ce point du rivage du Maine, Angélique et Joffrey de Peyrac n'avaient jamais eu l'occasion d'y résider longtemps. Ils avaient gardé l'habitude de loger dans leur fort de bois, rustique mais solide, qui se dressait à l'extrémité de la pointe rocheuse et fermant la crique dont on avait fait depuis un port.