Édifié sur les ruines d'anciens fortins dus aux premiers visiteurs de l'endroit, Champlain peut-être ou des pêcheurs anglais surpris par l'hivernage, agrandi d'un enclos fermé d'une palissade de pieux, ce fort était resté longtemps la seule habitation digne de ce nom. Joffrey de Peyrac, venant des Caraïbes où il avait amassé une fortune en repêchant les trésors des galions espagnols, s'y cantonnait jadis avec son équipage et ses recrues de mercenaires, entre deux explorations dans l'arrière-pays ou des reconnaissances le long des côtes tourmentées d'un territoire sur lequel il venait d'acquérir des autorités du Massachusetts un droit d'établissement et de recherche des mines d'argent.

De deux étages, le fort comportait, en bas, une grande salle commune qui avait servi aussi de comptoir pour la traite et le troc, flanquée de magasins et entrepôts divers pour les vivres et les armes. En haut, l'étage était occupé par une vaste chambre et deux autres plus petites, et c'était là qu'Angélique allait s'installer avec ses malles et ses coffres. La chambre était meublée d'un grand lit, table et fauteuils, escabeau, avec des tentures et tapisseries aux murs pour protéger du froid et de l'humidité. Il y avait aussi une armoire, ce qui n'était pas fréquent dans ces contrées. On pouvait y ranger objets de toilette, bibelots, bijoux, et y entreposer les diverses marchandises qu'apportaient les navires d'Europe après les avoir triées et décidé vers quels autres lieux ou demeures elles devaient être acheminées.

Ce fut donc tout naturellement vers le fort que se dirigèrent les porteurs des bercelonnettes de Raimon-Roger et de Gloriandre. Mais, au moment de les faire monter dans la grande chambre, Angélique se souvint que Mme de Maudribourg, la démoniaque amie du père d'Orgeval, y avait logé. Et elle fut prise de panique.

Elle redouta pour les précieux innocents qu'elle ramenait de Salem, que des effluves du mal destructeur n'y demeurassent... C'était dans cette chambre qu'une nuit, en s'éveillant, hérissée de terreur, elle avait discerné dans un coin un « être » sombre. C'était autour de ce lit que les pauvres filles du roy subjuguées, envoûtées, subissaient l'ascendant du démon succube. C'était dans cette pièce qu'avaient commencé les mensonges et qu'étaient partis les ordres de mort, la genèse des crimes.

Elle fit attendre le cortège dans la salle du bas, ce qui autorisa la foule à pouvoir contempler de plus près les deux enfançons, déposés dans leurs corbeilles sur la table de bois et qui se tenaient tranquilles, n'ayant pas encore réalisé qu'on les avait séparés de nouveau. Faisant signe à Ruth et à Nômie de la suivre, elle monta avec elles.

Brièvement, elle leur expliqua ce qui s'était passé en ces lieux et leur demanda de se livrer à l'examen des influences nocives qui devaient y traîner encore et si possible à leur effacement.

Déjà, Agar sortait du havresac la baguette de sourcier et la remettait en marmottant des formules à Ruth Summers. Puis, elle s'asseyait contre le chambranle de la porte, ses larges yeux d’Égyptienne aux aguets, inspectant avec un mélange de crainte et d'intense curiosité l'ensemble de la pièce, tandis qu'Angélique, demeurant elle aussi sur le seuil, regardait s'avancer, puis aller et venir l'une derrière l'autre, les silhouettes des deux jeunes femmes de Salem : Ruth, sa baguette aux doigts, Nômie la suivant avec des gestes des mains qui se levaient comme pour capter on ne sait quels courants invisibles, et sa petite silhouette frêle tournoyant sur elle-même, tantôt à droite, tantôt à gauche. Mais parfois, une expression de douleur crispait son visage et elle n'achevait pas le tour. Puis elles reprenaient leur marche processionnelle, échangeant des propos sur le ton de la conversation banale.

Le soleil ayant tourné, il régnait une lumière pâle, celle du jour mêlée au reflet du ciel sur la mer, au pied du promontoire. Une lueur douce, neutre, transparente, où les deux magiciennes passaient avec la discrétion de fantômes accoutumés à ne pas être perçus par le regard des humains.

Puis elles revinrent vers Angélique, et Ruth rangea sa baguette avec des gestes précis de ménagère dans le sac que la bohémienne, promptement relevée, lui tendait.

– Alors ? interrogea Angélique.

– Alors rien ! dit Ruth en secouant la tête.

– Rien ! répéta Angélique. Et pourtant, elle a vécu ici. Comment expliquez-vous cela ?

Ruth se tourna vers Nômie.

– Le chat a tout pris, déclara celle-ci en ouvrant les mains d'un geste qui signifiait : c'est ainsi.

– Le chat ?

– N'était-il pas là ?

– En effet...

Et c'était même ce jour-là qu'il était apparu, sire chat, qui se promenait aujourd'hui, solennel et bien fourré, par les chemins de Gouldsboro. Il n'était alors qu'un misérable petit chat de navire, pas plus grand que la main du mousse qui avait dû le jeter au rivage parmi les flaques. Soudain, Angélique assise au chevet d'Ambroisine l'avait vu, là, contre sa jupe, comme surgi du plancher, si faible, étique et vacillant sur ses pattes grêles qu'il n'avait plus la force de miauler. Il la fixait de ses yeux dilatés avec une telle expression d'attente si pleine d'espoir et de confiance. Elle l'avait pris contre elle pour le réchauffer, le soigner.

Sire chat ! Petit génie du bien. Envoyé pour prendre le mal...

– Pourquoi nous regardes-tu ainsi ? demanda Ruth. Nous savons si peu de choses des mystères qui escortent les humains. Plus d'êtres que tu ne crois vivent avec des pouvoirs secrets et beaucoup plus devraient le savoir. Tant de forces et tant de trésors qui nous furent dévolus se perdent de nos jours. Mais c'est le rôle et le but de Satan que de priver l'homme de ses dons mystiques et d'éloigner de lui les secours divins.

Chapitre 22

Et comme elle s'enquérait du jeune Laurier Berne, le second frère de Séverine et qui était pour elle un de ses enfants adoptifs de La Rochelle, elle le vit accourir.

– Le chat est venu chez nous en premier, cria-t-il. Venez vite, dame Angélique, nous vous attendons pour la collation.

Chez les Berne, autour du diplomate visiteur, sire chat, sur la table, elle retrouvait Abigaël, son époux, leurs charmantes petites filles, une Élisabeth de deux ans, une Apolline de six mois. Dénombrant une autre tête blonde, Angélique s'informa du nom de ce petit voisin.

– C'est le petit Charles-Henri, vous savez bien... En l'absence de sa belle-mère Bertille qui est partie pour accompagner son père M. Mercelot en Nouvelle-Angleterre et lui tenir ses écritures, nous l'avons pris avec nous.

– Ah oui ! Charles-Henri ! fit-elle attristée. Ses grands-parents, les Manigault, ne pourraient-ils s'en occuper, ainsi que leurs filles, Sarah et Déborah qui sont ses tantes, au lieu de s'en remettre toujours à vous, Abigaël, qui n'êtes qu'une voisine, chargée d'enfants !

Abigaël eut une expression dubitative et caressa la tête de l'enfant qui était beau et développé pour ses trois ans, mais qui avait l'habitude de tenir toujours ses grands yeux écarquillés comme si on était en train de lui expliquer quelque chose d'ahurissant qu'il ne comprenait pas.

Elle répondit avec mansuétude.

– Vous savez ce qu'il en est pour eux vis-à-vis de ce pauvre petit. Il faut les excuser.

Un nuage de tristesse passa sur le visage des personnes présentes tandis que l'on prenait place autour de la grosse table de bois et que maître Gabriel Berne, après avoir été tirer du vin au tonneau dans une remise fraîche creusée à même le coteau, versait à boire dans les gobelets d'étain disposés par Séverine.

Pour fuir un sujet de souci latent à la communauté de Gouldsboro, la disparition de la vraie mère de Charles-Henri, on se congratula : cette année au moins, l'été ne semblait avoir apporté que des satisfactions. Pas de pirates, écumeurs de mer embossés dans les îles pour arraisonner les navires arrivant d'Europe avec leur cargaison de ravitaillement, pas d'indésirables parmi ces morutiers étrangers, d'Anglais en quête de revanche sur les postes d'Acadie française, de raids iroquois, ou de guerre sainte abénakise contre l'hérétique. Donc la paix dans la baie Française.

– Soit, approuva Séverine, primesautière et pétillante et qui, rentrant chez elle, avait force nouvelles à raconter.

Un bras passé autour des épaules de son père et de sa seconde mère qu'elle aimait beaucoup, elle continua :

– Soit ! Je reconnais que le climat à Gouldsboro est des plus aimables, qu'on se sent le cœur léger et en amitié avec son voisin...

Mais, à son avis, il était temps que tous les gens de bon sens en conviennent car cela éclatait au grand jour. Si cette année, ici, l'atmosphère était détendue, bienveillante, ce n'était pas seulement à causes des réussites de l'été : bonnes moissons, bonnes nouvelles d'Europe, bonne pêche, bon troc et commerce, bonnes arrivées et bons départs de navires et l'heureuse naissance des jumeaux de Peyrac venant couronner le tout, mais aussi... parce qu'on avait été débarrassé de Bertille Mercelot.

Sans oser le dire tout haut, par crainte de Mme Manigault toujours très autoritaire, mais certains osant le glisser de bouche à oreille, l'on finissait par constater que, sans Bertille Mercelot, tout le monde s'entendait mieux à Gouldsboro. Et Séverine ayant raconté comment l'insolente, rencontrée à Salem, s'était comportée envers Mme de Peyrac à peine remise de ses couches, les langues se délièrent.

Bertille Mercelot, déclara-t-on, ne cessait pas de jouer le rôle de la pomme de discorde, et cela depuis qu'elle était née. Ceux de La Rochelle qui l'avaient vue grandir prétendaient que toute petite, elle semait déjà la zizanie parmi les « mouflettes » du quartier des Remparts, avec lesquelles elle apprenait à lire la Bible chez deux braves demoiselles qui avaient dû renoncer à poursuivre leur enseignement après son passage dans leur petite officine où sans malice et avec dévouement, elles enseignaient aux petites huguenotes de la ville à se tenir droites et à faire gentiment la révérence, courte et modeste, et un peu de couture et de tricot. Parce qu'elle était jolie, ravissante même, fille unique et l'héritière d'une imposante fortune due à un prospère commerce de papeterie, Bertille Mercelot s'était toujours imaginé qu'elle était irrésistible et qu'il y avait insulte à sa personne de ne pas le reconnaître.