Comme elle était une fillette intelligente et apprenait plus vite que les autres, il était difficile de nier cette supériorité qu'elle affirmait par sa seule et incomparable présence, et ses compagnes d'enfance avaient fini par admettre comme elle que Bertille Mercelot était née pour être à la première place en tout et partout et ne laisser aux autres que les restes et lorsque l'âge était venu pour elle d'attirer le regard des hommes, elle avait dû se trouver devant le choix difficile de les attirer tous, mais n'avait pas reculé pour autant dans son ambition d'en attacher le plus grand nombre à son char, au moins pour ne pas les abandonner à d'autres.

Il était difficile de déceler au premier coup d'œil les passions couvant sous cette eau dormante. Elle savait s'y prendre pour détourner les esprits de sa responsabilité dans une querelle, car, si l'on osait employer le langage papiste, « on lui aurait donné le Bon Dieu sans confession ». On patientait donc, soit par aveuglement, soit pour ménager les parents Mercelot qui étaient les plus braves gens du monde et qui ne s'étaient jamais aperçus que leur fille adorée était une garce.

Mais, maintenant que son père avait eu la bonne idée de l'emmener dans sa tournée des moulins à papier de Nouvelle-Angleterre, on mesurait au soulagement éprouvé le poids que ses sournoiseries faisaient peser sur la communauté.

Avec Bertille, on était toujours en train de se demander à la paix de quel ménage elle allait s'attaquer et, avec ces pirates repentis de l'autre côté du port, papistes donc paillards de nature si la bonne entente établie par Colin Paturel avait un jour des raisons de se rompre, les imprudentes incursions de Bertille parmi eux n'y seraient pas étrangères. En fait, il n'y avait que Colin, le gouverneur, et Abigaël Berne devant lesquels elle filait droit et encore, il n'était pas dit qu'ils ne se laisseraient pas emberlificoter un jour par ses mines, ses ragots, ses propos à la fois doux et vinaigrés.

Gabriel Berne versait généreusement le vin blanc de la Garonne, et Angélique trouvait reposant, après Salem, de bavarder en toute tranquillité avec des amis sur ces sujets concernant le voisinage qui sont à la fois sans importance et très importants. Laurier apportait une assiette de crevettes et d'huîtres fraîches. Tante Anna et la vieille Rebecca arrivaient. On leur faisait place et l'on repartait à parler en long et en large de Bertille Mercelot, tandis que Gabriel Berne ouvrait les huîtres d'un geste péremptoire.

Tante Anna, qui était un peu distraite, émit l'opinion qu'il faudrait marier cette Bertille perturbatrice. Il y eut un tollé.

– Mais elle est déjà mariée, vous le savez bien !

– À ce crétin de Joseph Garret qui court les bois au lieu de surveiller sa femme !

– Si Jenny Manigault ne s'était pas fait enlever par les Indiens...

– Prenez garde de ne pas parler ainsi devant l'enfant !

– C'est vrai ! Prenez garde, il peut comprendre.

– Non, il est encore trop petit.

On embrassait le pauvre Charles-Henri, et l'on recommençait de parler de Bertille Mercelot afin de trouver une solution.

C'était une méprise habituelle de suggérer, comme tante Anna, qu'il lui fallait trouver un bon époux et beaucoup la commettaient jusqu'au moment où on leur faisait remarquer qu'elle en avait déjà un, puisqu'elle était mariée, et ce depuis près de deux ans, avec Joseph Garret, le gendre des Manigault. Elle avait toujours rêvé d'entrer dans la famille des Manigault, l'une des plus importantes de La Rochelle et parmi les plus grands des armateurs, mais comment, on ne voyait pas alors, ce ménage de riches bourgeois n'ayant comme fils qu'un petit tardillon, Jérémie, venu après quatre filles, contemporaines de Bertille, laquelle avait toujours jalousé Jenny, l'aînée, et plus encore de l'avoir vue se marier avant elle avec ledit Garret, joli garçon, de bonne naissance, officier dans un régiment de Saintonge.

Or, aujourd'hui, Bertille Mercelot était l'épouse dudit Garret, mais par les méandres de quels hasards tragiques ?

La charmante Jenny Manigault aurait-elle pu prévoir dans sa jeunesse heureuse et gâtée de La Rochelle, que d'être née huguenote la jetterait un jour, avec sa famille, sur les chemins de l'exil et qu'à leur fuite de proscrits, elle ajouterait deux dramatiques privilèges : celui d'avoir mis au monde le premier enfant de Gouldsboro, né dans les premiers jours de leur débarquement et que l'on avait nommé Charles-Henri, et celui d'avoir payé la première leur tribut à la cruelle Amérique : quelques jours après ses relevailles, comme elle se rendait avec les siens au camp Champlain, elle avait été enlevée par un parti d'Indiens qui rôdaient, Iroquois ou Algonquins, on n'avait pu le savoir, et elle avait disparu à jamais.

Dures prémices à offrir aux dieux sauvages de l'Amérique du Nord pour obtenir d'y survivre et d'y recommencer une nouvelle vie.

Chez les Manigault, longtemps assombris et révoltés, la plaie commençait à se cicatriser. Leurs autres filles étaient belles et bonnes. Jérémie grandissait, on en ferait un entreprenant armateur du Nouveau Monde et pour commencer, il irait étudier lui aussi à Harvard en Nouvelle-Angleterre. Les affaires prenaient tournure. Chez eux, on ne parlait jamais de l'aînée, Jenny, morte sans tombe où la pleurer. Bertille, en séduisant et en épousant dès le premier hiver le jeune veuf désemparé, avait montré en l'occurrence plus de hâte que de jugeote. Cela ne l'avait en rien rapprochée des Manigault, et elle aurait pu réfléchir qu'il y avait différence à devenir la parente des Manigault de La Rochelle lorsqu'ils habitaient leur somptueux hôtel particulier, ou celle des semi-naufragés sous toit de chaume et cabane de rondins ou de planches, tels que furent les immigrants, les premiers temps, tous pionniers d'Amérique, logés à la même enseigne, nés riches ou pauvres. Aussi, le nouveau ménage Garret n'avait jamais bien marché. Bertille n'aimait pas le petit Charles-Henri. Elle s'en débarrassait chez sa voisine Abigaël, les grands-parents Manigault se désintéressant eux aussi de ce petit-fils qui leur rappelait un cruel deuil, et en fait, ne pouvant supporter sa vue. Bertille, pour sa part, se trouvait la plupart du temps chez ses parents et on continuait à l'appeler Bertille Mercelot. Elle revenait parfois chez elle, reprenant l'enfant avec de grandes démonstrations d'attachement afin qu'on pût dire qu'elle était parfaite, touchante, dévouée. Ses réapparitions coïncidaient, remarqua-t-on, avec l'arrivée des navires d'Europe, l'annonce de visiteurs intéressants de la baie Française, parfois avec les retours de Joseph, son époux, qui, pour le compte d'une compagnie mi-anglaise, mi-hollandaise, s'était associé à des bosslopers ou bushrangers, comme on désignait les coureurs de bois anglais qui allaient chez les Indiens acheter et collecter les fourrures.

En bref, tout le monde à Gouldsboro était soulagé que Bertille Mercelot fût absente. Dans les chroniques futures, l'ambiance qui régna au cœur de l'été en question serait jugée idyllique et l'on en reparlerait souvent. Et tout d'abord, de ce retour de L'arc-en-ciel qui était entré dans la rade tout chargé d'oriflammes et de « lisses » écarlates comme un vaisseau royal et de celui du comte et de la comtesse de Peyrac, ces deux personnages qui n'étaient pas comme les autres, que l'on croyait parfois haïr, redouter et rejeter, mais qui finissaient par tant vous plaire par leur sens de la fête et leur ardeur de vivre, et qui étaient revenus cette fois avec deux enfants miraculeux, en robes de velours, beaux comme des « amours » sur leurs coussins brodés. Et l'existence à Gouldsboro était suffisamment dure pour qu'on n'eût pas à bouder son plaisir et à se laisser empoisonner par des filles malfaisantes comme Bertille. Il y aurait aussi le retour du Gouldsboro et du Rochelais, avec leurs cargaisons superbes. Et la population s'attachait de plus en plus à sa ville, il y avait un mouvement fou de troc et de commerce, de visites et d'alliances...

Mais rien ne valait mieux que l'absence de cette Bertille Mercelot. On venait de comprendre qu'on ne se trompait pas en la considérant comme un véritable poison.

Abigaël, toujours charitable, dut en convenir elle aussi.

– Mais qu'adviendra-t-il de ce petit-là avec une si mauvaise mère ?

Angélique continuait d'espérer qu'il ne s'agissait que de broutille, que la jeune femme s'amenderait. Bien qu'elle ait servi de cible aux mauvais propos de Bertille, elle la considérait seulement comme une enfant un peu sotte. Qu'on lui construise un jour à Gouldsboro une jolie demeure telle qu'elle en avait vu en Nouvelle-Angleterre, et elle s'y plairait autant qu'ailleurs. Cela lui permettrait de parader.

Il fallait surtout obtenir que son mari revienne des bois. Ne pourrait-il être plus utile ici, comme ancien officier du roi, à s'occuper de la milice, à former une escouade de bons militaires, plutôt qu'à suivre les bushrangers anglais pour négocier de la fourrure dont ici ils ne faisaient qu'un petit échange afin de ne pas déplaire aux Indiens ?

– Par contre, dit-elle, si un jour lui, qui est un Français réformé, c'est-à-dire hérétique, accompagnant des Anglais concurrents, tombe sur des Français de Canada qui sont si jaloux de ce monopole, et qui considèrent que toutes les fourrures de l'Amérique du Nord leur sont dues, je ne donne pas cher de sa chevelure.

Abigaël eut un sursaut effrayé et soupira :

– Pauvre garçon !

Puis en regardant Charles-Henri qu'elle voyait déjà privé de tout soutien paternel et maternel :

– Pauvre petit !

Gabriel Berne approuva Angélique dans ses avis. Faisant fi de pronostics trop sombres, tous trois décidèrent que plutôt que d'essayer de convaincre les Manigault de s'occuper de leur petit-fils, ils entreprendraient Garret à son retour, lui créant des obligations et des responsabilités civiques pouvant le retenir à Gouldsboro au logis, près de sa jeune femme et de son fils. On allait en parler au gouverneur Paturel.