Bénédiction de ce mystère des sens qui les happait malgré eux, les jetait dans les bras l'un de l'autre, noyés d'oubli, de délices, se livrant follement au fleuve aveugle qui efface le monde.
Contre ce courant de passions qui les entraînait dans un tourbillon de joies et de surprises sans nom, le diable n'avait pu gagner la partie, malgré ses batteries déployées.
Car l'amour est le premier ennemi du grand destructeur.
Cependant, ce n'était qu'après l'expérience de Québec, ville française du haut Nord américain, où ils s'étaient rendus afin de négocier une réconciliation possible avec le roi de France et leurs compatriotes, et où ils avaient traversé, en famille, un hiver insolite, mondain et mouvementé, qu'elle s'était sentie différente, envahie par un soudain désir : avoir encore un enfant de lui, un nouvel enfant pour une nouvelle vie ! Elle évoqua ce retour.
Ils quittaient la petite capitale de la Nouvelle-France, enfin libérée de ses glaces. Leur flotte descendait le fleuve Saint-Laurent, traversait le golfe du même nom et Angélique, à bord du navire-amiral, le Gouldsboro, regardant de la coupée, avec Honorine, des troupeaux de marsouins blancs jouer entre les vagues, avait connu des moments d'intense jubilation et de certitude, où n'intervenaient plus aucune ombre, aucune inquiétude.
Les problèmes étaient résolus, les batailles étaient gagnées, sinon toutes les batailles, au moins entre eux. Au cours de cet hiver à Québec, n'avaient-ils pas appris qu'ils étaient liés à jamais par d'invisibles et subtiles chaînes que rien ne pourrait parvenir à briser. Ils avaient découvert que, si farouchement indépendants qu'ils fussent l'un et l'autre, ils ne pouvaient réellement vivre, respirer, penser l'un sans l'autre. Certes, Joffrey était un homme mystérieux, imprévisible, inaliénable et elle l'était aussi, bien qu'elle se crût en toute bonne foi et, comme la plupart des femmes, fort transparente dans son comportement et ses intentions. Mais ils ne se seraient pas tant aimés s'ils avaient été plus faciles et plus soumis aux lois communes.
Alors enfin, l'esprit et le cœur légers, elle avait commencé de rêver de cet enfant nouveau et qu'elle avait envie de s'offrir, sans raison, mais pour le bonheur ! Un enfant nouveau pour une nouvelle vie.
Elle se sentait plus jeune et plus gaie qu'elle ne l'avait jamais été. La protection sur elle d'un homme qui la défendait et la délivrait de toutes responsabilités trop astreignantes ou décisives, la bataille gagnée sur l'ostracisme du roi, la laissaient libre de toute préoccupation et de tout souci et c'était au début comme une gêne. Elle s'avisait qu'elle avait eu jusque-là une vie beaucoup trop sérieuse. Car, si l'on en exceptait les quelques mois du rêve enchanté vécu à Toulouse comme un point d'orgue sur leur destin tourmenté, qu'avait été sa vie depuis ses vingt ans, lorsqu'elle s'était trouvée précipitée au fin fond de la misère et de la solitude ?
Une vie à lutter, à mordre, à griffer, à se défendre, à se disculper, pour ses enfants, son pain, son honneur...
Certes, elle n'en gardait pas que de mauvais souvenirs. Ces années de combats n'avaient pas manqué de diversité et de distractions marquées souvent d'humour et elle avait su, étant de nature primesautière, rire à l'occasion de la cocasserie de l'existence et se réjouir des triomphes acquis pour savourer les moments agréables volés à cette cavalcade de survie. N'importe !
Sur ce navire, leur navire, qui les emportait, comme hors du temps, vers un avenir qu'elle pouvait pressentir enfin apaisé et heureux, il lui apparut que le moment était venu de déposer les armes et de tout changer. D'être une autre femme. Celle qu'elle n'avait pas pu encore se permettre d'être.
De recommencer tout, comme à vingt ans. Et quoi de plus nouveau qu'un enfant ?
Elle avait décidé : oui, cela sera.
Mais comme elle était libre, grâce à ses « secrets » de guérisseuse, de gouverner les mystérieux hasards de la conception, elle attendit encore.
Elle attendit un peu. La vie lui avait tout de même appris à temporiser, à tempérer la promptitude de ses élans. Il ne s'agissait plus de stratégie militaire, en laquelle elle avait excellé au temps de sa révolte contre le roi, et qui exige un coup d'œil rapide et sans défaut et l'action immédiate, mais des fondations de la paix, tâche à laquelle, bien souvent, les nations s'appliquent avec moins de talent et de soin qu'à la guerre.
Elle voulait s'installer dans cette nouvelle ère heureuse qu'annonçaient les augures, s'assurer que ce n'était pas un leurre, s'habituer à l'état de trêve et à l'existence quotidienne près de lui, son amour de toujours, son maître et son ami. Il lui fallait plus encore, goûter la certitude de cette entente amoureuse qu'elle sentait brûler entre eux comme une flamme ardente, douce et sereine, que rien désormais ne pourrait faire vaciller.
Elle attendit Wapassou.
Et comme il était dans la coutume de Joffrey de Peyrac d'être l'amoureux le plus fou, le plus intuitif et le plus prodigue, ce fut lui qui reparla de l'enfant nouveau dont il savait qu'elle rêvait et qui poserait un sceau sur leur amour.
Avait-il lui aussi l'instinct que leur destin, déjà si mouvementé, ne s'acheminait pas vers une fin mais vers un commencement ?
Alors que la neige ensevelissait encore Wapassou, en ce temps de l'hiver où, dans les forts de bois des grands espaces américains, l'on a presque oublié qu'il y a d'autres humains sur Terre, ils conçurent l'enfant de l'amour.
Lorsque Angélique se sut enceinte, elle était demeurée extasiée, stupéfaite, bien qu'elle eût pu savoir que les savants mélanges de médecines dont elle savait si bien doser la suppression ou l'administration selon des « secrets » que lui avait appris dès l'enfance la sorcière Mélusine devaient tout naturellement amener les résultats souhaités. Elle y croyait à peine !
En avril, l'enfant remua et, cette fois encore, elle éprouva une surprise incrédule, éblouie.
C'était donc si simple d'obtenir du ciel ce dont on rêvait : un enfant. Un enfant pour le bonheur...
Elle se sentait si heureuse, dans un état d'euphorie si naturelle, qu'à part ces tressaillements par lesquels « il » révéla sa présence, elle aurait pu parfois ne pas se croire enceinte. Tous les inconvénients qui accompagnent les débuts de grossesse lui furent épargnés. Longtemps elle resta mince. N'éprouvant aucune fatigue et même, lui semblait-il, se sentant mieux portante et plus vigoureuse qu'en temps normal, elle n'eut rien à changer à son existence fort active, ni aux projets de voyages qui devaient les ramener au printemps vers les rivages où l'on reprendrait contact, non seulement avec les habitants du port de Gouldsboro, mais encore avec le reste du monde. Les navires y apportaient des courriers d'Europe et, selon les nouvelles en provenance de la baie Française, il était rare que Joffrey de Peyrac n'eût pas à envisager tout un plan de navigation. L'été était, en effet, une période d'intense activité navale.
Cette année-là, le comte dut se rendre à New York, voyage qui lui permettrait en même temps de visiter à l'aller ou au retour les plus importants établissements de Nouvelle-Angleterre, échelonnés tout au long de la côte, de New York à Portland, en passant par Boston, Salem et Portsmouth où il avait des amis et des intérêts. Angélique voulut l'accompagner. Passant sous silence la promesse secrète qu'elle s'était faite de ne plus jamais laisser Joffrey partir où que ce soit sans elle, elle avança pour convaincre son mari qu'il lui fallait joindre, à tout prix, du côté de Casco, son ami, le medicine-man anglais, George Shapleigh, auquel elle avait toutes sortes de conseils à demander et auprès duquel elle devait se fournir en remèdes, notamment des éclats de racine de mandragore, indispensables pour la fabrication de l'« éponge soporifique » et dont sa provision était épuisée. De toute façon, argua-t-elle, elle voulait voir Shapleigh avant de faire ses couches, car il possédait, dans son repaire de la pointe Maquoit, des livres de médecine, les plus savants du monde, qu'elle voulait consulter.
Tandis que L'arc-en-ciel, fier navire de plus de trois cents tonneaux, récemment sorti du chantier de Salem, cinglait vers le sud, se rendant directement vers l'embouchure de l'Hudson, des messages furent envoyés à Shapleigh, lui donnant rendez-vous à Salem pour le début de septembre. La naissance de l'enfant étant prévue pour la fin d'octobre, L'arc-en-ciel et la petite flotte de Peyrac auraient tout le temps de regagner Gouldsboro où elle devait avoir lieu.
Ensuite, il dépendrait de la saison et de l'arrivée plus ou moins précoce des frimas pour que le nouveau-né – petit prince ou petite princesse ? – pût entreprendre son premier périple en ce monde, vers les sources du Kennébec pour atteindre ce lointain fief de Wapassou afin d'y passer l'hiver, ce qu'Angélique espérait fort. Malgré tout le plaisir qu'elle éprouvait chaque fois à retrouver ses amis de Gouldsboro, elle préférait leur vie retirée dans l'arrière-pays à celle des rivages.
Et aujourd'hui plus que jamais, l'air pur et vivifiant du Maine lui manquait.
La chaleur moite des rivages, étouffante dès qu'on s'éloignait de la mer, l'oppressait. Elle avait peine à reprendre souffle par instants. Une peur affreuse se leva en elle. Tout à l'heure exaltée, voguant sur des nuages au point que le présent et l'avenir lui apparaissaient sous les plus brillantes couleurs, un brusque rappel des craintes qui l'avaient effleurée renversait son optimisme, comme une barque roulée par une lame de fond. La peur devenait panique.
Angélique, en cet instant, se sentait faible et touchée de la grande appréhension des mères dont la chair est liée à une chair fragile. Responsable de cet enfant, elle se sentait aussi responsable du malheur qui pourrait l'atteindre et qui, peut-être déjà, pesait sur lui, et elle se reprochait son impuissance à l'écarter. Car l'enfant du bonheur était menacé. Cette douleur au fond d'elle-même qu'elle avait ressentie, était-elle l'annonce d'un danger qui, en l'arrachant, trop chétif encore, à l'asile des entrailles maternelles, le condamnerait ? C'était trop tôt pour qu'il naisse. Il s'en fallait d'un bon mois...
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