Comprenant qu'elle choquait les passants en se donnant ainsi « en spectacle », Angélique se retira un peu à l'intérieur de la pièce.

Tout à l'heure saisie d'un étourdissement, presque d'un étouffement, elle s'était approchée de la fenêtre pour respirer un peu. Maintenant elle se sentait mieux. Beaucoup mieux. Elle s'était affolée, car, jusqu'à ce jour, elle s'était sentie en pleine santé et n'avait eu à supporter aucun des inconvénients de son « état », comme disent les gens pudiques. Et cependant, elle en était au septième mois de sa grossesse.

Conviée à l'honneur extravagant d'assister au conseil des édiles de Salem, honneur dont elle se serait fort bien passé, elle n'avait pas hésité à le payer de l'incommodité de se draper dans une ample mante, afin de dissimuler les signes de sa prochaine maternité à ces austères et pudibonds calvinistes qui, pourtant, servaient un Christ ayant instamment recommandé à ses disciples : « Croissez et multipliez ! » Mais, pour les sévères représentants de la confession presbytérienne, il fallait le faire avec le plus de discrétion possible, et cela aurait été encore mieux si l'on avait pu le faire par l'opération du Saint-Esprit. Se souvenant aussi que saint Paul, d'obédience pharisienne, avait dénoncé les cheveux de la femme comme l'un des instruments de la tentation charnelle, et que les puritains étaient d'accord avec lui sur ce point, Angélique s'était coiffée d'une fanchon de taffetas et d'un chapeau à large bord qui lui serrait les tempes et lui avait donné un affreux mal de tête.

Jusqu'ici, durant son voyage, elle n'avait ressenti aucune fatigue. Mais elle commençait à être oppressée par la lourde chaleur humide qui régnait à terre et elle n'était pas en état d'entendre ce que le conseil avait à leur exposer.

« J'ai cru m'évanouir. »

Elle imagina cette pauvre mère anglaise, morte, le crâne fracassé, auprès de ses petits jumeaux, gisant dans l'herbe près de leurs têtes coupées, comme des poupées cassées... Il lui fallait refuser cette vision, sinon elle allait être de nouveau malade. Pourtant, elle s'en voulait d'avoir abandonné à son sort ce pauvre paysan qui était entré, son chapeau rond piqué d'une plume à la main, et qui la fixait comme si elle avait pu ressusciter les siens.

Le pire était que ces massacres qui secouaient convulsivement le Nouveau Monde de part et d'autre, prenaient l'ampleur de phénomènes irrépressibles, car le sang appelait le sang.

Mieux valait n'y pas trop songer pour l'instant.

Angélique regarda la petite montre qu'elle portait à sa ceinture, la secoua, puis la remonta avec une clé minuscule, la croyant arrêtée.

Il n'était pas aussi tard dans la matinée qu'elle le pensait. Elle se trouvait seule dans la maison, du moins elle le supposait, car un profond silence y régnait, comme si laquais et servantes s'en fussent subitement éloignés. Où étaient-ils ? Au marché ? À l'office ?

Accoutumée par son instinct, qu'une vie de pièges et de dangers avait aiguisé, à percevoir rapidement à d'imperceptibles signes, invisibles à d'autres, certaines réactions humaines bien dissimulées, Angélique avait été intriguée dès l'abord par le comportement de leur hôtesse à Salem, Mrs Ann-Mary Cranmer.

En fait, celle-ci laissait entendre par sa mine renfrognée qu'elle ne comprenait pas pourquoi on considérait comme normal que ce soit elle qui reçoive, chaque fois qu'il s'en présentait à Salem, les hôtes étrangers, comme s'ils étaient jugés indignes de franchir les seuils des maisons vraiment orthodoxes dans leur foi puritaine, les confessions religieuses suspectes risquant d'y amener les miasmes délétères du péché. Angélique ayant donc remarqué l'attitude de la dame qui, à la fois, les accueillait honorablement et leur faisait la tête, avait obtenu de Joffrey une explication qui paraissait la bonne.

Née Wexter, fille de Samuel, l'un des plus pieux et intransigeants fondateurs de la cité, elle avait épousé, parce qu'elle en était tombée amoureuse, un anglican notoire, le charmant et très aristocratique sir Thomas Cranmer. Normalement, elle aurait dû, ensuite, quitter à jamais plus ou moins bannie les rives de Salem et ne plus exister pour les siens et les habitants du Massachusetts, même réduite à l'état de souvenir.

Mais cette solution radicale s'avéra difficile à appliquer.

Tout d'abord parce que ledit anglican avait un poste élevé dans l'administration royale. Ensuite, parce qu'on le savait apparenté par ses origines à ce Thomas Cranmer, archevêque de Canterbury, conseiller de Henri VIII qui, dans les premiers temps troublés de la Réforme, avait protégé le grand prédicateur écossais John Knox, lequel, comme chacun sait, avait organisé le protestantisme radical d'Angleterre d'où était issu le puritanisme et de plus, avait été exécuté sous le règne de Marie Tudor la Catholique, dite la Sanglante.

Une subtile reconnaissance ordonnait donc de ne pas se montrer trop intolérant envers son arrière-petit-neveu... Enfin, l'honorable Samuel Wexter avait dû appréhender de perdre à jamais sa fille unique et jusque-là parfaite.

Le couple fut ainsi accepté à Salem et on s'accommoda de sir Thomas Cranmer, de ses dentelles, de sa perle à l'oreille.

Souvent délaissée par lui, car il ne cessait de naviguer entre Boston, la Jamaïque et Londres, la fille de Samuel Wexter durcit sa position et, comme pour se faire pardonner une folie qui l'avait mise au ban d'une société qu'elle aspirait à édifier, elle devint encore plus rigoriste dans l'application de ses devoirs religieux. Punition la plus amère : la facilité avec laquelle on lui disait en lui envoyant des possibles suppôts de Satan :

« Vous, vous pouvez les recevoir ! »

Angélique attira vers elle un fauteuil à dossier en tapisserie et s'assit non loin de la croisée, mais suffisamment près pour bénéficier un peu de la brise marine. Salem, qui veut dire « paix » en hébreu, était une petite ville bizarre et charmante, avec son amoncellement de toits de bardeaux à pignons pointus, aux faîtes de cheminées de galets gris ou de briques rouges pour les notables et les riches marchands.

La législation qui y était en vigueur était strictement théocratique et les institutions directement dérivées de l’Écriture sainte.

Mais il y fleurissait les plus beaux lilas du monde.

Et jusqu'au cœur de l'été, leurs grappes blanches et violettes frôlaient le flanc sombre des maisons passées au brou de noix. Dans les jardinets, touffus de plantes médicinales et potagères, qui accompagnaient chaque demeure selon la tradition établie par les premières immigrantes du Mayflower, on voyait luire l'amarante et le vert pâle des citrouilles et des courges, cultures généreuses, projetant jusque dans les rues, comme des serpents velus, les vrilles de leurs tiges aux grandes fleurs jaunes que visitaient les abeilles.

Maintenant qu'Angélique était rassurée, elle se traitait de sotte. Il était bien vain aujourd'hui de se poser une telle question :

« Pourquoi ai-je voulu un enfant ? »

Sait-on jamais les raisons qui éveillent ou réveillent au cœur d'une femme ce grand besoin vital de maternité ? Elles sont une et multiples, toutes évidentes et pourtant aucune n'est la vraie, car cela ne se raisonne point.

Angélique se souvenait avoir commencé d'y songer à Québec, lorsqu'elle voyait la petite Ermeline de Mercouville se précipiter à sa rencontre en lui tendant les bras. Ne serait-il pas bon de savourer les plaisirs d'une maternité nouvelle, faute d'avoir pu les apprécier dans les maternités précédentes ?

Rebâtir le nid détruit qu'avaient secoué tant de tempêtes ?

Mais surtout, et c'est cela qui prévalait peu à peu en elle, au fur et à mesure que tout se reconstruisait autour d'eux et en eux, elle s'était mise à souhaiter avoir un enfant de lui. De lui, son amour, son amant, son refuge et son tourment, de lui, l'unique, l'homme de sa vie tout entière, de lui, Joffrey de Peyrac, avec lequel elle était mariée depuis bientôt vingt ans.

Or, ayant atteint, par une lutte inouïe à travers les pires épreuves, les chemins les plus tortueux et imprévisibles, mais aussi par une constance qui frisait l'entêtement et une volonté qui bien souvent aurait pu être jugée coupable en raison des dangers dans lesquels elle s'était précipitée aveuglément, ayant donc atteint son but, la réalisation de tous ses rêves : l'amour, le bonheur, la paix aux côtés de celui qu'elle avait tant recherché, le croyant mort, et dont intrigues et malentendus avaient failli la séparer à nouveau, comme si le sort jaloux n'avait pas voulu de la pérennité de leur trop puissant amour, elle avait voulu parachever sa difficile reconquête en la marquant d'un sceau ineffaçable.

Elle avait rêvé d'un enfant de lui, comme elle l'aurait souhaité d'un nouvel amant pour forger ce lien qui incarnerait à jamais une rencontre exceptionnelle.

Ce qui était bien la preuve que tout était neuf entre eux.

Car il fallait lui rendre cette justice que l'idée d'une telle folie ne lui serait pas venue dans les premiers temps de leurs retrouvailles. Il y avait bientôt trois années de cela.

Lorsqu'elle y revenait, ces souvenirs lui paraissaient très lointains et irréels et elle se reconnaissait à peine. Comme ils étaient peu charitables alors l'un envers l'autre, se reprochant les coups que la vie leur avait portés, oubliant qu'ils avaient été victimes ensemble et que cela même n'avait jamais cessé de les unir plus étroitement. Il avait fallu l'apprendre et, aujourd'hui, elle s'étonnait de ce qu'ils avaient traversé.

Comme ils étaient étrangers, prêts à se rejeter, presque à se haïr, et pourtant toujours si proches, fascinés l'un par l'autre ! Quel miracle lorsqu'elle y songeait ! S'il n'y avait pas eu cette irrésistible attraction de leurs corps, qui les emprisonnait avec chaque regard, les liait d'enchantements, de rêves et de fringales, faisant fi de toute autre considération, auraient-ils pu surmonter tant d'obstacles, tant d'inconnu entre eux, tant de déceptions et d'amertume nés de tant de malheurs ?