Angélique ferma les yeux, s'intima l'ordre de penser à autre chose. Elle écartait toujours avec fermeté le souvenir des étreintes de Colin.

En toute vérité, elle n'ignorait pas qu'après Joffrey, il était l'homme qui lui inspirait le plus de désir.

Et c'était bien encore une de ces folles gageures de Joffrey, qui ne l'ignorait pas non plus, une manifestation de plus de son goût insensé du risque, que d'avoir été proposer à ce rival, plutôt que de l'exécuter pour piraterie et comme il le méritait, et comme c'était son droit de guerre à lui le vainqueur, de passer à son service, de devenir leur associé, le plus proche et le plus investi dans leurs entreprises, à tous deux, le comte et la comtesse de Peyrac, propriétaires et seigneurs de Gouldsboro, en y acceptant le titre et la fonction de gouverneur.

Colin, le Normand enchaîné, courbé sur lui-même comme un lion vaincu, entêté, préférant la mort par pendaison plutôt que céder aux arguments, aux menaces que lui prodiguait l'autre, le Gascon aux yeux de feu, le gentilhomme, le gagnant, le Rescator qui avait régné sur la Méditerranée et régnait maintenant sur l'archipel que Barbe d'Or avait voulu conquérir, qui s'asseyait aux côtés de Moulay Ismaïl, tandis que lui tramait ses haillons d'esclave, le Rescator, le comte de Peyrac, qui triomphait dans le cœur de la princesse de légende que lui, pauvre marin, avait aimée. Enfin, elle avait vu Colin se redresser, et s'incliner en signe d'assentiment.

– Dis-moi, Colin, chuchota Angélique, qu'a donc bien pu te promettre ce diable d'homme, pour que tu te rendes enfin à ses exigences et acceptes de prendre en charge Gouldsboro ? Dis-le-moi.

Paturel plissa ses paupières sur la fente bleue de son regard et un sourire qui ne disait ni oui ni non courait sur ses traits. Quand il affichait ainsi sa tête de Normand, il était vain d'espérer lui tirer le moindre aveu.

– C'est bon, fit-elle en se renversant de nouveau sur ses coussins. Je ne demande plus rien.

Et elle lui renvoya son expression énigmatique avec gaieté et sans rancune.

Ils se connaissaient trop tous les deux. Près de lui, elle sentait ses défenses intérieures tomber. Elle ne craignait pas, comme avec Joffrey, de perdre son amour, ce qui, parfois, dans l'excès du sentiment que celui-ci lui inspirait, l'importance vitale que sa présence avait pour elle, l'habitait de l'appréhension d'en être privée, de le voir disparaître, et dont l'assurance et la douceur de leur vie commune ne l'avaient pas encore tout à fait guérie.

Avec Colin, elle éprouvait au contraire parfois le sentiment reposant d'une fraternelle confiance. Elle pouvait tout lui dire. Il lui pardonnerait tout. Il ne cesserait jamais de l'adorer. Elle pouvait se taire près de lui.

Elle sentit de nouveau ses paupières battre et retomber. Le navire à l'ancre la berçait doucement. Le pont était presque désert à cette heure, car beaucoup de monde était à terre, toujours à cause des moutons qu'on entendait bêler dans le lointain, de la laine, des vins et des fromages qu'on trouvait aussi par là.

Les berceuses et les nourrices avaient emmené les petits enfants dans les appartements du château arrière pour les mettre à l'abri de la chaleur. Par instants, Angélique ouvrait les yeux et subrepticement jetait vers Colin un regard songeur.

Sa pensée vagabondait dans le silence. Il avait fallu cette naissance gémellaire à Salem pour lui rappeler un souvenir très enfoui : le temps où elle avait cru porter en elle l'enfant de Colin. Ainsi il n'avait pas compté.

Revenant du Maroc, en France, elle avait en elle cette promesse imperceptible du désert. Peu après, elle avait perdu ce fruit par la faute de ce crétin de marquis de Breteuil que le roi avait chargé de lui ramener la rebelle sous bonne garde. Dans sa peur qu'elle ne s'échappe encore, il lui faisait mener un train d'enfer sur ces routes cahoteuses et leur carrosse avait fini par verser dans le fossé. Des suites de l'accident, s'en était allée la promesse.

« Croyez-moi, ma petite dame, faut rien regretter, lui disait la matrone de ce bourg où on l'avait transportée perdant son sang, les enfants, ça ne fait que compliquer l'existence. Et puis, si ça vous chagrine tant que ça, vous pourrez toujours vous en faire faire un autre ! »

Elle rouvrait les yeux et regardait Colin. Il n'avait jamais su, ni personne. Elle avait craint d'avoir parlé dans son délire, puis s'était rassurée. Ses lèvres avaient pris l'habitude d'être scellées sur son secret. Secret mince et qui ne méritait pas de susciter les profondes émotions que sa divulgation entraînerait. Une anicroche de santé. Un petit ennui dans la vie d'une femme. C'était à elle seule de s'en accommoder.

« J'ai toujours eu de la chance... »

Car la sage-femme lui avait révélé qu'il s'agissait d'un « œuf clair », c'est-à-dire rien, une enveloppe vide, et cela avait atténué sa peine et effacé les images qu'elle commençait, comme toutes les femmes, de tisser autour d'un rêve qui aurait représenté l'amour de Colin, cet amour qu'il avait traîné avec lui, à travers les mers, et qu'elle sentait brûler comme un feu sourd en lui dès qu'il l'approchait.

Au loin, son souvenir ne la préoccupait pas. C'était un ami, un frère. Mais, près de lui, très vite, elle se sentait nerveuse. « Une affaire de peau », comme disait la Polak, experte en ces mystères des attirances ou des répulsions de l'amour. « La peau, c'est tout. Ça vous surprend et on ne sait pas toujours pourquoi. » L'important était de le savoir et de reconnaître sa faiblesse.

N'était-elle pas fort égoïste en trouvant tout à fait normal l'isolement de Colin et qu'il se satisfasse de se consumer d'amour pour une dame lointaine et oublieuse comme dans les contes de chevalerie ? Ne devrait-elle pas l'encourager à prendre épouse ? Il y avait eu une fille du roy parmi les naufragés, assez fine et jolie, Delphine du Rosoy, qui était tombée amoureuse de lui. Lorsqu'elle l'avait appris, Angélique avait jugé cette idée tout à fait extravagante et s'était félicitée que Delphine trouvât à Québec un époux à sa convenance dans la personne d'un jeune et aimable officier. Et, à la réflexion, elle continuait à ne pouvoir imaginer Colin Paturel, son Colin, nanti d'une épouse.

– Quelle est encore la cause de cet autre sourire amusé qui vient de fleurir sur vos lèvres, madame, tandis que vous vous assoupissiez ? demanda la voix de Colin.

– Toujours votre personne, monsieur le gouverneur. Je pensais à vos charges et me demandais si elles n'étaient pas parfois lourdes et bien ingrates pour un homme seul ?

– Je ne suis jamais seul, fit-il.

Dans un de ces gestes spontanés qu'elle avait pour lui, elle tendit le bras et effleura d'une caresse légère sa tempe.

– Il y a là dans vos cheveux un reflet blanc que je n'y avais jamais vu.

– Ce reflet est venu soudain. Pouvez-vous comprendre, madame, que la douleur ressentie à votre chevet, à Salem, alors que votre fin était proche et certaine, a plus compté pour moi que dix années de batailles au service du grand Moghol ? De quoi blanchir en quelques jours. La chose n'a rien qui puisse surprendre.

– Colin, quelle folie !

Ce qu'il venait de lui dire l'avait émue, et, pourquoi se le cacher, lui avait fait plaisir.

– Je me suis vue à cet instant, lui dit-elle, à cet instant de ma mort. Je ne sais pas où je me trouvais exactement, mais j'étais très lucide. J'apercevais une femme dans un lit, inanimée. Peu à peu, j'ai compris que cette femme, c'était moi et, Colin, il n'y a qu'à toi que j'ose l'avouer, je me suis trouvée belle.

Il rit d'un fort éclat qui montra sa solide denture dans sa barbe blonde.

– Je ne plaisante pas, Colin. C'était tout à fait différent de ce que je suis habituée à découvrir dans mon miroir. Où je me plais, certes, où je ne m'inquiète pas de ces imperfections que toute femme est portée à grossir, ingrate envers les attraits que lui a dispensés la nature et dont elle devrait se réjouir. J'ai toujours remercié le ciel de m'avoir dévolu, puisqu'on me la reconnaissait, cette faveur inestimable que l'on appelle la beauté et n'ai jamais songé à m'en croire dépourvue. Mais, ce soir-là, c'était autre chose. Je me voyais, comment te dire ? Comme une étrangère, comme une inconnue, mais aussi comme un personnage merveilleux, paré de charmes qui donnaient envie de l'aimer. J'ai presque oublié maintenant, mais, lorsque ce souvenir me revient, je suis tellement exaltée qu'il me semble que je vais m'élever à quelques pouces du sol...

Le rude Colin l'écoutait, penché vers elle, et avec un sourire attendri. Il la trouvait touchante dans ses confidences. Elle lisait dans ses yeux une adoration sans bornes.

– Tu t'es vue comme nous te voyons, nous qui t'aimons, fit-il, nous dont tu as capturé le cœur, enchaîné l'être. Sans doute oui, à cet instant, tu as su, non seulement quel prix tu avais pour le regard de Dieu, mais tu as su aussi de quel trésor et de quel enchantement tu emplis nos vies par ta présence. N'oublie jamais, petite. N'oublie pas cette vérité. Toi-même l'ignorais. Tu n'en avais pas assez conscience. C'est un péché. Ne doute jamais de ce que tu as apporté sur Terre, de ce qui rayonne de toi et de ce que tu dispenses d'ineffable. S'ils viennent, ceux qui t'accablent et te haïssent, et s'ils sont si nombreux à voler autour de toi, c'est qu'ils veulent que tu doutes, que tu t'égares et que tu retombes à l'avilissement de la condition humaine. Ils te craignent, eux, les anges noirs de la destruction et des ténèbres. Ils savent qu'illuminer le cœur d'un homme, c'est comme allumer une lumière et un feu dans une maison obscure et glacée.

« Et ils savent de quelle défaite tu les menaces. Car toute joie éprouvée sur terre travaille pour le salut du monde.