Dans le siècle qu'ils vivaient, ces choses-là ne gagnaient pas à être divulguées et elle se demandait ce qui l'avait prise de s'imaginer que des esprits aussi sectaires pourraient tirer une leçon à en être informés.

Comme si elle n'avait pas compris que le monde dit normal qui les entourait était beaucoup plus atteint de folie que ceux qu'il montrait du doigt !

Elle se tourmentait aussi d'avoir eu l'étourderie de livrer au religieux vindicatif, qui en ce moment voguait vers la France, le nom de son frère jésuite Raymond de Sancé de Monteloup.

Ne lui avait-elle pas causé assez de torts à maintes reprises ? Tout d'abord au moment du procès de sorcellerie de son mari, puis quand elle était devenue la révoltée du Poitou contre le roi. Sans compter les ennuis que lui avait attirés leur frère Gontran, l'artisan peintre, qui avait entraîné les ouvriers de Versailles à se révolter et qui avait été pendu. Pauvre jésuite de frère ! Il devait les maudire tous. Si jamais elle retrouvait leur aîné Josselin, elle essaierait de l'en prévenir.

*****

Au large de Casco, une pluie fine tombait. On approchait des contrées sauvages.

Angélique, ayant jeté sur ses épaules un manteau à capuchon de loup marin qui défendait de l'humidité, marchait sur le pont en regardant l'horizon mouillé, au fond duquel se devinait l'ombre des rivages.

Elle devait reprendre des forces en marchant, car bientôt s'achèverait son existence d'odalisque qui avait consisté, d'un lit à un hamac garni de coussins, à recevoir des visiteurs en mangeant des sucreries.

Malgré les recommandations qu'elle s'était faites de ne plus penser aux jésuites, il lui était difficile de ne pas se remémorer la folle équipée qu'elle avait connue par là, deux ans auparavant.

C'était dans les parages de la pointe Maquoit, où Shapleigh avait sa cabane, que Colin Paturel l'avait livrée à l'espion de Dieu, le jésuite Louis-Paul de Vernon, qui, sous la défroque d'un matelot anglais et le nom de Jack Merwin, pilotait la barque du White bird et qui était venu la capturer sur l'ordre de d'Orgeval.

Et on ne lui ôterait pas de l'idée que, parmi les directives que ce jésuite espion avait reçues de son supérieur, il y avait celle « inexprimée », au cas où ramener Mme de Peyrac en Nouvelle-France présenterait trop de difficultés, de la faire disparaître.

Sinon, comment interpréter son attitude à Monegan alors qu'elle était en train de se noyer dans les terribles lames géantes du ressac contre les falaises et que, debout à la pointe d'un rocher, Jack Merwin, immobile, impassible, les bras croisés, la regardait se débattre, sans broncher ?

Il est vrai qu'il avait fini par plonger in extremis, comme poussé malgré lui. Presque trop tard. Ils avaient failli se noyer tous les deux.

Il avait dû considérer comme une lâcheté d'avoir eu pour elle, une femme dangereuse, ce geste de pitié, comme une désobéissance vis-à-vis de son chef spirituel, et de n'avoir pas laissé s'accomplir le jugement de Dieu.

Allons ! Voilà qu'elle devenait excessive et fanatique comme Séverine !

Pourtant, Colin, avant de la laisser descendre dans la barque du White bird, lui avait murmuré :

« Prends garde, mon agneau... on te veut du mal ! »

Joffrey reconnaissait des jésuites la force occulte, n'hésitant devant aucun moyen pour arriver à leurs fins.

Et le père de Vernon avait écrit au père d'Orgeval, comme pour se justifier, cette lettre qu'Angélique possédait encore et qui commençait par ces mots :

Oui, mon père, vous aviez raison. La démone est à Gouldsboro, mais ce n'est pas celle que vous m'aviez désignée...

Si ces hommes, durs mais pondérés, contraints par leur état et leur position de regarder journellement la réalité en face, eux-mêmes refusaient l'illusion, alors ce qui se tramait dans l'invisible, entre paradis et enfer, elle n'avait pas à se reprocher d'être la seule, femme faible et trop imaginative, à l'envisager.

Elle n'avait tout de même pas rêvé tout ce qui s'était déchaîné, cet été-là, par la faute de leur ennemi caché, par les effets de son habileté et de ses ruses silencieuses, tout ce qui avait éclaté dans la démence des éléments et des hommes.

Les établissements des côtes de Nouvelle-Angleterre flambaient, le sang coulait, les rescapés fuyaient à travers la baie, les pirates razziaient, les navires se fracassaient sur les récifs et des naufrageurs assommaient les survivants à coups de gourdin de plomb, sur les plages... tandis qu'amenée par la mer, la femme, le succube annoncé par la visionnaire de Québec, posait son petit pied mignon chaussé de cuir fin et de bas rouges à baguettes d'or sur le sable de Gouldsboro.

Ces lieux, ces horizons, ces criques qu'elle retrouvait joyeux, bucoliques, d'où montait l'odeur de fritures de poissons sur les braises, ou de la poix pour calfater les coques des navires, ces cris des goélands et des mouettes, lui rappelaient combien leur amour avait été en danger cette année-là.

Comme ils s'étaient durement heurtés, Joffrey de Peyrac et elle, combien ils avaient été sur le point de se haïr, dans un paroxysme de doutes l'un envers l'autre, où saignaient les anciennes blessures de la séparation, d'incompréhension mutuelle et de craintes, ils s'étaient crus à jamais étrangers : ennemis.

« Nous étions fragiles encore. Nous n'étions pas prêts à subir un tel assaut. »

L'épreuve les avait pris de plein fouet, comme une lame giflante, et leur barque avait bien été sur le point de chavirer.

Mais l'épreuve, c'est cela ! C'est son but ! Connaître vos forces, vous les faire dépasser, pour aller plus loin, toujours plus loin, jusqu'à la mer apaisée du bonheur qu'ils goûtaient aujourd'hui.

Comment, s'interrogea-t-elle encore, ce religieux qui dans son orgueil n'avait pu accepter d'être jeté à bas de son piédestal, avait-il pu pressentir que la seule façon de les atteindre, c'était de s'attaquer à leur amour ? Par quelle divination de la pensée, puissance de convocation, réussissait-il, présent en tout lieu, à communiquer ses ordres à travers l'immensité du pays ? Les messages arrivaient toujours à temps.

On serait venu dire à Angélique qu'il avait deviné la personnalité qui se cachait derrière celle du pirate Barbe d'Or, réputé cruel et intraitable, et qu'il avait acheté pour l'envoyer investir Gouldsboro, qu'elle n'en aurait pas été étonnée. Et pourtant, il ne pouvait pas savoir, c'était impossible !

Et peut-être savait-il ? Tout était possible.

Il n'avait hésité devant rien, jusqu'à faire venir pour les achever son âme damnée, sa complice féminine, sa pénitente pâmée, la compagne de son enfance sanguinaire, dont il connaissait si bien l'habile perversité : la bienfaitrice Ambroisine de Maudribourg.

Convoqué, il pourrait aussi bien prétendre qu'il ignorait tout de cela, ou, au contraire, qu'il savait tout et avait agi pour le salut des âmes.

À quel tribunal exposer de tels faits ? Devant quels juges s'en défendre et demander réparation ? Nulle oreille ne pouvait en ouïr le récit et en accepter l'interprétation, et ceux qui avaient été contraints de s'en mêler préféraient en effacer le souvenir jusque dans leur mémoire et faire semblant de n'avoir rien compris.

« Oublions ! avait dit le petit marquis de Ville-d'Avray, sinon, nous allons nous retrouver sur les bancs de l'Inquisition. »

Ç'avait été une affaire secrète. Très peu de gens avaient pu comprendre ce qui s'était tramé.

Dès qu'on ouvrait la bouche, on risquait de trop parler.

« Apaisez-vous, mon cœur », lui aurait dit Joffrey.

Il était moins sensible à la trahison qu'elle. Il lui aurait expliqué :

« C'est la force des jésuites et l'une des faces de leur politique que de se consentir le meilleur et le pire parmi les membres de leur compagnie. Des haïssables, comme ce Marville dont les Iroquois eux-mêmes avaient peur et des saints authentiques, tel Ignace, le fondateur. Il en faut pour tous les goûts. »

Voici qu'il surgissait près d'elle, passant son bras autour de sa taille. Et, conscient de sa nervosité et de la sombre couleur de ses méditations, il lui disait :

– Apaisez-vous, mon cœur.

*****

En deux années, les rivages avaient retrouvé leur prospérité. Et les saisons avaient repris leur cours.

Seuls les pirates continuaient de sévir. Il y avait toujours eu des pirates à croiser dans ces eaux riches, poissonneuses, fréquentées par les pêcheurs de morue et de baleine. Le forban des mers dont les voiles montent à l'horizon, ou qui double en promontoire à quelques encablures, en filant droit sur vous, demeurait l'un des fléaux courants de la côte atlantique et de la baie Française.

Tout navigateur devait se montrer vigilant. Les pirates à pavillon noir, flibustiers des îles ou corsaires, se jugeant en droit de spolier les marins adverses, patrouillaient activement, chasseurs aux aguets, durant les mois d'été, saison où les navires arrivaient d'Europe, avec leurs cargaisons de marchandises, ceux de France pour ravitailler les postes ou établissements d'Acadie, ceux d'Angleterre, de Hollande, et parfois de Venise et de Gênes, pour commercer avec les colonies de Nouvelle-Angleterre. C'était aussi, des Indes orientales ou d'Afrique, le retour des flottilles parties hardiment de Boston, Salem, Plymouth, Newport, ou New Haven, une ou deux années auparavant, et qui ramenaient soieries, thé, esclaves, épices.

Proies convoitées, pas toujours faciles mais nombreuses, et plusieurs fois par jour, on voyait le comte et son capitaine d'Urville en compagnie de lord Cranmer et du gouverneur Colin Paturel lorsqu'il était à bord, s'élancer vers la dunette et franchir à grandes enjambées l'escalier qui y montait, afin d'examiner à la longue-vue le bâtiment que la vigie de la hune venait de signaler.