– Mais, ma pauvre petite, tes pères ont voulu le faire avant toi. N'as-tu jamais entendu parler du siège de La Rochelle par les armées du roi Louis XIII et du cardinal de Richelieu, son ministre ? Demande donc à la vieille Rébecca, la seule d'entre vous tous qui ait vécu ce siège, de te raconter comment, jeune femme, elle dut porter en terre ses trois petits enfants morts de faim dans une ville où il n'y avait même plus de cuir à faire bouillir ou à ronger pour survivre. Son époux avait aussi expiré de faim sur les remparts. Lorsque les protestants de La Rochelle capitulèrent, les rares survivants étaient réduits à l'état de squelettes. Il y a cinquante ans de cela, ce n'est pas si loin...
Mais, pour Séverine, c'était loin, et l'on voyait qu'elle ne pouvait guère évoquer la vieille Rébecca qu'elle avait toujours connue, rabougrie et ridée comme une nèfle, sous les traits d'une jeune femme avec des enfants en bas âge.
Que lui importait le passé. C'était son présent qui la tourmentait.
– Nous vivions bien à La Rochelle. Nous avions assez de forces, d'argent et de patience, pour tourner leurs tracasseries. Nous aurions fini par gagner. Pourquoi nous avez-vous forcés à fuir ? Sans même pouvoir emporter, je ne sais pas, moi, un mouchoir, les bijoux de ma mère qu'elle m'avait laissés. Rien. Mon père s'est laissé influencer. Il ne voyait que par vous.
Elle s'énervait, retrouvant les expressions enfantines et hargneuses de ses treize ans, âge auquel Angélique l'avait connue. Rencontre qui n'avait pas été sans heurts, car, comme à l'instant, elle provoquait les adultes, cachant derrière des accusations son inquiétude et le désir de comprendre les catastrophes dans lesquelles elle se sentait entraînée à l'orée de sa jeune vie.
Angélique la connaissait bien et savait que Séverine avait désespérément envie d'être rassurée et qu'on lui affirmât savoir que le monde allait se remettre à l'endroit. Or, c'était bien là une chose qu'elle ne pouvait lui promettre. On pouvait tout espérer, mais la folie humaine était imprévisible et sans mesure, et l'équilibre fragile que chacun obtenait à force de combats était toujours sur le point de se rompre.
Elle apercevait Honorine qui jouait avec son Maltais, lançant une balle qu'il lui avait fabriquée avec une vessie gonflée entourée de cuir. Elle riait aux éclats.
Honorine qui avait été un bébé entre ses bras au temps où elle-même était traquée par toutes les polices du royaume. Aujourd'hui où, penchée sur les petits princes, cadeau du ciel, elle ne rêvait plus que de les entourer d'une enfance merveilleuse dont ils ne garderaient que de beaux souvenirs parmi les fleurs de Wapassou et les plages de Gouldsboro, des descentes au long des rivières et des promenades sur un beau navire, elle ne se pardonnait pas le passé car c'était moins ce qu'elle avait souffert qui l'emplissait d'amertume que ce qu'elle avait dû infliger de souffrances à un si petit enfant, Honorine, par la méchanceté des hommes.
– Tu es ingrate, Séverine, dit-elle, et tu parles comme un étourneau. Il est facile de se plaindre lorsqu'on se trouve à l'air libre, entouré de parents et d'amis prêts à vous défendre contre les oppressions injustes ou les dangers, par tous les moyens, et par les armes s'il le faut, lorsqu'on sait que l'on va bientôt retrouver les siens, tous en vie, vous attendant avec impatience et amour, devant une soupe aux clams ou une potée de choux, qui vous défendent des affres de la faim, un toit sur la tête, si pauvre soit-il, pour combattre le froid, même si c'est dans une pauvre cheminée de galets, dans un coin perdu d'Amérique. Oui, tu peux alors te plaindre d'avoir été spoliée et regretter des biens auxquels tu étais attachée et que tu n'as pu emporter. Oui, tu peux alors dédaigner tous ces trésors que tu possèdes ici, et le plus inestimable, celui d'être en sécurité, parmi les membres d'une communauté qui a la volonté farouche de te défendre.
« Tu ne sais pas ce que c'est d'être abandonnée de tous, d'être rejetée par tous. Tu as bien vite oublié ou tu n'as jamais compris ce qui te menaçait lorsque nous avons pris la fuite dans le moment où cela était encore possible, comme les Israélites menacés, la nuit de Pâques, devaient être prêts à partir avant que le pharaon ne se ravise.
« Crois-moi. Nul exil, nulle douleur de la traversée ou des difficultés qui nous attendaient ici ne sont comparables à la détresse et aux malheurs qui, quelques heures plus tard, se seraient abattus sur toi, séparée des tiens pour toujours. Ton père et Martial auraient été envoyés aux galères, Laurier aurait été remis aux jésuites que tu détestes tant.
« Quant à toi, aurais-tu résisté aux humiliations que tu aurais dû subir, toi qui es si orgueilleuse et fière, et dont la moindre aurait été de te voir un jour acculée à l'abjuration...
– Jamais !
– Laisse-moi parler ! L'abjuration à laquelle tu aurais fini par consentir pour te sauver du pire. Car l'on ne peut savoir jusqu'à quelles extrémités peuvent être poussés des juges fous ou la soldatesque qui reçoit licence, que dis-je, qui reçoit l'ordre de malmener à son gré son prochain le plus faible et qu'on livre, désarmé, à ses violences. Les derniers temps, à La Rochelle, l'idée de ce qui pourrait t'advenir me hantait. Et aujourd'hui que je te vois sauvée, tu regrettes tes biens, tes maisons, et ton « beau parti » de La Rochelle !
Séverine l'avait écoutée en baissant la tête de plus en plus. Elle dit enfin, chagrine :
– Pardonnez-moi, dame Angélique. Vous avez raison. Je suis mauvaise. Mais c'est l'apparition de ce jésuite qui est venue briser tout mon bonheur et la joie de ce voyage. Je les ai vus, continuant à nous pourchasser jusqu'au bout du monde et j'aurais voulu rentrer à La Rochelle pour nous mettre à l'abri de nos murs. Pardonnez-moi ! Je ne suis pas ingrate. Mais il est venu réveiller ma peur. J'aurais voulu, tant voulu, oublier qu'ils existent.
Chapitre 18
Pour réconforter Séverine Berne, la petite huguenote exilée, Angélique consacra encore quelques instants à lui prêcher avec conviction les avantages de leur situation présente, lui démontrant et se démontrant à elle-même qu'ils avaient atteint en quelques années, grâce à l'activité de Joffrey, une position dont personne ne pourrait maintenant les déloger. Elle lui rappela que, depuis Québec, le roi de France ne leur était plus hostile, que les Anglais les considéraient comme des partenaires et non comme des ennemis, qu'ils avaient des amis parmi les chefs indiens. Quant aux jésuites, il ne fallait pas exagérer leur influence dans ces territoires du Nouveau Monde, et souhaiter qu'ils « n'existent plus » était de ces impulsions stériles qui ne mènent à rien. Vivre, c'était accepter de poursuivre un destin dans ce monde où le sort nous avait fait naître, parmi d'autres destins, divers et des plus contraires. Mieux valait se féliciter que le monde soit varié. C'était un ferment de vie qui obligeait la création à se poursuivre et les hommes à changer.
– Mais il ne faut pas changer quand on est dans la vérité, protesta Séverine qui n'approuvait pas tant de laxité morale.
Par contre, les considérations sur la solide flotte que le comte de Peyrac et ses associés possédaient, la prospérité de leurs fondations, l'évocation des fortins qui défendaient Gouldsboro calmèrent son anxiété et achevèrent de la rassurer. Les jésuites ne pourraient en avoir raison de sitôt.
À supposer qu'ils le voulussent.
Le plus hostile d'entre eux ne se manifesterait plus. Et, qui sait, les choses ne tournent pas toujours comme l'on s'y attend et, d'ici à quelques années, ces bruits sur la révocation possible de l'édit de Nantes se seraient calmés.
Cela dit et après avoir tendrement embrassé Séverine pour lui communiquer sa confiance, Angélique se sentait épuisée d'avoir eu à revenir sur le sujet des Robes Noires. Sans vouloir qu'ils n'existent plus, elle aurait bien voulu qu'ils se fassent oublier un peu.
Oui, elle aurait bien aimé, lorsqu'elle se laissait ainsi bercer dans son grand hamac, et maintenant qu'ils s'étaient éloignés du fief de la vertu puritaine où régnait la sombre et rigide méfiance envers les élans du cœur, la peur viscérale de la tentation et du péché entraînant le châtiment éternel, la crainte de celui qui est différent, elle aurait bien aimé se dire, en face de ces paysages si pleins de suavité par la douceur de leurs coloris, habités d'une grâce folâtre et juvénile par les mouvements de ballet, qui se répondaient et se mêlaient, des vagues, des vols d'oiseaux et des ébats innocents des loups marins, des marsouins blancs, curieux autour de leurs navires, elle aurait aimé se dire que tout était paix et sérénité.
La mort du jeune Emmanuel lui restait sur le cœur. Elle avait essayé de cacher à Joffrey l'impression de culpabilité qu'elle en gardait.
« J'aurais pu sauver ce pauvre enfant, je le sais. Il était venu se mettre sous ma protection. Mais je n'étais pas prête. J'ai cru que je pouvais discuter normalement avec un homme de cette sorte et qui venait de vivre tant d'événements anormaux. J'ai mésestimé sa force... et ma faiblesse. Je suis impardonnable ! »
Afin de ne pas tourner en rond, avec des pensées déprimantes, elle s'était tracé la conduite de ne pas en parler. On parle toujours trop. Elle pouvait se mordre la langue d'avoir révélé au père de Marville que le père de Vernon, jésuite, avait été mis dans la même tombe que son ennemi, le révérend Patridge, pasteur congrégationaliste, c'est-à-dire ultra-puritain et dissenter, soit un réformé, un hérétique de la plus belle espèce.
Malgré le sceau biblique apposé sur un tel jugement, digne du roi Salomon, il était certain que du côté adverse, c'est-à-dire protestant, on ne serait pas moins indigné si l'on venait à apprendre qu'un digne ministre calviniste, de la purissima religio, se trouvait couché pour l'éternité auprès de cet effrayant suppôt de Satan et de Rome, un jésuite.
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