– Sans lui, vous vous seriez retrouvé la gorge tranchée la nuit même de votre départ ! Et brûlant dans des flammes plus réelles, hélas, que celles hypothétiques de l'enfer, l'interrompit Angélique qui presque aussitôt regretta sa riposte impulsive.

Nathanaël, suspendu dans son élan, la regardait bouche bée.

– Que voulez-vous dire ? Balbutia-t-il.

Angélique s'en voulut de n'avoir pas pris plus de ménagements. Mais il fallait en finir.

– Je veux dire... Hélas ! Mon pauvre garçon, pardonnez-moi, j'ai pour vous des nouvelles bien cruelles... Je veux dire que la nuit même de votre fuite du château familial, quelques heures après votre départ, les dragons du roi sont revenus vers Rambourg et le Plessis. Ils ont pris d'assaut votre demeure et y ont mis le feu... après avoir exterminé tous les vôtres... Vous voyez, ajouta-t-elle, qu'un instinct sûr vous a guidé et que vous avez bien fait de suivre Florimond, car vous lui devez d'être encore en vie.

Timidement, Séverine quitta sa place et, s'approchant du jeune homme, le poussa vers un siège afin de l'obliger à s'asseoir. Puis elle lui apporta un verre d'un cordial qu'il avala machinalement. Il avait l'expression figée de quelqu'un qui ne peut saisir le sens des mots qu'il a entendus.

Après un silence, il poussa un profond soupir et parut revenir à lui.

– Et vous dites que Rambourg a brûlé ?

– En partie.

– Et les terres ?

– Elles demeurent, évidemment ! Si vous aviez rencontré maître Molines à La Nouvelle York, il aurait pu vous donner des renseignements, car, à la suite des exactions commises en Poitou contre les protestants, il a pris en charge, m'a-t-il dit, de veiller aux biens réformés abandonnés.

Il demeura silencieux, songeur ou assommé, on ne pouvait savoir.

– Mais alors, fit-il comme comprenant enfin, il faut que je retourne là-bas prendre possession de mon héritage !

*****

– Je ne sais de quelle étoffe sont faits ces huguenots, remarqua Angélique, lorsqu'il se fut retiré soucieux, mais sans manifester plus d'émotion, et eut regagné le bord du Cœur de Marie. Le roi de France a peut-être raison lorsqu'il considère que la religion réformée a altéré, chez ses adeptes, le caractère atavique du Français, qui est sensible et spontané, et que cela risque de créer un État dans l'État.

Mais Séverine, contre toute attente, admettait les réactions de son coreligionnaire. Elle avait moins pris garde aux paroles que Nathanaël prêtait à Florimond, qu'elle connaissait peu, qu'à la volubilité et aux tourments de celui qui les rapportait avec une sainte et fougueuse indignation.

Elle appréciait le genre tragique et les homélies qui se développent sur un large registre de lamentations, de plaintes et de revendications.

– Il faut le comprendre ! Depuis des années il s'est habitué à vivre sans sa famille. Il se disait peut-être de temps en temps : « Je les reverrai un jour... Mais quand ? » Et ils avaient cessé de lui manquer. À supposer qu'il réalise peu à peu qu'il ne les reverra jamais, cela ne changera pas grand-chose à sa situation présente, surtout si son patrimoine, là-bas, lui, demeure.

– Tu as raison. Après tout, c'est vrai, la jeunesse a le cœur dur. Il est rare qu'elle souffre d'un lien rompu s'il ne se confond pas avec la perte d'une fortune ou d'une présence. Moi aussi, à dix ou douze ans, je suis partie pour les Amériques et tant étais-je séduite par ce projet que je n'ai pensé ni à mon père ni à ma mère, qui pourtant étaient fort bons et nous aimaient tendrement. Je ne sais pourquoi, le souvenir m'en revient souvent depuis quelque temps, moins pour m'étonner de la distance qui existe entre l'esprit et le cœur d'un enfant et ceux d'un adulte, que pour m'effrayer du changement, je dirais presque de la déformation que la vie nous impose. Où est-elle allée ? me dis-je parfois. Où est-elle partie, où a-t-elle disparu, cette enfant Angélique qui n'avait pas de cœur mais qui souffrait de tant de choses, inconnues et inexprimables, dont personne autour d'elle n'avait conscience ?

– Croyez-vous qu'il manque de cœur et n'aimait pas sa famille ? demanda Séverine qui se mordillait la lèvre et découvrait l'envers de ce qu'elle avait cru comprendre cinq secondes auparavant.

Elle s'était levée pour regarder s'éloigner la chaloupe qui emmenait le jeune visiteur, puis était revenue s'asseoir près d'Angélique.

– Que cherchez-vous, dame Angélique ? demanda-t-elle, voyant que celle-ci regardait dans le sac de velours qu'elle emmenait toujours sur le pont.

– Une lettre ! Écoute, Séverine, c'est une lettre que je garde avec moi, parce que j'aime la relire. Elle parle avec une telle sagesse du sentiment d'aimer et une telle vérité, que, chaque fois, j'en découvre les nuances et le sens nouveau. Il y a un tel emmêlement dans nos attachements humains, contraints ou spontanés, tant d'obligations auxquelles nous devons nous soumettre sans y consentir de cœur, que cette lettre nous aide à mettre un peu d'ordre entre nos devoirs et la véritable signification du mot aimer que nous employons un peu à tort et à travers.

Écoute...

Elle lut l'écriture rangée et régulière qui couvrait une feuille un peu usée aux plis parce que souvent employée.

... Et j'ai dû reconnaître que nos existences, si dissemblables en apparence et aux buts si contraires, se chauffaient à la même flamme qui magnifie tout, qu'elle brûle pour un être ou pour la Sainte Majesté de Dieu : l'amour.

Car il y a plusieurs sortes d'amours parmi le monde : l'amour des étrangers, l'amour des passants, l'amour des pauvres, l'amour des associés, l'amour des amis, l'amour des parents... et enfin, l'amour des amants. On est touché de compassion pour les étrangers quand on apprend que leur pays est opprimé et saccagé. On aime les passants parce qu'ils apportent quelque gain, les pauvres, à qui on donne le superflu, les associés car leur perte est dommageable, les amis parce que leur conversation plaît et est agréable, les parents parce que l'on en reçoit du bien et que l'on craint d'être châtié par eux... Mais il n'y a que l'amour des amants qui pénètre le cœur de Dieu et à qui rien n'est refusé. Cet amour se trouve rarement, il est vrai. Mais c'est le véritable amour. Car il ne connaît pas ses intérêts, ni même ses besoins. La maladie et la santé lui sont indifférentes, la prospérité ou l'adversité, la consolation ou la sécheresse, tout lui est égal. Et il donne sa vie avec plaisir pour la chose année.7

Séverine avait écouté, non sans réticence. Elle devinait que l'épistolière devait être une « papiste » dévote, une nonne.

– Moi, je ne suis pas si froide avec les personnes de mon entourage ou de rencontre. Je les aime, affirma-t-elle avec véhémence. Cette femme ne vit que pour une seule flamme...

– L'amour des amants ?

– Oui ! Et elle est sans doute bien heureuse, car cela n'est pas donné à tout le monde.

Honorine passa sa petite tête sous le bras de sa mère.

– Que lis-tu ? Est-ce la mort du mari de la princesse de Clèves ?

– Non. C'est une lettre que m'a envoyée Mlle Bourgeoys de Montréal. C'est une religieuse, informa-t-elle Séverine, une nonne papiste comme tu dis. Elle est venue fonder Ville-Marie avec la recrue de M. de Maisonneuve, et y ouvrir une école pour enseigner les enfants des colons et des artisans.

– Je me souviens d'elle, dit Honorine, nous l'avons rencontrée à Tadoussac avec, dans ses bras, un petit enfant malade qu'elle avait empêché des matelots de jeter à la mer.

Une fois de plus, Angélique s'étonna de la mémoire surprenante de ce bout de fille.

Chapitre 17

Les réflexions de Nathanaël parlant de son patrimoine répondaient aux préoccupations de Séverine et, un peu plus tard, elle reprit la discussion.

– Oh ! Dame Angélique, c'est vrai, je veux retourner à La Rochelle. Pourquoi sommes-nous parties ? Moi aussi là-bas, j'ai un patrimoine. J'aimais ma maison et ses beaux meubles. Nous avions aussi des champs hors les murs et une autre grande demeure à l'île de Ré que les « papistes » ont donnée à notre tante Demuris parce qu'elle s'était convertie. Cela est injuste et inique, et nous n'aurions pas dû abandonner nos biens.

– Séverine, ne venons-nous pas de faire ensemble un beau voyage ?

– Oui, mais j'en ai assez de tous ces Anglais.

– Ils appartiennent pourtant comme toi à la religion réformée.

– Ce n'est pas la même chose. Et puis nous, nous sommes surtout français. Les gens de Salem me traitaient de « papiste » à cause de mes façons. Grand bien leur fasse ! Je préfère mes façons aux leurs. Ils sont raides comme des piquets. À La Rochelle, j'aurais pu trouver un parti à ma convenance, mais ici, je n'aurai le choix qu'entre d'exécrables catholiques ou des étrangers. Les jeunes gens réformés de Gouldsboro n'ont ni religion ni culture et il y en a d'ailleurs si peu.

Honorine lui entoura le cou de son petit bras.

– Ne pleure pas, ma mie Séverine, je t'aime bien ! Qu'est-ce que j'aurais fait sans toi chez les Anglais ?

Séverine traversait une crise et Angélique souhaitait l'en voir remise avant qu'elle retrouvât, à Gouldsboro, sa famille, son père Gabriel Berne, ses deux frères Martial et Laurier, sa belle-mère, la douce Abigaël, et ses deux demi-sœurs nées en terre d'Amérique.

– On se demande pourquoi les huguenots français ont échoué dans leurs entreprises en Amérique ? C'est à cause de leur attachement au roi et au pays. En effet, pour réussir, il n'y a qu'à suivre le chemin de Champlain, un huguenot comme les autres mais qui a abjuré. Devenu catholique, il n'a plus connu que réussite et gloire. Tout cela est clair. Abjure ou disparais. Voilà notre lot. Ici ou là, c'est l'étouffement. Nous ne pouvons survivre hors de notre terre, coupés de notre royaume. Il y a longtemps que j'ai compris que nous aurions dû rester sur notre sol et garder La Rochelle par les armes.