Sitôt dans la rue, elle ôta son chapeau et son bonnet. Ses cheveux lui collaient aux tempes par la sueur qui l'inondait. Elle marcha aussi rapidement que possible jusqu'à la maison de Mrs Cranmer où on les avait logés. Son malaise se dissipa. Mais, lorsqu'elle voulut s'étendre sur le lit de la grande chambre qu'on avait mise à leur disposition, elle éprouva une douleur dans les reins et eut l'impression, une fois de plus, d'étouffer. Alors, elle se leva et se dirigea vers la fenêtre. Elle pensait à cette maternité nouvelle qu'elle avait tant souhaitée.
Chapitre 2
« Pourquoi ai-je tant désiré cela ? » se demandait Angélique de Peyrac, la belle comtesse française des rivages américains, debout devant la fenêtre qu'elle avait ouverte, au premier étage de la demeure de Mrs Ann-Mary Cranmer, en la ville active et puritaine de Salem, État du Massachusetts, Nouvelle-Angleterre.
Elle n'était pas encore vraiment inquiète, seulement légèrement oppressée.
Son regard errait, sans s'y attarder, sur l'horizon embué, couleur de perle, vers lequel s'enfuyaient en vagues successives les roches brunes découvertes par la marée basse, tandis que scintillait, comme mille petits miroirs oubliés en leurs creux tapissés de goémon, l'eau des mares que la mer laissait en se retirant.
C'était l'heure chaude, presque midi, à la fin d'un été exténuant. Les bruits du port et des chantiers de construction navale, sur la gauche, s'estompaient.
Mais Angélique, saisie d'une subite lassitude, ne percevait pas vraiment ce qui l'entourait, ou n'en éprouvait, elle qui d'habitude aimait la contemplation de l'océan, que le côté un peu angoissant, suscité par la vue d'espaces trop infinis.
Ajouté au choc et à la déception que lui avait causés l'audition de ces tristes événements, un souci personnel venait de troubler l'état de quiétude et de bonheur permanents dans lequel elle s'était, en quelque sorte, habituée à vivre au cours de cette dernière année. Consciente que certains dangers étaient sur le point de menacer l'équilibre de ce bonheur et que certaine décision qu'elle avait prise quelques mois auparavant l'en rendrait responsable, elle éprouvait le besoin de s'interroger sur ce qui l'avait entraînée à entreprendre cette aventure qui était en fait – elle craignait de s'en apercevoir aujourd'hui – une folie !
« Pourquoi ai-je tant voulu cela ? »
Ne s'était-elle pas, une fois de plus, laissé piéger par les impulsions de sa nature qui mordait à la vie comme dans un fruit, sans s'interroger sur le lendemain ?
« Folle Angélique ! » se gourmandait-elle.
N'avait-ce pas été comme un caprice de sa part ?
Tout allait si bien. Tout était si parfait et solide autour d'eux, enfin !
Qu'avait-elle eu besoin d'exiger on ne sait quelle consécration à un bonheur sans nuages, à une réussite qui ne faisait que se confirmer, alors qu'en pleine santé et cessant de trembler pour les siens, elle pouvait désormais goûter sans appréhension tous les agréments de l'existence ?
N'avait-elle pas reçu du sort, longtemps contraire, toutes les réponses et toutes les récompenses ?
N'avait-elle pas reçu de la vie tout ce qu'une femme peut souhaiter ? Un époux qu'elle adorait et dont elle se savait passionnément aimée, deux fils beaux et charmants qui, dans l'éclat de leur prime jeunesse, étaient aujourd'hui l'un des ornements de la cour de France où leur entrain et leur faconde faisaient merveille ! Dixit la dernière épître de Florimond, l'aîné, apportée par les premiers vaisseaux d'Europe. Près d'elle, en Amérique, lui restait une enfant plus jeune, la petite Honorine, chérie de tous, qu'elle s'amusait à voir grandir, oubliant leurs épreuves partagées de combats, de peurs et de solitude auxquelles elle se reprochait de penser encore trop souvent, puisque désormais c'était loin.
Car n'avait-elle pas connu, aux côtés de Joffrey de Peyrac, son époux, toutes les réussites et vu se réaliser en moins de trois années tous les miracles ?
Entre autres, la prospérité de leurs établissements d'Amérique du Nord : Gouldsboro, sur les rives de l'Atlantique et Wapassou, au cœur des forêts du Maine, fondés dans les pires difficultés, mais qui aujourd'hui, grâce à leur alliance avec la Nouvelle-Angleterre, connaissaient un rapide développement. La paix régnait dans cette sorte de mer intérieure qu'on appelait la baie Française1, où pullulaient des représentants de diverses nations et dont le comte de Peyrac était devenu le guide, sinon le maître incontesté, son influence pacifique et active s'étendant vers l'intérieur jusqu'aux sources du Kennébec, extrême limite de ses possessions.
Plus miraculeux encore et déterminant tout, n'avaient-ils pas obtenu, elle et lui, le pardon –presque une reddition à leur endroit – du plus grand monarque de l'univers, Louis XIV, roi de France, et ce, après un long conflit où tous trois, Joffrey, le vassal vaincu, elle, la sujette rebelle, lui, le souverain implacable, s'étaient portés les pires coups ? Cela était arrivé contre toute espérance. La nouvelle leur en avait été portée alors qu'ils se trouvaient à Québec, hôtes de M. de Frontenac, le gouverneur de la Nouvelle-France, qui avait soutenu leur cause et attendait avec eux le verdict du roi. Il était sans réserve. Le roi de France, redouté sur tous les continents, s'inclinait devant eux, les réprouvés, les exilés, oubliant les offenses, leur rendant titres et richesses, leur ouvrant à nouveau les portes du royaume, et allant jusqu'à accepter d'attendre leur retour, les laissant libres d'en déterminer, eux seuls, le moment et les circonstances.
Angélique, femme comblée, femme gâtée, maîtresse de son destin désormais entre leurs seules mains, protégée et défendue de toute part, libre de vivre heureuse et sans tourments dans les lieux et parmi ceux qu'elle avait choisis, qu'avait-elle eu besoin d'exiger encore du ciel un cadeau, un bienfait, un petit miracle de plus ? Un enfant.
Elle soupira et secoua la tête.
« Tu seras toujours la même ! »
Elle porta la main à ses yeux. Le miroitement des mares d'eau comme autant de louis d'or jetés par poignées à travers la baie l'éblouissait. L'odeur puissante de la grande plaine de goémon étalée devant elle lui causait une légère nausée. On voyait quelques voiles blanches très lointaines se balancer, comme posées à même les roches, dans la brume dorée.
Au pied de la maison, il y avait une place de terre rougeâtre et poussiéreuse où allaient et venaient, même à cette heure de canicule, quelques-uns des actifs habitants de Salem, vêtus de sombre pour la plupart et coiffés du haut chapeau noir à boucles d'argent ou d'acier sur le devant, adopté par les puritains d'Angleterre, lors de la révolution de 1649 fomentée par l'austère Olivier Cromwell.
Les femmes, elles, en majorité vêtues de bleu cru, avec coiffes et grands cols blancs, trahissaient par cet uniforme leur statut d'« engagées », c'est-à-dire de personnes n'ayant pas achevé de payer leur passage au Nouveau Monde par des années de service auprès de ceux qui les avaient commanditées. Ce qui ne les empêchait pas d'avoir l'allure dégagée et assurée de femmes qui, au moins une fois, avaient décidé, en acceptant de traverser l'océan, de choisir leur servitude.
Tout ce monde se déplaçait diligemment, comme tout bon citoyen du Massachusetts, absorbé par le but à atteindre et la tâche à remplir, mais pas au point de ne pas jeter, en passant, un regard curieux et intéressé vers la demeure de sir Thomas Cranmer où l'on savait que les hôtes de Gouldsboro étaient descendus, et apercevoir à sa fenêtre celle que l'on appelait un peu partout, au long des rivages et jusqu'aux établissements des frontières, « la belle Française ».
Car l'on était badaud à Salem comme dans tous les ports du monde où la mer vous apporte, qu'on le veuille ou non, qu'on craigne pour son âme ou qu'on soit disposé à la perdre, tous les spécimens d'humanité parfois séduisants, toujours inquiétants, mais avec lesquels il faut bien tenter de s'accommoder si l'on veut commercer.
La grande dame française n'était pas une inconnue pour les gens de Salem et l'on savait bien des choses sur elle, entre autres qu'elle avait sauvé du couteau à scalp des Indiens ou de la captivité en Canada un groupe de laboureurs anglais de l'Androscoggin, au nord, dans le Maine.
On savait aussi qu'elle était l'épouse d'un gentilhomme d'aventures qui, bien que français et sans doute catholique, entretenait d'excellentes relations avec le Massachusetts, jusqu'à faire construire nombre de ses navires dans les chantiers de la côte.
Leur venue apportait donc un regain d'activités dans la ville, et l'on dissimulait sous l'excuse vertueuse des affaires le plaisir que l'on prenait à observer leurs équipages, leurs toilettes et leurs mœurs, naturellement plus légères et soupçonnées d'être dissolues, mais que l'on excusait puisque françaises.
Cependant, en ce jour, beaucoup d'hommes, après avoir jeté un regard vers la belle étrangère debout à sa fenêtre, détournaient promptement les yeux et affectaient de pincer les lèvres avec réprobation.
Il ne seyait pas, songeaient-ils – et ils en tiendraient le propos à leur femme pour l'instruire et à leur conseil pour l'en avertir – qu'une personne du sexe, dont la maternité prochaine était désormais si apparente et, de plus, drapée de vêtements trop somptueux pour un état qui exigeait discrétion et même confusion, se tînt ainsi à la fenêtre au vu et au su de la cité.
Il fallait vraiment être une papiste dévergondée, n'ayant reçu aucune éducation de pudeur et de décence, pour non seulement se le permettre, mais encore ne paraître en éprouver aucune honte !
Angélique, voyant les regards se tourner vers elle, finit par soupçonner les réactions de quelques-uns. Sachant les puritains très ombrageux sur les questions charnelles, elle se donnait toujours beaucoup de mal pour prévenir leur susceptibilité pointilleuse, mais il y avait souvent quelques petits détails qui lui échappaient.
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