Sans répondre à la remarque de son ami, Adalbert accentua son sourire :

– Alors, cet enterrement ? demanda-t-il en repoussant d’un geste machinal la mèche qui lui mangeait continuellement un sourcil. Ça s’est bien passé ?

– Tu n’avais qu’à m’accompagner, tu le saurais.

– Il ne faut pas trop m’en demander, mon bon ! Je ne suis venu dans ce pays quasi barbare que pour te tenir compagnie. En outre, j’ai horreur des enterrements.

– Celui-là valait le dérangement : une simplicité pleine de grandeur et de couleur locale avec, en plus, une surprise.

– Bonne ou mauvaise ?

– Pas terrible. Je savais que les Saint Albans appartenaient à la famille de sir Andrew mais j’ignorais qu’ils étaient ses héritiers directs. Ils sont maintenant comte et comtesse de Killrenan. Une descendance qui ne doit pas causer beaucoup de joie à mon vieil ami. Je les trouve aussi antipathiques l’un que l’autre bien qu’elle soit jolie.

– Il n’avait qu’à y penser plus tôt à sa descendance et s’en fabriquer une, remarqua Adal, rejoignant sans le savoir la philosophie du lutin de la lande.

– Quelqu’un m’a déjà dit ça ce matin. Tu verras à quoi ils ressemblent le jour de la vente chez Sotheby’s. Peut-être même avant : lady Mary n’a toujours pas digéré l’affaire du bracelet...

– Tu crois qu’ils seront sur les rangs pour la Rose ?

– Elle sûrement. Elle entre en transe dès qu’elle voit un joyau. Lui, je n’en sais rien : il est collectionneur de jades rares mais il est peut-être amoureux et comme il a l’air plutôt argenté, cet avocat...

– Il appartient au barreau ?

– Il paraît.

Tandis que Morosini portait à ses lèvres le verre qu’on venait de lui servir, Adalbert vidait le sien tout en retombant dans sa songerie de tout à l’heure mais son ami n’eut pas le temps de lui poser de questions. Il se gratta le bout du nez puis soupira :

– A propos d’avocat, quelqu’un qui te touche de près va en avoir un besoin urgent ces jours-ci !

– Qui donc ?

– Anielka Ferrals. Elle est accusée du meurtre de son mari.

Les doigts nerveux de Morosini retinrent de justesse le verre qui allait s’en échapper. Son second réflexe fut de le vider d’un trait.

– Comment as-tu appris cela ? murmura-t-il.

L’archéologue reprit le journal resté étalé sur ses genoux, le retourna et le lui offrit :

– C’est là-dessus. J’hésitais un peu à te le dire pour ne pas achever de détruire ton moral après l’enterrement d’un ami mais ce n’est que reculer pour mieux sauter : autant que tu saches tout.

– Je préfère, en effet...

Ce fut vite lu : l’information était brève, presque laconique. Visiblement, Scotland Yard gardait vis-à-vis des journalistes un silence prudent afin de leur éviter de se mêler de son enquête et de la gêner : les présomptions d’empoisonnement sur la personne de son époux qui pesaient sur lady Ferrals étant sérieuses, la jeune femme avait été conduite au commissariat central de Canon Row puis présentée au juge qui lui avait refusé la liberté provisoire. Elle venait d’être écrouée à la prison de Brixton. Rien de plus !

Tandis qu’Aldo lisait, Vidal-Pellicorne observait son ami. Il semblait accablé. Plus la moindre trace de l’indolente ironie qui rendait si séduisant l’étroit visage brun au profil de condottiere ! Et quand les yeux bleu acier se relevèrent sur lui, Adalbert put y voir passer une ombre de douleur qui confirma ses inquiétudes : en dépit de la rude déception qu’il lui devait, Morosini aimait toujours la jeune Polonaise dont il avait espéré un instant faire sa femme.

Il se garda cependant de la moindre remarque, sachant qu’elle serait mal venue :

– Ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est comment on a pu en arriver là, se contenta-t-il de soupirer. Il n’est pas possible qu’elle soit coupable.

– Crois-tu ? Ses réactions sont tellement imprévisibles ! J’ai souvent eu l’impression que, pour elle, la mort – qu’il s’agisse de la sienne ou de celle des autres ! – ne présentait guère d’importance. Je crois qu’elle doit savoir aimer mais ce dont je suis certain c’est qu’elle sait haïr. Souviens-toi de son mariage et des jours qui l’ont suivi !

– Elle avait bien quelques circonstances atténuantes ! Son époux s’était comporté avec elle comme un soudard sans même attendre d’être marié selon l’Église. Quant à toi, elle était persuadée que tu te moquais d’elle avec la sublime Dianora Kledermann, ton ancienne maîtresse.

– Je te l’accorde. Pourtant, de là à tuer, il y a quand même une différence. De toute façon, rien ne sert d’ergoter : en rentrant à Londres demain, nous en saurons peut-être un peu plus... Et, à ce propos, toi qui connais le monde entier, as-tu des relations à Scotland Yard ?

– Aucune ! L’Angleterre n’est pas ma villégiature préférée. J’apprécie ses maîtres tailleurs, ses chemisiers, ses jardins, son tabac, son whisky et son code de la civilité puérile et honnête, mais je déteste son climat, ses odeurs de charbon, sa Tamise huileuse, son brouillard, son Intelligence Service avec qui j’ai eu à en découdre parfois et surtout sa cuisine ! Le pire, en la matière, étant le haggis qui est sans doute la plus abominable tambouille que j’aie jamais avalée...

On l’évita soigneusement au dîner où Aldo ne mangea guère. En dépit de la sévérité dont il venait de faire preuve, la pensée d’Anielka le hantait. Cette exquise femme-enfant de dix-neuf ans croupissant dans les ombres maléfiques d’une prison lui était d’autant plus insupportable que depuis quatre mois il s’efforçait de l’enfouir au plus profond de sa mémoire à la limite des frontières de l’oubli. Sans résultat, bien entendu ! Pour ce genre d’entreprise, il fallait laisser le temps au temps...

Anielka ! Depuis leur première rencontre dans les jardins de Wilanow, près de Varsovie, elle l’obsédait. Peut-être parce qu’elle était entrée dans sa vie en même temps que Simon Aronov et que c’était à peine une coïncidence qu’elle eût arboré l’Étoile bleue, un soir d’avril à Paris, en débarquant du Nord-Express avec son père et son frère. À cet instant Morosini l’avait déjà sauvée, par deux fois, du suicide. Si elle voulait attenter à sa vie, c’était d’abord parce qu’elle devait renoncer à Ladislas, l’étudiant nihiliste qu’elle aimait, ensuite parce qu’elle refusait d’être livrée en justes noces à Eric Ferrals, le marchand d’armes. Et puis, il y avait eu la rencontre au Jardin d’Acclimatation – elle adorait les jardins ! – où, après lui avoir dit qu’elle l’aimait, elle avait supplié Aldo de la sauver d’un mariage odieux mais nécessaire pour renflouer la fortune familiale, et tout ce qui s’était ensuivi jusqu’à ce dernier billet disant qu’ayant accepté par raison la vie conjugale elle n’en vouait pas moins à son prince vénitien un amour éternel. Un billet que, le soir même, il déchirait en morceaux et jetait par la fenêtre du train pour Venise...

Était-ce à cause de cet amour qu’elle avait tué ? La tentation d’y croire était forte et Morosini se défendait de plus en plus faiblement contre une explication romantique flattant sa vanité. De toute façon, il savait bien qu’à peine à Londres il n’aurait rien de plus pressé que de voler vers elle si c’était possible, d’essayer de la voir et de tout tenter pour l’aider.

Cette idée fixe l’occupa la majeure partie de la nuit et tout au long de l’interminable voyage à bord du train de la Great Northern Railway qui les débarqua le surlendemain, Adalbert et lui-même, rompus de fatigue et couverts d’escarbilles du glorieux charbon britannique, sur un quai de la gare de King’s Cross. D’où un courageux taxi les véhicula jusqu’à l’hôtel Ritz à travers un brouillard à couper au couteau.

Depuis longtemps le grand hôtel de Piccadilly recueillait les suffrages du prince Morosini tout comme son homonyme de la place Vendôme à Paris. Peut-être parce que son architecture, inspirée de beaux immeubles parisiens et des arcades de la rue de Rivoli, lui semblait agréable. Mais il en aimait aussi la décoration intérieure élégante, la qualité parfaite du moindre détail, l’attention sans faille du personnel et surtout le style incomparable. Adalbert, pour sa part, avait une prédilection pour le Savoy, qui drainait la clientèle américaine et les vedettes hollywoodiennes... que le Ritz d’ailleurs refusait alors de recevoir depuis que Charlie Chaplin s’y était comporté de façon peu convenable. Cependant, pour ne pas quitter son ami, il s’était rangé à ses préférences et ne le regrettait pas.

Les deux hommes arrivèrent à l’hôtel pour l’heure du thé. Un cortège de femmes élégantes et d’hommes bien habillés se dirigeait vers le grand salon où se déroulait cette importante cérémonie. Pressé de se débarrasser de ses escarbilles et de se reposer, Adalbert fonçait droit sur les ascenseurs sans regarder à gauche ni à droite. Aldo le retint par sa manche :

– Regarde un peu qui est là !

Deux dames traversaient le hall en direction du salon de thé, suivies d’un valet de pied. La plus âgée s’appuyait au bras de sa compagne et c’était elle qui retenait l’attention de Morosini. Grande avec beaucoup d’allure, elle coiffait d’une haute toque en velours violet copiée sur celles qu’affectionnait la reine Mary un visage sillonné de rides mais dont l’ossature parfaite lui conservait une beauté un peu fossile mais réelle.

– La duchesse de Danvers ? souffla Vidal-Pellicorne. Tiens donc !

– Oui, n’est-ce pas ? Si quelqu’un sait ce qui s’est passé chez Ferrals, ce doit être elle. Souviens-toi : à son mariage, sir Eric la traitait en parente proche.

– Oh, je n’ai rien oublié ! Et notre conduite est toute tracée : on grimpe se changer en vitesse et on va prendre le thé !

Un quart d’heure plus tard, Aldo et son ami se présentaient à la jeune fille vêtue de noir et de blanc qui, à ce moment de la journée voué surtout aux femmes, faisait office de maître d’hôtel. Tous deux savaient que l’on ne pouvait avoir accès aux délices du tea time sans passer par elle :