– J’espérais un peu que vous viendriez. Nous avons à parler tous les deux.

– De quoi, mon Dieu ?

– Vous le savez très bien : du bracelet de Mumtaz Mahal.

– Ni l’heure ni le lieu ne me paraissent convenir, fit-il avec sévérité. D’autant qu’il n’y a rien à en dire...

– Ce n’est pas mon avis. Oserez-vous nier que vous m’avez menti quand je suis allée chez vous en prétendant que mon oncle ne vous l’avait pas remis ? Notre notaire a reçu de vous une somme importante provenant de la vente d’un objet à vous confié par feu lord Killrenan.

– C’est exact. Mon vieil ami m’avait donné un objet en dépôt mais en l’assortissant d’une condition formelle : ne le vendre à aucun sujet britannique, homme ou femme et quel qu’il fût.

Le blond visage éclairé par des yeux d’un délicat gris de nuage s’empourpra.

– Il a fait ça ? Et, bien sûr, ce quelque chose était le bracelet ? À qui l’avez-vous vendu ?

– La discrétion est l’une des règles majeures de ma profession.

– Mais je veux savoir...

– Vous ne devriez pas retenir ainsi le prince Morosini, ma chère, coupa la voix mate de lord Desmond. Il est attendu et nous-mêmes avons à tenir un conseil de famille... Nous nous reverrons plus tard, n’est-ce pas ? ajouta-t-il en adressant à Aldo ce qui pouvait, à la rigueur, passer pour un sourire. Au moins le jour de la vente où nous serons tous.

Le Vénitien s’inclina sans un mot et quitta le château pour rejoindre la voiture de louage qui l’attendait sur la lande. Il n’aimait pas la dernière phrase de sir Desmond : en dépit d’une apparente amabilité, il croyait y déceler une vague menace qu’il se reprocha aussitôt. S’il commençait à déceler des intentions malveillantes et à voir des ennemis partout, non seulement il ne viendrait pas à bout de sa tâche mais il finirait par voir aussi de vilains hommes noirs et des éléphants roses. Que sa passion des pierres précieuses rendît lady Mary un peu folle et que feu sir Andrew détestât sa famille ne signifiait pas pour autant que celle-ci fût composée de malfaiteurs. Heureusement que l’on avait arrêté finalement l’assassin du vieux lord -un Indien fanatique qui s’était pendu dans sa prison en utilisant son turban. Sans cela il eût volontiers attribué le meurtre à ses héritiers. En toute honnêteté, l’idée l’en avait même effleuré bien que l’événement se fût déroulé loin d’eux...

Avant de monter en voiture, il jeta un dernier regard sur la vieille tour féodale au sommet de laquelle la bannière aux couleurs des Killrenan flottait dans le vent soudain chargé d’humidité. Selon toute probabilité, son vieil ami n’y pourrait guère compter sur une autre compagnie que celle de ses ancêtres, pensa-t-il avec une nuance de mépris.

Le temps changeait. Le ciel se chargeait de masses noires tandis que les îles Orkney s’emmitouflaient de leurs brumes tourbillonnantes. En bas, dans la petite anse, le Robert-Bruce, ses hommes rentrés à bord, levait l’ancre avec en signe d’adieu un dernier coup de sirène. Une tempête allait sans doute se lever : il lui fallait gagner un abri plus sûr. La voiture à son tour s’ébranla pour ramener Morosini dans la capitale des Highlands, Inverness, distante d’environ cent quarante miles.

Durant tout le voyage qui eût été agréable si le temps s’était maintenu car la route descendait vers le sud en suivant la mer, Aldo s’efforça de détourner son esprit de celui qu’il ne reverrait plus pour se soucier uniquement de la vente mentionnée tout à l’heure par sir Desmond : celle d’un joyau historique de première grandeur appelé la Rose d’York. Il s’agissait d’un diamant cabochon de belle taille composant autrefois le centre d’une pièce dont on ignorait ce qu’étaient devenus les autres éléments et qui représentait les armes de la famille d’York. La pièce en question se nommait alors la Rose blanche et avait été offerte au duc de Bourgogne, Charles le Téméraire, par sa troisième épouse, la princesse anglaise Marguerite, lors de leur mariage célébré à Damme le 3 juillet 1468. Elle avait disparu avec la majeure partie des trésors du Téméraire après la désastreuse bataille de Grandson.

Mais l’histoire du diamant ne commençait pas à la dynastie anglaise. Elle remontait presque à la nuit des temps puisque la pierre, apportée de l’Inde par les caravanes de la reine de Saba et offerte par celle-ci au roi Salomon, fut alors enchâssée avec onze autres dans la grande plaque d’or dite pectoral du Grand Prêtre composée sur l’ordre du Roi Sage à l’intention du Temple de Jérusalem.

Après mainte et mainte tribulation, le pectoral existait toujours, même si certaines pierres avaient disparu. Il appartenait à un homme hors du commun, extraordinaire : un Juif boiteux et borgne, très riche mais surtout très cultivé et très mystérieux, Simon Aronov, qu’une nuit du dernier printemps Aldo Morosini avait été invité à rencontrer dans une demeure secrète, après un long périple dans les caveaux et les souterrains régnant sous le ghetto de Varsovie.

Ce que voulait Simon Aronov était simple : obtenir de cet expert européen en joyaux anciens qu’il l’aide à récupérer les quatre pierres manquant au pectoral et cela dans le plus noble des buts : une tradition juive voulait, en effet, qu’Israël retrouve patrie et souveraineté quand ce symbole des Douze Tribus, entièrement reconstitué, lui serait rendu.

Le choix du prince-antiquaire n’était pas fortuit : parmi ces quatre pierres, sa famille maternelle possédait depuis plusieurs siècles le saphir, dit saphir wisigoth ou Étoile bleue, et Aronov espérait obtenir de son hôte qu’il accepte de le lui vendre, ignorant encore qu’Isabelle Morosini, la dernière propriétaire, avait été assassinée par son cambrioleur.

Cette nuit-là, une entente s’était scellée entre le Juif et le prince chrétien. Fructueuse, puisque deux mois plus tôt, dans l’île-cimetière de San Michele à Venise, Simon Aronov recevait des mains de son émissaire le saphir revenu à lui au terme d’une folle aventure jalonnée de plusieurs morts puisque, hélas ! les gemmes arrachées au pectoral attiraient le malheur.

La Rose d’York était donc la deuxième pierre manquante et, depuis une semaine, la presse britannique, relayée par les principaux journaux européens, embouchait ses grandes trompettes afin d’annoncer la vente prévue chez Sotheby’s pour le 5 octobre. Sans se douter le moins du monde que le bijou annoncé n’était pas le vrai mais une admirable copie exécutée dans les moindres détails grâce à un procédé connu du seul Simon Aronov.

Le raisonnement de celui-ci était simple. Ayant acquis la certitude que le diamant ne pouvait se trouver qu’en Angleterre, caché au fond du coffre de quelque collectionneur particulièrement discret, il jouait là un coup de poker reposant sur sa profonde connaissance de l’âme humaine et surtout de celle plutôt complexe des collectionneurs de tout poil. Selon ses prévisions, le possesseur du véritable diamant ne pourrait supporter le battage suscité autour de la fausse pierre parce que, de deux choses l’une : ou bien le vacarme soulevé par l’annonce de la vente lui inspirerait un doute insidieux sur l’authenticité de sa propre pierre, ou bien son orgueil ne tolérerait pas de voir un faux susciter admiration, convoitise et même dévotion. De toute façon, il se manifesterait, et c’est là que l’attendait Simon Aronov par la personne interposée d’Aldo Morosini. Aussi, dès son retour à Londres, celui-ci comptait-il bien se rendre chez le joaillier censé être le découvreur du joyau et qui le livrait au feu des enchères dans l’espoir « secret » -selon la presse – d’inciter le gouvernement de Sa Majesté à l’acheter pour le joindre au Trésor de la Couronne déposé à la Tour de Londres et empêcher ainsi qu’une pièce appartenant à l’histoire anglaise quitte la mère patrie. Les journaux faisaient aussi état de plusieurs lettres anonymes, reçues par Mr. Harrison, affirmant que son diamant était faux et que, s’il n’annulait pas la vente, il risquait d’être démasqué publiquement. Toute une suite de bonnes raisons pour une visite au luxueux magasin de New Bond Street !

Il était déjà tard et de violentes bourrasques de pluie trempaient les rues d’Inverness quand la voiture déposa son passager devant le Caledonian Hotel. Transi, car le mercure était en chute libre, celui-ci paya son chauffeur et se précipita à l’intérieur, avide de retrouver une baignoire pleine d’eau chaude – le Caledonian était le meilleur hôtel de la ville et son confort sans défaut ! – et un verre de la boisson nationale, mais, en traversant le hall, il aperçut son ami Adalbert, installé au bar, un journal en travers des genoux, un gobelet de whisky à la main et apparemment en proie à une profonde méditation. Ce qui était tout à fait inhabituel. Aussi choisit-il de le rejoindre afin d’apprendre la raison d’une mine aussi sombre.

– Eh bien ? fit-il en s’installant sur le tabouret voisin et en indiquant du geste au barman de lui servir la même chose. Tu en fais une tête ?

Adalbert Vidal-Pellicorne tressaillit mais arbora aussitôt le sourire qui le quittait rarement. C’était le plus agréable compagnon qui soit : toujours optimiste et d’humeur égale il avait noué depuis quelques mois avec Aldo une amitié qui, née d’abord de la nécessité, ne cessait de s’affirmer à l’entière satisfaction des deux hommes. Bien que leur première rencontre se fût déroulée dans des circonstances pittoresques, elle avait été souhaitée, voulue par Simon Aronov. Vidal-Pellicorne était l’un des rares hommes en qui le Boiteux eût une confiance absolue. Et cela en dépit d’une apparence et d’un comportement originaux pour ne pas dire farfelus.

Au physique, c’était un homme d’une quarantaine d’années mais qui en paraissait dix de moins. Long et mince au point que l’on pouvait se demander s’il possédait un squelette, il arborait sous une tignasse blonde et bouclée toujours en désordre une figure de chérubin aux yeux d’un bleu candide et au sourire angélique, ce qui ne l’empêchait pas d’être malin comme un singe, solide comme un roc et doué d’une habileté manuelle remarquable. Archéologue de profession avec un faible pour l’égyptologie et une solide connaissance des pierres précieuses, il écrivait agréablement, s’habillait avec élégance, possédait toutes les qualités d’un épicurien, d’un parfait homme du monde, d’un habile prestidigitateur et d’un serrurier à rendre jaloux le fantôme du roi Louis XVI. C’était surtout grâce à ses divers talents que Morosini avait pu récupérer le saphir et le restituer à Simon Aronov. Tel qu’il était, Morosini l’aimait bien et appréciait de l’avoir comme partenaire dans la dangereuse quête pour le pectoral.