— Une femme du monde doit se tenir au courant de tout ! C’est une obligation morale, avait-elle coutume de répéter.
Elle se pencha sur L’Étrangère, dans une attitude qui lui semblait aussi gracieuse qu’intellectuelle, mais ne fit que se pencher. En réalité, elle épiait les bruits du dehors. Hélas, s’il vint du monde et en particulier Mrs. Hugues-Hallets pour prendre des nouvelles de sa petite voisine, le marquis de Varennes ne se montra pas et, quand elle remonta s’habiller pour passer la soirée au Casino, Albine était de fort méchante humeur.
Le lendemain après le déjeuner, elle voulut reprendre sa faction quand – miracle ! – Paulin vint demander si Madame et Mademoiselle voulaient bien recevoir M. de Varennes : du coup elle en oublia son rôle de tendre infirmière :
— Qu’il entre, bien sur ! s’écria-t-elle de cette voix vibrante qui faisait le succès de Mme Sarah Bernhardt. Nous le recevrons avec joie…
Ce « nous » était au moins excessif car à peine Francis – costume de coutil clair, cravate de soie grège, badine et canotier – eut-il fait son entrée que, lui laissant tout juste le temps de dire bonjour à sa fille et de s’enquérir de sa santé, elle l’entraînait au jardin sous le fallacieux prétexte qu’on « étouffait positivement » sous la véranda. Vexée et furieuse, Mélanie les vit s’éloigner sur le tapis émeraude de la grande pelouse, puis se perdre entre les massifs d’hortensias et d’héliotropes. Pendant un moment, elle essaya de suivre à travers l’épaisse végétation du jardin le reflet rose de l’ombrelle maternelle mais cela même disparût… et ne revint pas. Et quand Fräulein vint s’installer auprès d’elle pour lui tenir compagnie armée d’un chemin de table destiné à son trousseau et qu’elle parsemait de fleurs de myosotis et de devises gothiques, elle apprit qu’Albine et le « marguis » venaient de partir ensemble pour le cocktail du Casino qui réunissait, en fin d’après-midi, tout ce que Dinard comptait de personnalités et de jolies femmes… convenables tout au moins, les dames de petite vertu, même si elles menaient grand train, n’y étant pas admises. Et comme elles ne l’étaient pas davantage à l’Hôtel Royal, on n’en voyait guère à Dinard qui se voulait une sorte de club très fermé hanté par un monde d’une folle élégance où n’entrait pas qui le souhaitait.
Mélanie se sentait frustrée. C’était elle que Francis venait voir ! De quel droit Albine l’avait-elle accaparé sans même qu’ils aient pu échanger quelques paroles ? Voyant une larme dans les yeux de son élève, Fräulein, qui avait bon cœur, plia son ouvrage et lui proposa de faire atteler le « tonneau » pour une promenade.
Après avoir examiné l’idée pendant quelques instants, Mélanie décida qu’elle était bonne. À quoi bon rester dans cette chaise longue à se retourner les sangs ? Quand elle tenait une proie, sa mère ne la lâchait pas et, de toute évidence, Francis lui plaisait. Il fallait essayer d’en prendre son parti.
— Vous avez raison, soupira-t-elle enfin. Allons faire un tour !
Elle et Fräulein prirent place dans le « tonneau » attelé d’un vigoureux poney que Mélanie aimait bien mener mais dont, par prudence, elle confia cette fois les rênes à la jeune Allemande qui s’en tirait d’ailleurs fort bien.
Il faisait un temps superbe et la mer avait cette belle couleur verte que Mélanie appréciait tant. On fit le tour de la pointe du Moulinet en admirant les roses qui débordaient de tous les jardins, de toutes les terrasses qui dominaient l’anse de Dinard où reposaient de grands yachts blancs pareils à des mouettes endormies tandis que vers l’embouchure de la Rance une multitude de barques déployaient leurs voiles rouges, ocre, rousses, safran ou d’un bleu profond. Plus loin encore, le soleil dorait les remparts de Saint-Malo et les belles demeures anciennes dont les hauts toits d’ardoise luisaient comme du satin. Mélanie adorait la vieille cité corsaire et elle eût volontiers échangé la villa « Morgane » dont elle jugeait le style anglais un rien prétentieux pour l’une des belles maisons des remparts avec leur élégance d’un autre âge et leurs pierres patinées par les vents de la mer. Rien ne devait être plus grisant qu’une promenade sur les chemins de ronde quand la mer gonfle et se fâche, mais jusqu’ici Mélanie n’avait parcouru ce site privilégié que par beau temps et mer plate. C’était beaucoup moins intéressant alors car il y avait toujours un tas de promeneurs pour contempler le rocher têtu où M. de Chateaubriand qui ne pouvait rien faire comme tout le monde avait choisi de passer son éternité.
Mélanie n’aimait pas du tout l’Enchanteur qu’elle jugeait assommant. Pour elle, les grands hommes de Saint-Malo avaient pour nom Jacques Cartier, Duguay-Trouin, La Bourdonnais et par-dessus tout Surcouf dont le vieux Gloaguen lui racontait les exploits avec ferveur et en crachant dans l’eau chaque fois qu’il était question des Anglais. Inutile de dire que, pour lui, Dinard à demi colonisé par les Britanniques était quelque chose dans le genre de Sodome et Gomorrhe et leurs navires de plaisance ancrés dans sa baie autant de sujets de pollution.
Fascinée par l’Histoire en général, et celle de la mer en particulier, Mélanie ne se lassait jamais d’écouter le vieil homme car ses récits étaient pour elle le symbole même d’une liberté qu’elle n’aurait sans doute jamais… Après une enfance étroite car trop protégée et presque cloîtrée, on ne laissait rien à son initiative. Chaque matin on la conduisait en voiture à l’école et on l’en ramenait. Ses promenades aux Tuileries, au Guignol des Champs-Elysées ou au Jardin d’Acclimatation étaient toujours escortées et réglées au quart d’heure près et, même avec son amie Johanna et leurs gouvernantes, elle n’était jamais entrée dans un grand magasin. On ne lui laissait la bride sur le cou qu’à Dinard. Encore fallut-il l’intervention de l’oncle Hubert qui adorait le vieil homme pour que Mélanie pût aller à la pêche avec le père Gloaguen. Sans doute parce qu’elle ne risquait pas d’y rencontrer les amis d’une mère attachée à prolonger cette enfance le plus longtemps possible. Plus tard, on la marierait sans doute à un homme choisi par Cher Grand-Papa sur son propre modèle peu récréatif et auprès de qui elle s’ennuierait à mourir.
— Si nous allions déjeuner à Saint-Malo demain ? proposa-t-elle soudain. Je suis sûre qu’avec des cannes je pourrai monter sur les remparts…
Vaguement effrayée, Fräulein objecta que Madame ne permettrait certainement pas. Elle ne se risquerait d’ailleurs pas à le lui demander.
— Je m’en charge, assura Mélanie. Je ne vois pas en quoi ce serait tellement monstrueux ?
Elle garda pour sa mère la plaidoirie qu’elle préparait déjà, bien décidée à ne laisser personne se mettre à la traverse du plaisir qu’elle se promettait dans la cité qu’elle aimait. Au surplus, Albine devait s’en moquer complètement…
En rentrant à la maison, elle la trouva dans le petit salon. Debout près d’un guéridon, elle respirait, les yeux mi-clos, un magnifique bouquet de roses presque mauves et ne se dérangea pas à l’entrée de sa fille. Elle se contenta de prendre, sur la table, un paquet noué d’un ruban et de le lui tendre.
— Tiens ! Francis de Varennes t’envoie ceci pour que tu trouves le temps moins long…
— Qu’est-ce que c’est ?
— Tu pourrais regarder. C’est un de ces grands puzzles anglais si difficiles à faire. Il pense que tu en auras ainsi pour un moment…
— C’est gentil à lui mais j’aurais préféré qu’il m’envoie des fleurs…
Albine éclata de rire :
— Des fleurs ? À une gamine ?… Tu es folle, voyons !
— Je ne suis plus une gamine !
— Alors cesse de te comporter comme telle… et ne grimpe plus aux arbres ! Ces roses sont belles, n’est-ce pas ?
— Superbes.
— Je trouve aussi. Francis les a envoyées pour moi en même temps que ton cadeau.
Mélanie sentit dans la région du cœur un désagréable pincement. Ainsi sa mère en était déjà à l’appeler par son prénom. Sans doute était-elle aussi Albine pour lui ? Une violente envie lui vint d’arracher ces fleurs qu’elle respirait avec une mine de chatte devant un bol de crème. D’autant qu’Albine était plus jolie que jamais dans une robe de linon rose à entre-deux de dentelles avec, sur la tête, une sorte de charlotte de même dentelle piquée de roses-mousse qui ne cachait qu’à demi son épaisse chevelure d’un blond doré artistement coiffée. Une toilette faite pour une jeune fille plus que pour une femme de trente-six ans… mais la taille si mince et le teint éclatant de Mme Desprez-Martel permettaient toutes les audaces.
La glace placée au-dessus de la cheminée lui renvoya sa propre image qui, par comparaison, attisa sa colère. Sa robe de toile blanche à col marin serrée par une ceinture de cuir lui donnait un peu l’aspect d’un oreiller noué par le milieu. Quant à sa coiffure, le moins que l’on puisse dire est que Mélanie en avait plus qu’assez : ses cheveux relevés et bien tirés étaient ramenés sur la nuque en une grosse natte que l’on repliait pour l’attacher sur sa tête par une large barrette d’écaille ou par un gros chou de ruban blanc. On ne l’aurait pas habillée et coiffée autrement si elle avait été pensionnaire d’un orphelinat et âgée d’une dizaine d’années. Cette fois la coupe déborda :
— Jusqu’à quand va-t-on m’habiller et me coiffer comme ça ? demanda-t-elle d’une voix où vibrait la colère.
— Mais… jusqu’à ce que tu fasses ton entrée dans le monde, ma chérie. C’est tout à fait naturel…
— Vous trouvez ? Les autres filles de mon âge portent leurs cheveux sur les épaules et de jolies toilettes, mais moi, il semble que je sois condamnée à jamais à l’écossais brun en hiver et au piqué ou à la toile en été. Ah ! j’oubliais ! Tous les ans vous me faites faire une robe de taffetas bleu, toujours la même, pour les jours où nous allons chez mon grand-père et pour l’Opéra. Et j’aurai bientôt seize ans !
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