— Trop tôt ? Comment l’entendez-vous ?

— Le plus simplement du monde. Nous devons vivre ensemble une période d’essai. Il dépend de vous que je la remette un jour… ou que je vous la rende.

— Vraiment ? Alors, un conseil, Mélanie : habituez-vous le plus vite possible à l’idée de rester à jamais ma femme. Je ne suis pas très patient et je n’ai pas l’intention de m’imposer une trop longue contrainte !

Il était de mauvaise humeur et il n’avait pu convaincre le notaire de la famille Desprez-Martel de lui remettre une somme d’argent destinée à éponger une dette de jeu. Tant qu’une année ne serait pas écoulée depuis la disparition du vieux Timothée ; la succession ne serait pas ouverte et la mort de Dherblay, si elle advenait, n’y changerait rien. Quelqu’un remplaçait le jeune homme à la tête des bureaux suivant les dispositions établies depuis longtemps par le vieil homme.

Un silence suivit la réplique acerbe de Francis. Albine tenta de le dissiper en déclarant d’un ton enjoué :

— Si nous allions au théâtre un de ces soirs ? La Comédie-Française vient de reprendre Le Marquis de Priola et je serais enchantée de revoir Le Bargy(13) dans ce rôle où il est admirable…

Francis se leva si brusquement que sa chaise bascula et s’abattit avant que le valet qui servait ait pu la retenir. Il était devenu blême et ses yeux noirs étincelaient de fureur :

— Qu’essayez-vous de faire, pauvre gourde ? De l’esprit ? On peut dire que vous avez la main heureuse et j’apprécie l’allusion(14).

Il sortit en claquant la porte tandis que la maladroite Albine, d’abord interdite par la violence de l’apostrophe, éclatait en sanglots et quittait à son tour la salle à manger en appuyant son mouchoir sur sa bouche. Mélanie resta seule à table au milieu de ce grand silence qui suit les coups de tonnerre. Paulin, qui présidait le service, toussota discrètement :

— Madame la Marquise prendra-t-elle du dessert ?

— Je ne vois vraiment pas pourquoi vous m’en priveriez, Paulin ? Vous le ferez suivre d’une tasse de café.

Et la jeune femme acheva son repas comme si de rien n’était, trouvant même à cette soudaine solitude une saveur toute particulière.

La nuit, en revanche, fut plus agitée. Vers deux heures du matin, elle fut réveillée par des coups violents frappés à sa porte, fermée à clef naturellement et devant laquelle, pour plus de sûreté, elle avait tiré une commode en regrettant seulement que l’armoire fût trop lourde pour elle. En même temps, une voix avinée lui intimait l’ordre d’ouvrir en des termes d’une rare obscénité : Francis entendait accomplir sur elle son devoir conjugal et frappait sur le vantail à coups redoublés. Glacée de dégoût, Mélanie retenait son souffle, se gardant bien de répondre pour ne pas exciter davantage la folie éthylique de ce furieux. Un coup plus violent que les autres la fit sursauter puis se précipiter sur sa robe de chambre et ses pantoufles. Si la porte cédait, il faudrait essayer de fuir par la fenêtre.

— Tu vas ouvrir, oui ou non, traînée ? hurla Francis hors de lui. J’te veux pas d’mal… Au contraire, j’veux t’faire du bien…

Mélanie se demandait si ce vacarme n’allait pas enfin attirer quelqu’un quand, avec un grand soulagement, elle entendit les voix de sa mère et de Paulin qui, de toute évidence, tentaient de calmer l’ivrogne. Ce fut, pendant quelques instants, un pandémonium de cris, de prières et d’objurgations que dominaient parfois la voix de basse taille de Paulin ou le rire stupide de Francis décrivant par le menu ce qu’il comptait faire à sa femme et s’en esclaffant bruyamment. Puis soudain, ce furent des sanglots tumultueux :

— Elle veut pas d’moi, ta fille. T’entends ça, Albine ? Elle veut pas d’moi ! Tu d’vrais lui dire, toi, que j’fais bien l’amour. Parce que tu l’sais toi… t’aimes ça. On va aller l’faire ensemble, tiens.

— Monsieur le Marquis a surtout besoin de se reposer, fit la voix pompeuse de Paulin et, du coup, Mélanie, son angoisse coupée net, éclata de rire. Le contraste entre la vulgarité – cette si étrange vulgarité qui surnageait parfois – de Francis et le ton ampoulé du maître d’hôtel avait quelque chose d’irrésistible. Mais apparemment Francis ne renonçait pas à son idée première : entrer chez sa femme et le vacarme reprit de plus belle. Soudain, il s’arrêta net. Il y eut un silence coupé par la voix de Paulin :

— Madame voudra bien m’excuser mais je crois que c’était la seule solution…

— Je ne vous connaissais pas ce talent, Paulin, fit Albine admirative.

— Peu de chose, Madame. J’ai fait pas mal de boxe autrefois et j’essaie de m’entretenir. Je vais à présent porter M. le Marquis dans son lit et veiller à ce qu’il ne trouble plus la paix de cette maison. Bonne nuit, Madame !

Mélanie écouta décroître les pas, dont l’un singulièrement lourd mais, de tout le reste de là nuit, ne put trouver le sommeil. L’incident qui venait de se dérouler, pour être grotesque, n’en était pas moins révélateur. Il allait être de plus en plus difficile de jouer le rôle qu’elle s’était assigné si, chaque nuit, Francis revenait battre sa porte. De toute façon, elle ne pourrait pas l’assumer bien longtemps mais comment échapper à ce piège où elle s’était laissé prendre ? Surtout si Albine refusait toujours de l’aider.

Vers le milieu de la matinée, elle se rendit chez sa mère. Albine, qui se levait toujours tard, était encore au lit, lisant son courrier ou parcourant les journaux tout en étirant interminablement son petit déjeuner. C’était, disait-elle, le meilleur moment de la journée et elle détestait, alors, être dérangée mais, ce matin-là, elle semblait soucieuse et ne protesta pas quand sa fille pénétra dans sa chambre :

— J’allais te faire appeler, dit-elle. On dirait que les mauvaises nouvelles se donnent rendez-vous chez nous…

— M. Dherblay ?… Il est mort ?

— Lui ? Oh non… pas encore tout au moins bien que les réponses soient invariables lorsque j’envoie chez lui chaque jour. Non, cette fois, il s’agit de ton oncle Hubert.

— Oncle Hubert ? Il lui est arrivé quelque chose ? Il n’est pas…

— Mais non, il n’est pas mort ! Qu’est-ce que cette manie d’enterrer les gens ce matin ?

— Pardonnez-moi ! Que lui arrive-t-il alors ?

— Il est au Caire, aux prises avec une mauvaise fièvre qu’il a prise je ne sais où en chassant je ne sais quoi. Le consul de France m’écrit de ne pas trop me tourmenter mais que, très certainement, il ne sera pas de retour pour tes funérailles.

— Mes funérailles ? Il me semble que vous me reprochiez il y a un instant…

— Bien sûr tes funérailles ! Tu oublies qu’après ce qui s’est passé au lac de Côme, nous avions prévenu Hubert… Naturellement, je vais écrire tout de suite pour dire à ce brave consul qu’il rassure ton oncle et que son retour n’a plus rien d’urgent. Il peut se soigner en toute tranquillité. Mais Dieu, que tout cela est ennuyeux ! Tu ne trouves pas ?

Mélanie s’efforça de cacher sa contrariété. Elle avait espéré dans le retour d’Hubert Desprez-Martel pour trouver enfin l’aide dont elle avait tellement besoin et voilà qu’il ne reviendrait pas avant longtemps peut-être… Il fallait en finir.

— Il y a plus ennuyeux encore, Mère, dit-elle fermement en s’asseyant sur le bord du nid de soie et de dentelles où sa mère se prélassait. Je ne veux plus rester ici. Ce qui s’est passé la nuit dernière est la preuve formelle que M. de Varennes a seulement fait semblant d’accepter mes conditions. Je ne veux pas passer mes nuits à empiler mes meubles derrière la porte…

— Je reconnais que l’incident est fort désagréable mais Francis avait bu plus que de raison. D’autre part, tu reconnaîtras que Paulin et moi avons mis bon ordre à la situation ?

Sans doute et je vous en remercie mais vous ne serez peut-être pas toujours là et il est rusé…

— Je vais lui parler. Je suis certaine que cela ne se renouvellera pas !

— Comment pouvez-vous en être sûre ? Vous n’avez aucune influence sur lui, Mère. Croyez-vous que j’aie oublié la façon dont il vous a traitée hier ? Je vous en supplie, laissez-moi partir !

Comme si un ressort venait de se déclencher en elle, Albine devint soudain très nerveuse.

— Non, Mélanie, non !… Il est inutile de revenir là-dessus, je ne peux pas te laisser quitter cette maison.

— Mais enfin pourquoi ? Vous y êtes chez vous, il me semble ? Alors qui vous empêche de m’ouvrir la porte ?

— Tout. Je n’en ai aucune possibilité. Hormis Paulin qui m’est tout dévoué, les autres domestiques sont nouveaux et entièrement dévoués à ton époux.

— Paulin est votre majordome. Son aide devrait suffire ?

— Sans doute mais il sait bien qu’il ne restera auprès de moi que tant qu’il obéira aux ordres de Francis. Sinon…

— C’est incroyable !… Comment avez-vous pu admettre une telle situation ? Abdiquer si totalement votre autorité ?

— Qu’ai-je besoin d’autorité ? Il est si agréable d’avoir auprès de soi un homme sur qui se reposer entièrement ! Regarde la réalité en face, Mélanie ! Nous n’avons plus personne pour nous soutenir et il faut bien admettre que Francis, s’il a quelques défauts, n’est pas sans qualités. Je crois qu’il t’est sincèrement attaché et je ne vois vraiment pas pourquoi vous ne réussiriez pas à former un couple normal ?…

— Qu’appelez-vous un couple normal ?

— Mais… un couple comme il y en a des centaines autour de nous. Il y en a même qui parviennent à être heureux ! En outre, je resterai près de vous, je ne vous quitterai pas.

— Je sais, Mère ! Excusez-moi de vous avoir dérangée !

Cette fois ce fut sous sa main que la porte claqua. En rentrant chez elle, Mélanie avait bien du mal à contenir sa colère, sa déception et son écœurement. La coupe débordait et elle s’accorda la détente des larmes. Pendant de longues minutes, jetée en travers de son lit comme un vêtement oublié, elle sanglota sur cet avenir que l’on prétendait lui imposer puis, peu à peu, elle se calma, reprit possession d’elle-même, s’assit, inspira profondément et se dirigea vers la salle de bains pour se tremper la figure dans l’eau froide. Ensuite elle se recoiffa et se trouva prête au nouveau combat qui allait se présenter à midi lorsqu’elle serait en face de Francis.