— Le temps venu, soyez certaine, ma fille, que je saurai bien le dénicher, ou qu’il soit.
Le déjeuner terminé, les deux hommes allaient fumer un cigare dans la salle de billard, sorte de nécropole gardée par des armures médiévales, tandis que Mélanie et sa mère se morfondaient dans le jardin d’hiver où, au milieu d’orangers en pots et de plantes tropicales entretenues à grands frais, elles grignotaient des chocolats en attendant le café que Soames, le vieux butler anglais, servait traditionnellement sur une table de rotin couverte de damas blanc et dressée devant une haute verrière décorée de roseaux et de nymphéas où d’évanescentes jeunes femmes en tuniques à la grecque s’ébattaient pieds nus et les cheveux flottant au souffle d’une brise imaginaire. Dans son enfance Mélanie s’imaginait que c’était pour leur éviter de prendre froid qu’il faisait si chaud dans cette pièce, la seule de tout l’hôtel où régnait en plein hiver une température agréable, la seule où sa grand-mère aimait à se tenir en dehors de sa chambre et bien qu’elle déplorât vivement la tenue négligée des jolies filles du vitrail. Le reste de l’hôtel bénéficiait en effet d’une fraîcheur toute britannique et de vivifiants courants d’air. Cher Grand-Papa, élevé à la dure chez les jésuites, ne supportait pas la chaleur. Quand revenait la canicule estivale, il partait sur son yacht vers le cap Nord, les Hébrides, les îles Féroé ou toute autre région plus proche du cercle arctique que de l’équateur…
On buvait le café dans d’exquises tasses de Sèvres d’un bleu ravissant et c’était après avoir sacrifié à ce rite dans un profond silence que Cher Grand-Papa passait à la cérémonie des étrennes pour Mélanie. Il faisait approcher sa petite-fille puis, tirant de son gousset une pièce d’or de vingt francs, il la lui remettait en prenant bien soin de refermer sur ce trésor les doigts de la fillette. Après quoi, et toujours avec les mêmes mots, il lui recommandait de ne pas la dépenser mais de la mettre dans sa tirelire afin de se constituer ainsi un petit capital que l’on ferait fructifier plus tard. Mélanie balbutiait alors un remerciement cependant que sa mère s’exclamait rituellement :
— C’est trop de bonté, Père ! En vérité, vous gâtez trop cette petite…
Et là-dessus on s’en allait. À trois heures juste, Cher Grand-Papa, comme s’il avait une pendule dans la tête, tirait de sa poche de gilet sa grosse montre en or et expédiait une famille qui ne demandait que cela. Les grandes portes vernies de l’hôtel se refermaient jusqu’au prochain événement familial (anniversaire ou fête) et l’oncle Hubert se hâtait de ramener mère et fille rue Saint-Dominique avant d’aller chercher à son cercle ou chez quelque belle amie une atmosphère plus cordiale.
Rentrée chez elle, Albine Desprez-Martel allait régulièrement se coucher dans sa chambre où brûlait un feu d’enfer en criant à tue-tête qu’elle était glacée jusqu’à la moelle des os et que, très certainement, il faudrait faire appel dès l’aurore au Dr Gaud, le médecin de famille, pour la retenir encore un peu sur la rive où l’on ne revient jamais une fois qu’on l’a quittée. Quant à Mélanie, comme il était alors trop tard pour les Tuileries ou le guignol des Champs-Elysées avec Fräulein, elle avait le droit de faire ce qu’elle voulait jusqu’à l’heure du dîner, ce qui, à tout prendre, était une bonne chose, bien que la musique ne lui fût pas autorisée pour ne pas aggraver « l’affreuse migraine » habituelle de sa mère. Encore enfant, elle allait jouer au jardin pour se dégourdir les jambes mais, depuis qu’elle avait atteint l’adolescence, elle choisissait de dévorer, voluptueusement couchée à plat ventre devant la cheminée, quelque ouvrage de la comtesse de Ségur ou de Fenimore Cooper qu’elle pouvait lire dans le texte original, ayant appris à parler l’anglais comme l’allemand presque en même temps que le français. Ces auteurs étaient les seuls qui lui fussent permis en dehors des grands classiques et des livres de classe que fournissait l’élégante école de Mlle Adeline Désir, sise rue Jacob, et dont elle suivait les cours depuis l’âge de huit ans. En effet, Cher Grand-Papa s’était formellement opposé à ce qu’elle fût pensionnaire chez les Dames de l’Assomption ou au couvent des Oiseaux comme le souhaitait sa mère.
— Ma petite-fille doit se marier, affirmait-il en donnant volontiers du poing sur la table. Il ne saurait être question de lui farcir la tête avec des idées de cloître et de renoncement. Une institutrice privée et quelques heures par semaine dans une bonne école, voilà ce qu’il lui faut ! Encore ne suis-je pas certain que ce soit bien utile. Qu’elle sache tenir sa maison, ses gens et sa place dans un salon me semble une éducation tout à fait suffisante…
Il avait bien fallu qu’Albine en passât par là, quelque désir qu’elle eût de tenir éloignée d’elle le plus longtemps possible une fille qui, en grandissant, l’empêchait de laisser croire à ses nombreux admirateurs qu’elle avait tout juste vingt-cinq ans. Mais Mélanie que l’internat ne tentait guère en était reconnaissante à son grand-père. L’atmosphère, chez Mlle Désir, était peut-être un peu précieuse et l’on y veillait de près à la religion, mais au moins on n’avait pas à vivre en promiscuité continuelle avec des filles plus ou moins arriérées pour qui, par exemple, les plaisirs de la mer se limitaient à faire des pâtés de sable ou à jouer, en robe de broderie anglaise et chapeau-charlotte de même tissu, au croquet, aux grâces ou au diabolo. De préférence avec des bas noirs et des bottines vernies. Mélanie dédaignait profondément ces plaisirs frivoles depuis que le cher oncle Hubert lui avait appris à nager, à monter à cheval et même – plaisir entre tous divin ! – à tenir la barre d’un petit voilier. C’était d’ailleurs à lui qu’elle devait l’intrusion discrète des Trois Mousquetaires et même – comble d’audace ! – de La Reine Margot au milieu de la sage Bibliothèque Rose. Fenimore Cooper avait été sa dernière trouvaille et Mélanie s’en repaissait tandis que Fräulein, enfermée dans sa chambre, consacrait son temps libre à l’imposante correspondance qu’elle entretenait avec sa famille de Mayence et, surtout, avec son fiancé, un brillant « privat dozent » de l’université de Heidelberg dont elle avait montré en cachette à son élève la martiale photographie. Le « Schatz(1) » de Fräulein y plastronnait en uniforme à brandebourgs, les joues tailladées de deux ou trois cicatrices, appuyé des deux mains sur la garde d’un sabre et sa tête rase, abondamment moustachue, couronnée d’une curieuse coiffure qui ressemblait à une boîte de camembert. Un bouquet desséché de « Vergissmeinnicht(2) » était attaché au cadre par un ruban bleu et, quand elle contemplait cette attendrissante image, Fräulein avait toujours la larme à l’œil. Elle espérait beaucoup que son élève se marierait assez vite pour qu’elle pût retourner chez elle et convoler à son tour avec l’homme de ses pensées.
Mais les amours de Fräulein, le frivole égoïsme d’Albine et les foudres de Cher Grand-Papa étaient bien loin de l’esprit de Mélanie tandis que, serrant autour d’elle le châle de Rosa, elle regardait se dérouler la soirée de Mrs. Hugues-Hallets. Elle se sentait d’autant plus tranquille que sa mère n’y assistait pas : Albine avait choisi de se rendre à une réception chez le gouverneur de Jersey sur le yacht d’un ami anglais. Personne ne viendrait donc déranger l’occupante du grand cèdre.
À ce point de la réception, tout le monde venait de prendre place sur des petites chaises dorées disposées dans l’un des salons, celui où un grand piano trônait dans une sorte de baie vitrée abondamment garnie de plantes vertes qui rappelèrent à Mélanie le jardin d’hiver de son grand-père. Un homme maigre, en habit, s’installait sur le tabouret dont il avait réglé la hauteur et, presque aussitôt, un personnage corpulent, au visage plein barré d’une impressionnante moustache et coiffé de cheveux noirs frisés, fit son entrée sous les applaudissements chaleureux de l’assemblée : le grand Caruso allait chanter.
Il avait choisi, pour commencer, le grand air de « Martha » tiré d’un opéra du compositeur mecklembourgeois Friedrich von Flotow, qui connaissait une grande vogue depuis près d’un demi-siècle. La musique en était agréable, facile, d’ailleurs, et la voix célèbre résonnant sous les frondaisons de ce parc illuminé lui conférait un charme mystérieux auquel l’adolescente fut sensible bien qu’elle n’aimât guère les soirées de l’Opéra où sa mère était contrainte de l’emmener de temps en temps sur ordre de son grand-père. Sauf quand il y avait ballet, Mélanie trouvait insupportable la toilette qu’on l’obligeait alors à revêtir et qui était toujours celle d’une petite fille, alors même qu’elle atteignait presque la taille d’Albine. En outre, elle trouvait profondément assommant ce qui se passait sur la scène quand ce n’était pas du plus haut comique. Comment s’intéresser aux malheurs d’une Yseut de cent kilos ou brûler de passion pour un chanteur dont l’estomac remonté prouvait qu’il portait un corset ? À l’Opéra c’étaient toujours les agonisants qui chantaient le plus fort. Et quand un danger devenait pressant, au lieu de s’enfuir à toutes jambes, on commençait par en discuter ; quelquefois même on s’asseyait…
Le comble avait été atteint un soir, récent d’ailleurs, où Albine, furieuse, avait dû emmener sa fille prise d’un fou rire impossible à maîtriser. On donnait alors Sigurd de Reyer, une œuvre fortement inspirée par la fameuse Tétralogie de Richard Wagner. Et soudain, alors que le roi Gunther clamait avec majesté
Je suis Gunther, roi des Burgondes,
Prince du Rhin !
Sur ces campagnes fécondes
Que le grand fleuve germain
Arrose de ses eaux profondes
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