Née en Louisiane, elle avait été d’une extraordinaire beauté dont – dans son âge avancé car elle comptait quatre-vingt-dix printemps – il lui restait des traces frappantes. Celui ou celle qui lui était présenté ne l’aurait jamais imaginée si vieille tant elle prenait soin de sa personne. Son visage rose et frais, toujours habilement maquillé, restait le plus aimable qui se pût voir. En outre, à la tête d’une des fortunes les plus colossales d’Amérique, elle n’aimait rien tant qu’en faire profiter ses amis et, autour d’elle, s’assemblait une cour d’altesses plus ou moins royales, de grands seigneurs exotiques, de milliardaires américains et de ladies anglaises ravissantes qui semblaient provenir d’une toile de Lawrence, de Gainsborough ou de Dante Gabriel Rossetti car, pour être admis chez Mrs. Hugues-Hallets, il fallait être très noble, très intelligent, très brillant ou d’une très grande beauté. En fait c’était l’argent qui importait le moins à cette Hôtesse d’un autre âge qui, pendant la saison de Dinard, donnait chaque soir un dîner de trente couverts et chaque semaine un bal de trois cents personnes dans sa somptueuse villa du Moulinet. Ladite saison ne durait, il est vrai, que du 1er août au 8 septembre et ce bal-ci était le dernier, mais on devait y entendre l’illustre Caruso, un ami personnel de la maîtresse de maison et un habitué de la Côte.

Mrs. Hugues-Hallets fascinait Mélanie qui l’avait surnommée la fée des Lilas parce que, de toutes les couleurs tendres dont elle se parait, c’était le mauve qui avait sa préférence. Toujours vêtue à la mode des années 1880, elle affectionnait les toilettes de soies tendres et irisées invariablement ornées d’une « tournure » légère et d’une longue traîne qu’elle ramassait sur son bras d’un geste plein de grâce lorsqu’elle se déplaçait à l’extérieur. Elle se coiffait aussi de minuscules capotes couvertes de fleurs ou de fruits et nouées sous le menton par un ruban de velours assorti à la robe. Bien souvent ce jardin miniature se composait de grappes de lilas qui, jointes aux immenses écharpes de mousseline nuageuse que portait la vieille dame, conféraient à son personnage quelque chose d’irréel. Et Mélanie s’attendait toujours à lui voir brandir une baguette magique pour en changer les gens qui ne savaient pas rire, ou seulement sourire, en rats ou en crapauds… En effet, elle aimait la gaieté, la jeunesse et savait à la fois s’amuser et amuser les autres.

À la dernière Fête des Fleurs elle était apparue dans une petite voiture entièrement recouverte d’immortelles mauves et jaunes et surmontée d’une couronne royale faite des mêmes fleurs. Tout le monde avait beaucoup ri avec elle de cette plaisanterie. Mais cela c’était seulement sa vie publique. Beaucoup plus secrètes étaient ses charités et le bien qu’elle dispensait aux déshérités par l’entremise d’un vieil ami.

Installée assez loin sur sa grosse branche pour avoir franchi le mur, Mélanie apercevait l’enfilade des salons éclairés par des centaines de bougies car la maîtresse de maison trouvait la lumière électrique peu flatteuse pour le visage. Leurs petites flammes faisaient scintiller mystérieusement les lustres et les girandoles de cristal ainsi que les diamants des belles invitées. Une profusion de roses pâles cachaient à demi les boiseries d’un vert ancien et les jolis meubles tendus de satins brochés. Fidèle, en effet, pour sa toilette aux modes de son temps, Mrs. Hugues-Hallets partageait, en matière de décoration et de mobilier, les goûts du comte Boniface de Castellane. Tous deux appréciaient le charme du XVIIIe siècle et sa grâce légère à jamais disparue.

De son perchoir, Mélanie se laissait aller au plaisir de l’admirer, assise bien droite dans une bergère à oreilles, parée d’une robe de satin nacré à reflets roses et d’une quantité de perles magnifiques. Un collier-de-chien emprisonnait son cou et d’immenses sautoirs coulaient de ses épaules. Des perles encore à ses bras gantés très haut. D’autres enfin, en forme de poire, lui composaient un diadème qui se perdait dans un piquet de roses-mousse.

Une couronne de jeunes ladies en mousselines tendres, dont les longues jupes semblables à des corolles mettaient en valeur les tailles fines ceinturées de rubans, l’entouraient comme un parterre cependant qu’à l’entrée des salons les noms illustres se succédaient lancés d’une voix forte par un immense valet à perruque poudrée :

— Madame la princesse de Faucigny-Lucinge… Madame Victor Hugo… Son Altesse Royale le prince Louis d’Orléans-Bragance… Monsieur Jérôme Tharaud… Madame Judith Gautier… Sa Grâce Madame la Duchesse de Marlborough… Lord et Lady Cowley…

Lente, souriante et suprêmement élégante, la procession des invités venait saluer la vieille dame que son grand âge dispensait de se tenir debout à l’entrée des salons comme l’aurait voulu le protocole. Ponctué par les habits noirs des hommes, c’était un flot ininterrompu et chatoyant où, sur les gorges blanches, diamants, émeraudes, rubis, saphirs et perles étaient posés comme autant de papillons exotiques aux fabuleuses nuances. Le coup d’œil avait quelque chose de féerique et Mélanie regardait, regardait de tous ses yeux en attendant le feu d’artifice qui serait tiré tout à l’heure.

Elle se savait trop jeune pour participer à de telles fêtes et d’ailleurs ne le souhaitait guère. Elle ne rêvait même pas de ce premier bal qui aurait lieu à l’automne pour son seizième anniversaire parce qu’elle était certaine que ce serait assommant. Il n’y aurait pas de parc illuminé, pas de fusées jaillissantes, seulement le décor des salons de la rue Saint-Dominique et comme ce serait fin octobre on ne pourrait même pas ouvrir les fenêtres sur le petit jardin. Et puis, pas question de danser avec qui lui plairait mais uniquement avec les rares cavaliers qui auraient reçu la permission de l’inviter. C’est-à-dire qu’ils auraient été triés avec soin par sa mère et surtout son grand-père, ce terrible vieillard qui, plus encore depuis la mort de son fils, le père de Mélanie, menait de main de maître son cabinet d’agent de change et les autres affaires familiales.

Quand elle pensait au vieux Timothée Desprez-Martel, sa petite-fille n’arrivait pas à démêler quelle dose d’affection il lui inspirait. Peut-être parce qu’il l’avait toujours trop impressionnée…

En général on ne le voyait guère car, lorsqu’il n’était pas à ses affaires ou en mer et en particulier depuis qu’il avait perdu « Chère Bonne-Maman », il préférait de beaucoup s’enfermer chez lui avec ses livres et sa collection de tableaux mais il y avait tout de même des dates auxquelles on n’échappait pas. Par exemple, le Jour de l’An.

En cette circonstance, l’oncle Hubert venait chercher Mélanie et sa mère dans sa voiture électrique conduite par un chauffeur vêtu de peaux de bêtes et les amenait déjeuner dans le vieil hôtel des Champs-Élysées. La distance n’était pas grande mais, comme il faisait toujours froid, ces dames ne prenaient place dans le véhicule qu’au milieu d’un grand luxe de fourrures. Albine détestait ce moyen de locomotion dont son beau-frère raffolait mais Mélanie trouvait que c’était le seul épisode consolant de la journée, le reste étant d’une affligeante tristesse.

En effet, franchies la haute porte cochère enduite d’un vernis vert foncé toujours impeccablement entretenu et la cour pavée sur laquelle donnaient les portes des écuries, on pénétrait dans un univers consternant et vaguement sinistre qui aurait pu servir de décor pour Marie Tudor ou Les Burgraves de M. Victor Hugo. De hautes boiseries sombres travaillées à la manière d’un chœur d’église, les stalles en moins, encadraient des fenêtres à vitraux rouge et bleu qui, lorsque les lourds rideaux de velours frappé à pompons le leur permettaient, éclairaient de taches sanglantes ou livides une infinité de bahuts tarabiscotés, de cathèdres et de portraits de famille où même les dames se croyaient obligées de prendre un air sévère. Il y avait aussi, sur d’épais tapis dont il était difficile de distinguer les couleurs, un imposant piano à queue en ébène verni dont la caisse d’harmonie disparaissait à demi sous une chape d’évêque retenue elle-même par trois gros livres reliés en rouge et abondamment dorés, quantité de sièges capitonnés aux couleurs indéfinissables, une vaste vitrine contenant la collection d’éventails anciens chère à Bonne-Maman et des tables juponnées sur lesquelles s’étalaient des boîtes, des flacons, des statuettes, cependant que dans un coin, érigé sur une colonne gothique et abrité par un aspidistra géant, un buste d’empereur romain posait sur toutes choses un regard vide que Mélanie trouvait féroce.

Le déjeuner, bien qu’il fût toujours exquis parce que Cher Grand-Papa tenait à la bonne chère et entretenait un cuisinier génial, représentait une rude épreuve. Il était servi sur une immense table d’abbaye, flanquée de quatre valets en habit noir, à un bout de laquelle le grand-père, sorte de géant à la barbe rouge et blanc, présidait du fond d’une espèce de trône. En face de lui, un siège du même genre mais drapé de crêpe funèbre marquait pour jamais la place de son épouse défunte, ce qui n’ajoutait rien à la gaieté de la réunion, en dépit des efforts de l’oncle Hubert. C’était un garçon qui aimait mener joyeuse vie et que les affaires n’intéressaient en rien. Aussi ses tentatives pour dégeler l’atmosphère tombaient-elles toujours à plat. Son père le considérait d’un œil de granit et bougonnait qu’il était inutile de farcir l’esprit de Mélanie avec des fariboles dépourvues d’intérêt.

— J’entends, martelait-il, qu’elle devienne une femme de devoir comme l’était ta mère. Puisque tu en es incapable il faudra qu’elle épouse un homme susceptible de me succéder et d’assumer mon empire.

— Père, minaudait alors Albine en égratignant sa glace au chocolat d’une petite cuillère de vermeil, vous êtes unique. Où voulez-vous que nous trouvions un autre vous-même ?