— Cela est inhérent à sa nature ! Même à l’agonie, je vous parie qu’il trouvera un moyen de discuter avec Dieu. Je gage qu’il se débarrassera de ses péchés sur le dos de quelqu’un d’autre : sa femme par exemple qui, en bonne Lorraine, ne cesse de chanter la gloire des ducs de Guise et de leurs droits à la couronne ! Elle est stupide, mais elle en trouve de plus stupides qu’elle pour l’applaudir !
— Oh, je ne gardais pas beaucoup d’illusions sur lui, mais voir ceux que j’aime, à commencer par mon propre frère, ouvrir à l’ennemi les portes du royaume et demander son aide pour le ravager, voilà ce que je ne puis souffrir… et encore moins comprendre !
— Les hommes sont difficiles à comprendre…
— Et à nous ils ne laissent que des larmes, le jour où leur tête roule sur un échafaud tendu de noir ! Dans notre famille, on finira par en prendre l’habitude… Quant au peuple qui se disposait à adorer le Roi, il a suffi de quelques affiches venimeuses pour qu’il recommence à gronder…
— Cela aussi est dans sa nature ! Savez-vous ce que vous devriez faire au lieu de vous ronger les sangs ? Venir de temps en temps avec moi chez la Reine. Vous savez combien elle aimait notre chère princesse Charlotte, nous en parlons souvent ! Venez donc ! Vous serez surprise !
Deux jours après, Isabelle gravissait les degrés du Palais-Royal encadrée par Mme de Brienne et Marie de Saint-Sauveur, qui, elle aussi, était une habituée et se montrait ravie d’emmener Isabelle.
— Vous verrez ! On y respire un air différent !
Et, de fait, la jeune femme eut peine à cacher sa surprise quand, introduite par Mme de Motteville – qui était la confidente dévouée d’Anne d’Autriche – et tenant la main de Mme de Brienne, elle entendit la Reine lui dire en la relevant de sa révérence :
— Je suis heureuse, duchesse, que vous ayez laissé Mme de Brienne vous amener ici, où vous veniez souvent jadis avec cette chère princesse ! Mais prenez place ! Vous connaissez tout le monde, je pense ?
Non sans surprise, la jeune femme reconnaissait en effet la duchesse de Vendôme née Vaudémont-Lorraine, dont la vie se partageait entre l’amour qu’elle portait à son époux César, fils d’Henri IV et de Gabrielle d’Estrées – qui d’ailleurs préférait les garçons –, et à son œuvre de rédemption des filles publiques qui la menait parfois dans les plus crasseux bourdeaux. Son César n’avait guère cessé de comploter. Quant à leur fils Beaufort, il était prêt à tout pour effacer Mazarin de la surface de la Terre, mais se contentait d’être l’idole du peuple et refusait l’alliance avec l’Espagne. Il y avait aussi la duchesse de Nemours, sa sœur, dont le sourire charmant fit rougir Isabelle : il n’était pas facile de se retrouver côte à côte avec l’épouse de son amant ! Pourtant Elisabeth se comporta comme si elles étaient amies de longue date… Elle vit aussi… Gondi ! A peine reconnaissable sous les moires cardinalices qu’il portait gonflé d’un orgueil proche de l’arrogance. Il sourit de toutes ses dents en offrant sa bague ornée d’un gros saphir aux lèvres des arrivantes :
— Monseigneur de Gondi ? ne put retenir Isabelle. Mais j’ignorais…
— Ma chère duchesse, sachez que je ne suis plus le même homme ! Ainsi de mon nom ! Je suis à présent le cardinal de Retz et tout au service de Leurs Majestés… et on ne peut plus ravi de vous revoir ! Nous parlions de vous hier encore avec le président Viole !
Dans cette atmosphère élégante et un peu feutrée, Isabelle passa un moment des plus agréables. La Reine se montrait charmante et, en outre, elle découvrit avec stupeur que son antichambre était le meilleur endroit pour se tenir au courant des opérations. Aussi y revint-elle plusieurs fois avec plaisir.
C’est ainsi qu’elle sut que les troupes royales commandées par les maréchaux de Turenne et d’Hocquincourt affrontaient celles des princes dans la région de Montargis. Il y aurait même eu bataille à Bléneau… Des nouvelles qui ne laissèrent pas d’inquiéter la jeune duchesse : son Châtillon en était à deux pas !
Mais elle n’eut même pas le temps d’en apprendre davantage. Le cardinal de Retz, après s’être entretenu un instant avec un de ses secrétaires, annonçait que le duc de Nemours, gravement blessé, avait été transporté à Montargis et réclamait un chirurgien.
Sa femme éclata en sanglots, gémissant et pleurant qu’elle voulait aller le rejoindre tout de suite !
— Dans l’état où elle est, c’est impossible, dit Mme de Brienne. Elle n’aura plus que le souffle en arrivant !
Aussitôt la décision d’Isabelle fut prise :
— Je vais l’emmener, moi. Depuis hier je pensais me rendre à Châtillon dont je n’ai aucune nouvelle. Je déposerai la duchesse à Montargis en passant ! Et quand je serai assurée que ma maison n’a pas subi de dommages, je reviendrai la chercher…
A l’aube du lendemain, le carrosse de voyage de Mme de Châtillon, que menait son cocher assisté de Bastille armé jusqu’aux dents, emmenait Mme de Nemours plus fébrile et larmoyante que la veille, qu’Isabelle s’efforçait de réconforter mais ce n’était pas facile : cette malheureuse adorait visiblement son volage époux et sa compagne ne pouvait se défendre d’un remords en pensant qu’à son dernier passage à Paris, Nemours n’avait sans doute accordé que peu d’instants à sa femme alors qu’il lui avait consacré une nuit entière. Et quelle nuit ! Même si elle s’était terminée par une rupture, elle laissait un souvenir trop brûlant pour qu’Isabelle pût l’effacer de sa mémoire. Dans une autre voiture suivaient Agathe de Ricous, la camériste de Mme de Nemours et le chirurgien que la duchesse de Vendôme envoyait à son gendre.
On fut à Montargis à la tombée de la nuit. La ville s’était transformée en camp retranché, mais l’officier qui veillait à la porte nord accueillit les voyageuses avec beaucoup d’égards et même se montra optimiste. L’état de Nemours, que l’on avait installé au château, n’avait pas empiré. Après quoi il les fit escorter jusqu’au poste de garde où l’on s’occupait d’allumer les feux. Mais à peine y fut-on que la pauvre éplorée parut ressusciter et, oubliant Isabelle, exigea d’être menée sur l’instant à son époux… et seule avec le chirurgien. Isabelle resta dans la salle voisine, où brûlait un bon feu et où M. de Pons, qui les avait reçues, s’occupait d’elle avec empressement après avoir mené Mme de Nemours au chevet du blessé. Il lui proposa du vin chaud pour la réconforter. Ce qu’elle accepta volontiers…
Il venait à peine de s’éclipser quand, à sa stupeur, elle vit Mme de Longueville sortir de la chambre et qui ne cacha pas sa surprise :
— Tiens ? Vous êtes là, vous ? On ne m’en a pas informée !
— Pourquoi l’aurait-on fait ? Commanderiez-vous ici ?
— En l’absence de mon frère, chacun m’y obéit !
— Vraiment ? Et où est Monsieur le Prince ?
— Même si je le savais, je ne vous le dirais pas ! Et d’ailleurs vous n’avez pas répondu à ma question : quelle est la raison de votre présence ?
— C’est moi qui ai amené Mme de Nemours ! Satisfaite ?
— Il fallait bien que quelqu’un s’en soit chargé ! Pourquoi pas vous ? D’autant que votre boueux Châtillon n’est pas loin ! Aussi pouvez-vous repartir !
— Pas avant d’avoir eu des nouvelles !
— Oh, si ce n’est que cela ! Une mousquetade a atteint le duc à la hanche. Il souffre, mais ses jours ne sont pas en danger ! Je vous donne le bonsoir !
Emportée par la colère et incapable de supporter plus longtemps l’insolence de cette harpie, Isabelle s’élança, prête à gifler ce visage dont le sourire la narguait quand une main vigoureuse la retint, tandis que la Longueville sortait en haussant les épaules.
— Non ! Ne faites pas cela ! Vous le regretteriez, car c’est indigne de vous ! Même si c’est amplement mérité…
Elle reconnut alors François de La Rochefoucauld, l’amant en titre d’Anne-Geneviève. Un La Rochefoucauld plus ténébreux que jamais !
— Vous êtes là, vous aussi ? Une vraie réunion de famille ! Mais… que voulez-vous dire ?
— Que nous sommes trahis l’un et l’autre, Madame, et que je ne suis céans que pour en recueillir la preuve !
— A vous voir, j’ai peine à croire que vous plaisantez !
— Je n’aime pas plaisanter ! Nous sommes trahis l’un et l’autre ! Nemours est l’amant de Mme de Longueville ! Pourquoi ne nous vengerions-nous pas de concert ?
C’était tellement inattendu qu’Isabelle se permit un bref éclat de rire :
— Mille grâces, Monsieur ! Je préfère des vengeances plus réfléchies et moins faciles ! Et je saurai attendre ! Voulez-vous prier d’avancer ma voiture ! Je repars pour Châtillon !
— Par pitié… pour vous-même, n’en faites rien ! La région vient de subir une bataille. Elle n’est pas sûre en plein jour. Imaginez ce qu’il peut en être à la nuit !
— Bien ! Je ne resterai en ce lieu ni pour or ni pour argent, mais je ne veux pas que vous ayez souci de moi : pour cette nuit, je vais demander asile au couvent des Filles Sainte-Marie que je connais !
— Merci ! Mais faites mieux encore ! Souffrez que je vous escorte jusqu’à vos domaines… Et n’y voyez que l’offre d’un ami ! Vous en aurez besoin… Croyez-moi !
Elle avait accepté pour ne pas le désobliger, mais elle n’en fit rien. Devinant que quelque catastrophe l’attendait au bout du chemin, elle ne voyait pas quel réconfort elle pourrait attendre de cet homme à la beauté d’ange déchu mais habité par une soif trop amère pour qu’elle voulût courir le risque de s’en rapprocher davantage… Et si elle alla demander l’hospitalité du couvent, elle n’en ordonna pas moins à Bastille de se tenir prêt à partir dès le lever du jour.
Le premier rayon d’un soleil timide la trouva sur la route défoncée par les charrois militaires. La guerre s’inscrivait en traces sinistres sur cette jolie région, hier encore si séduisante. Et, à mesure qu’elle progressait, elle sentait son cœur peser plus lourdement dans sa poitrine. Assise auprès d’elle, Agathe priait en silence. Elle-même en était incapable ! Ce n’était partout que champs dévastés, chaumières pillées, voire brûlées, paysans sans doute réfugiés dans les bois car aucun ne se montra. Partout la ruine ! Partout la misère ! Sur le siège, elle pouvait entendre Bastille gronder et jurer…
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