Ce n’était pas le cas de Marie. Aussi rousse que son amie était brune, mais dotée d’un charmant visage et de magnifiques yeux bleus, elle offrait avec Isabelle un assez joli contraste qui ne manquait jamais de soupirants. A commencer par le frère d’Isabelle qui, trouvant la jeune veuve tout à fait à son goût, entreprit de lui faire une cour pressante.

Durant ces quelques semaines d’été auxquelles la majorité royale allait apporter une sorte de point d’orgue, on les vit beaucoup ensemble, dans les salons ou aux endroits élégants comme le célèbre traiteur-pâtissier-glacier Renart, qui tenait ses assises à l’extrémité des jardins des Tuileries et chez qui la Reine elle-même ne dédaignait pas de se rendre.

Le début de septembre ramena à Paris tous ceux – ou à peu près – qui s’étaient mis au vert dans leurs châteaux. Pour sa part, Isabelle s’était contentée d’emmener Marie visiter Mello, ce qui lui permit d’embrasser un fils dont elle était fière tant l’enfant était beau. Elle sut ainsi que Chantilly ressemblait à une ruche vers laquelle convergeaient les mécontents qui avaient plus ou moins à se plaindre du pouvoir ou qui faisaient semblant de l’être dans l’espoir d’une nouvelle Fronde qui pourrait être fructueuse.

Cependant Condé demeurait à Saint-Maur avec sa sœur et son frère Conti. A l’hôtel de Brienne où Isabelle effectuait de petits séjours, on savait en gros que, si Mme de Longueville générait une intense activité, Monsieur le Prince demeurait songeur durant de longues périodes.

— Il est impossible de savoir ce qu’il pense ! soupirait Bouteville. Même à moi il ne dit mot !

— Et à sa sœur ?

— Guère plus. Il s’enferme… Mais parfois on l’entend jouer de la guitare !

— Et Longueville supporte cela ?

— Elle sait qu’il y a des moments où il peut être… presque dangereux de l’importuner !

L’avant-veille de la date fatidique, Isabelle remit une lettre à François.

— Ce n’est que pour lui seul, précisa-t-elle.

— Soyez sans crainte, personne d’autre ne la lira ! promit le jeune homme en l’embrassant.

Puis, redevenu sérieux :

— N’oubliez pas cependant, Isabelle, que je suivrai sa fortune. Quelle qu’elle soit !

— Je sais ! Et il ne me reste qu’à prier Dieu de vous garder !

Sans trop savoir pourquoi, elle avait les larmes dans les yeux en le regardant s’éloigner…

Le message ne contenait que peu de mots : « Je vous aime et serai à vous ce soir même si vous jurez fidélité à la France et à son Roi ! Isabelle. »

Un soleil éclatant inonda Paris dès le matin de ce septième jour de septembre. Toute la ville était dehors, contenue par les longues files de Gardes suisses et de Gardes françaises de chaque côté des rues menant du Palais-Royal au Parlement. Naturellement il y avait du monde sur les toits et aux fenêtres, cependant que la Cour assistait au départ dans les jardins mêmes du palais. Au premier rang Isabelle et ses deux compagnes attendaient elles aussi. Tous les grands officiers de la Couronne étaient présents… sauf un seul dont l’absence lui serra le cœur…

— Le jeune Conti est là, souffla Mme de Brienne. C’est peut-être suffisant.

— A condition que Condé soit mourant !

Elle était de plus en plus inquiète.

Le Roi parut, salué par une acclamation. Mince, droit et élégant dans un habit tellement brodé d’or que l’on n’en voyait pas la couleur, le soleil le faisait rayonner. Un panache de plumes blanches à son chapeau, il sourit à sa Cour tandis qu’on lui amenait son cheval, un barbe isabelle, plein de feu…

Il allait se mettre en selle quand le prince de Conti s’approcha et, en saluant profondément, lui tendit une lettre de son frère aîné en murmurant quelque chose qu’Isabelle n’entendit pas. Son cœur battait à tout rompre, résonnant jusque dans ses oreilles…

Le Roi fronça le sourcil, prit la lettre, mais, au lieu de l’ouvrir, il la tendit à un écuyer.

— A M. de Villeroy ! Je verrai cela plus tard…

En cavalier consommé, il s’enleva en selle, fit volter son cheval et, en franchissant le seuil du palais, ôta son chapeau qu’il garda à la main « afin de saluer mon peuple ! », expliqua-t-il plus tard. Et, suivi du carrosse, doré lui aussi, où avaient pris place celle qui devenait la Reine mère accompagnée de son fils cadet et de Monsieur, il franchit enfin la voûte, déchaînant la vibrante ovation qui allait l’accompagner tout au long du parcours. Il était jeune, il était beau comme l’espérance et ce peuple qu’il avait connu si hargneux tomba d’un seul coup à ses pieds…

Au Parlement, après que le Chancelier l’eut accueilli, sa mère lui remit le pouvoir monarchique en une courte allocution à laquelle il répondit :

« Madame,

« Je vous remercie du soin qu’il vous a plu de prendre de mon éducation et de l’administration de mon royaume. Je vous prie de continuer à me donner vos bons avis et je désire qu’après moi vous soyez le chef de mon Conseil. »

Avec ensemble, les parlementaires, un genou en terre, rendirent l’hommage à leur souverain. La Reine voulut en faire autant, mais il l’en empêcha en l’embrassant.

Cependant Isabelle, laissant ses deux amies participer à la fête du Palais-Royal, choisit de rentrer. En elle la colère le disputait au chagrin, mais elle ne pleurait pas. Les yeux secs, tordant ses gants entre ses mains, elle aurait voulu pouvoir hurler afin d’alléger ce poids qu’elle portait au cœur.

— L’imbécile ! grondait-elle entre ses dents. Le redoutable imbécile ! Comment n’a-t-il pas compris qu’en se conduisant ainsi il va ouvrir une nouvelle guerre civile risquant de ruiner la France, et qu’en mettant son épée au service de l’ennemi, lui le vainqueur de Rocroi, il va salir cette épée si glorieuse ?

Elle aurait donné cher pourtant pour savoir ce que contenait cette maudite lettre, mais ne doutait pas un seul instant de qui l’avait dictée. Cela signifiait que non seulement elle n’exprimait pas le moindre regret, mais qu’en plus on avait dû la rédiger avec cette insolence à la limite de la stupidité qui caractérisait la Longueville ! Condé aurait encore de la chance si une vingtaine de mousquetaires n’allaient pas, ce soir même, s’assurer de sa personne !

Rentrée à l’hôtel de Valençay, elle passa sa journée à tenter d’user sa colère à laquelle se mêlait une amère douleur en pensant à son frère ! Celui-là s’apprêtait à sacrifier sa vie encore à son aurore pour attacher sa fortune à celle de celui qui n’était plus qu’un ancien héros ! Si seulement, au lieu d’envoyer Conti, il était venu lui-même ! S’il avait pu voir ce jeune homme si manifestement royal, elle était certaine qu’il aurait suivi les autres… tous les autres ! Tomber à genoux ! A condition, évidemment, de ne pas se croire « l’égal des dieux » !

La suite lui apprit qu’elle avait raison. Le lendemain même, Condé, comme si de rien n’était, prétendit s’opposer à la formation d’un nouveau ministère et Monsieur, toujours fidèle à lui-même, voulut l’appuyer. Mal leur en prit. Le Roi demanda les sceaux au chancelier Séguier et signa la nomination des trois hommes qui devaient entrer au Conseil. Il y avait vraiment quelque chose de changé au royaume de France. Encore fallait-il le comprendre  !

Monsieur se hâta de faire patte de velours en se présentant dès le lendemain au lever de son neveu. Au même moment, Condé, furieux, partait pour Chantilly afin d’y mettre à exécution les plans prévus tandis qu’il rongeait son frein à Saint-Maur. Il renvoya sa femme et son fils à Montrond, confia à François de Bouteville le commandement de la place de Bellegarde puissamment armée, chargea sa sœur de « recruter des soldats » – ce qui peut paraître étrange –, mais aussi de se concerter avec l’Espagne. Après un ultime conseil de guerre, il donna ses derniers ordres dont le principal était la levée des troupes. Lui-même devait quitter Chantilly dès le lendemain pour se diriger vers le Midi.

Depuis la veille, Isabelle, prévenue par les quelques mots d’adieu que lui avait fait tenir son frère, était revenue à Mello où elle s’était hâtée d’ordonner de hisser ses couleurs signalant sa présence. Après avoir assisté à la remise de la fameuse lettre par Conti, elle redoutait le pire et le court billet griffonné par François n’était pas pour la rassurer. Ne restait-il qu’une toute petite chance de retenir les deux hommes qu’elle aimait le plus au monde sur la pente de la haute trahison, il fallait qu’elle la tente. Aussi, pour être certaine que Condé saurait sa présence, envoyat-elle Agathe bavarder avec son mari. Puis elle attendit après avoir pris les mêmes dispositions qu’à leur dernière entrevue nocturne. Mais cette fois sa robe était d’épaisse soie blanche sans autre ornement qu’un piquet de roses tardives au creux de son décolleté. Quant à son corps, elle en avait pris un soin aussi méticuleux que pour une nuit nuptiale – bain, massages, etc. – et elle embaumait la rose fraîche. Cependant elle avait passé, sur sa robe, un peu trop échancrée peut-être, un mantelet en faille verte à manches courtes. Puis elle attendit, à l’endroit de leur dernière entrevue.

Il était minuit juste quand il s’encadra dans le chambranle de la porte, plus sombre encore que d’habitude.

— Quelque chose me fait supposer que vous m’attendiez ! dit-il.

— Ce quelque chose avait raison. J’ai appris que vous partiez… pour longtemps sans doute ?

La voix était dure, le ton amer et, dans les yeux fauves, brillait une lueur qu’Isabelle n’y avait jamais vue. Cependant elle esquissa un sourire en versant du vin dans un verre.

— Pour atteindre quel but ? Ravager un peu plus qu’il ne l’est déjà le beau royaume de France ? Jeter son jeune Roi à bas de son trône ? Pour mettre qui à sa place ? Ce pleutre de Monsieur qui tourne à tous vents ? Mauvais marché pour la France ! Ses ambitions brouillonnes ont laissé derrière lui la trace sanglante de ceux qui ont fini sur l’échafaud pour avoir servi ses délires pendant qu’il comptait les pièces d’or qu’avaient coûtées au Trésor ses « scrupules » de dernière minute ?